Albatros, drame français coécrit et réalisé par Xavier Beauvois, 2021. Avec Jérémie Renier, Marie-Julie Maille.
Thèmes
Salut, espérance, pardon.
Épousant la rythmique classique, mais éprouvée création-décréation-recréation, le huitième film du réalisateur et coscénariste de Des hommes et des dieux (2010) offre un poignant itinéraire de rédemption.
En effet, Albatros s’ouvre sur une fête et s’achève par l’événement inaugural qui fonde toutes les fêtes. Plus encore, il commence par une demande et une promesse de mariage, et il s’achève par la réponse et l’accomplissement de ces épousailles. Entre les deux se produira le pire des drames : non pas la mort subie (même lorsqu’il s’agit de celle d’un enfant), mais la mort infligée. Parce que, selon le mot décisif de Platon, « il est pire de commettre l’injustice que de la subir ». Même si le meurtre est, ici, en grande partie involontaire.
Toute la première partie raconte, sur mode quasi-documentaire, la vie, publique et privée, d’un gendarme dans le pays de Caux. Peu à peu, nous découvrons un homme droit, fidèle, salué par ses supérieurs comme un « bon gendarme », attentif à ses collègues (« Deux contre un, on va au Kébab ! ») et attentionné vis-à-vis de sa famille, patient avec son épouse indécise et présent à sa fille demandeuse. Sans cacher ses fragilités et ses zones d’ombre (comme sa susceptibilité, son besoin de reconnaissance ou sa difficulté à connecter avec ce qu’il ressent, attesté par la séance avec la « psy »).
Laurent n’est pas seulement un homme juste, c’est aussi un homme donné. Il ne mesure pas sa vie uniquementà ce qu’il doit, mais à ceux dont il se sent responsable – et ce souci est sans mesure. C’est ainsi qu’il s’inquiète de Julien, multiplie les tactiques pour le retrouver, jusqu’à l’imprudence, peut-être jusqu’à l’intrusion que le fermier lui reprochera.
C’est alors que survient l’irréversible et l’irréparable. Xavier Beauvois ne se contente pas de mettre en scène le malheur et l’injustice minant le monde paysan. Il ne donne pas qu’à voir, par une judicieuse direction et une minutieux jeu d’acteur, ce que la psychiatrie appelle « sidération psychique » à la suite d’un traumatisme majeur : un Laurent vivant et joyeux devient blafard et se « zombifie ». Il ne décrit pas seulement une destruction extérieure : un homme qui donne en quelque sorte sa vie aux autres va être pris pour son contraire, un assassin qui a volé la vie d’un autre. Il ne montre pas uniquement, enfin, la mise en place d’un processus victimaire : à la faveur d’une erreur très excusable, la rage si légitime des agriculteurs transforme de manière moins excusable l’un des leurs en bouc émissaire. Il montre l’anéantissement intérieur d’u homme rongé par la culpabilité d’un acte dont il ne peut attendre nul pardon, puisque sa victime n’est plus. Sauf si… Mais n’anticipons pas.
Laurent sort peu à peu de sa paralysie mutique et de sa sidération dépressive. Face à la psychothérapeute, il nomme et résume sa souffrance intérieure : « Je voulais le sauver et je l’ai tué ». Mais, contrairement à ce que certains peuvent croire, la parole suffit très rarement à guérir. Ensuite, il pose des actes : dans un initiative hautement symbolique, il range et commence à aménager son grenier, c’est-à-dire le haut de sa maison. Par ailleurs, il reçoit l’affection inconditionnelle et non jugeante de son épouse et de sa fille, alors qu’abîmé dans sa mélancolie, il ne peut rien leur donner en retour, voire les abandonnera.
Toutefois, ces dons ne comblent pas la faille abyssale qui s’est ouverte en lui. Comment l’autre pourrait-il remplir ce que lui seul doit venir colmater ? Voilà pourquoi il fait provisions et paquetage, paie le bateau d’un ami avec les économies de sa femme et part en mer, loin, pour accomplir le voyage vers Terre-Neuve de ses ancêtres marins fécampois. Il part sur son Albatros, ce navire fait pour le tour du monde, afin de faire le tour de son monde intérieur. Il part affronter les éléments qui font rage au dehors pour mieux rencontrer la tempête qui gronde au dehors. L’autre extérieur, cette nature infinie, lui permet d’enfin entendre l’autre intérieur qu’un indicible surcroît de souffrance lui interdisait de rejoindre. Laurent cesse alors de fuir ce qu’il enfouit.
Surtout, survient le totalement improbable et l’absolument imprévisible : Julien.
Bénéficier d’actions médicinales (la voie psychologique) est plus qu’utile, mais insuffisant. Poser des actes vertueux (la voie éthique) est nécessaire, mais ne peut toucher l’intime de l’âme. Une seule voie, religieuse, est capable de redonner à Laurent la paix des profondeurs : le pardon. Certes, le pardon demandé, imploré auquel Julien répondre par un grave hochement de tête et qu’il scelle par un bref dialogue amical. Mais ce pardon émissif, actif, est précédé par un pardon reçu : la survenue, au plus fort de la tourmente de celui qui prend le gouvernail de son bateau et, littéralement, le sauve dans tous les sens du terme (selon la parole de Rose Dawson dans le Titanic).
Le rationnel objectera que l’apparition prétendue est une hallucination bien réelle : ayant subi une perte de connaissance, en plein stress, Laurent est en proie à une illusion ; quand il en sortira, il ne pourra que le reconnaître et s’effondrer.
Mais le rationnel est débordé par le raisonnable. Le cinéaste digne de ce nom est celui qui, filmant le visible donne à voir l’invisible. Toutefois, ce que le rationaliste veut démontrer, lui ne peut que le montrer. Et la multiplicité convergente des signes finit par asseoir une conviction puissante. Égrenons-en quelques-uns.
En sortant du port, au petit matin, dans la lumière aurorale d’un soleil gorgé de promesse pascale, nous apercevons, en hauteur, sous la caresse de la lumière, le profil aigu d’une église.
La fugace, mais décisive rencontre avec Julien s’opère dans le silence recouvert par les éléments. Nous ne pourrons que lire sur les lèvres tremblantes et le visage bouleversé de Laurent les deux syllabes qui articulent distinctement « pardon ». Or, si l’impossibilité d’accéder à ces paroles décisives s’explique matériellement par la tempête, elle doit encore davantage s’interpréter symboliquement. Dans le premier opus des Chroniques de Narnia et le deuxième livre du septénaire quant à l’ordre chronologique (Le Monde de Narnia : Le Lion, la Sorcière blanche et l’Armoire magique, 2005), Lewis met en scène la confession en montrant un échange vu de loin, dont nous n’entendons rien et ignorons tout du contenu, car il appartient au secret du cœur pardonné (celui du pénitent) et au mystère encore plus grand du Cœur pardonnant (celui de Dieu).
Et comment ne pas noter la transfiguration du visage du gendarme devenu marin qui, enfin, à nouveau, sourit et, plus encore, renaît à la vie ? La boucle à 180 degrés qu’il fait accomplir à son bateau dans une luminosité génésiaque est symbolique de ce que, de manière si imagée, la foi appelle conversion (qui, dans sa signification originelle, est un retournement : que l’on songe au sens du terme dans la technique du ski) ou repentir (qui, toujours étymologiquement, veut dire « changer de pente ») : « Je reviens ». Auparavant, en réparant l’Albatros endommagé par la tempête, en le dégorgeant de son eau et en repliant les voiles, Laurent atteste que c’est bien tout son être dématé qui est métamorphosé.
Soulignons encore trois autres indices. De mutique, le film devient peu à peu musique. Alors que la bande son ne nous a donné à entendre que les riches bruits de la vie normande, puis la rumeur de la mert toujours recommencée, maintenant sur un océan Atlantique pacifié, éclate un air de haute portée et de sublime élévation : le Requiem en ré mineur de Fauré – qui lui-même fait écho et contrepoint à la mélodie douloureuse, mais religieuse du Stabat Mater dolorosa de Pergolèse précédemment entendu.
Par ailleurs, le long-métrage multiplie les grands plans immobiles et volontiers symétriques. Relevons-en trois qui eux-mêmes sont mis en abîme. Un premier, centré exactement sur les capitales « JUSTITIA » encadre le palais de la froide justice, précède l’entrevue glaciale de la juge qui, sans un mot de compassion ou de simple compréhension, assène son diktat. Un deuxième, tout aussi énantiomorphe, qui filme les vagues déchaînées que les longs bras des deux jetées ne peuvent contenir, accompagne la houle qui submerge celui que la culpabilité désespère. Après ces tableaux (au sens le plus pictural du terme) de glaciale justice et de bouleversante colère, le film s’achève ou plutôt s’accomplit dans une troisième œuvre, toujours bilatérale : au centre des deux digues baignées dans le glorieux soleil matinal, le frèle voilier portant son fragile nautonier rentre victorieusement au port, attendu, voire appelé, par sa petite fille qui, aimante et compatissante, a toujours cru à son retour (nous y reviendrons), et par l’épouse enfin épousée qui, ayant pardonné le si douloureux abandon, apparaît dans sa robe nuptiale encore plus immaculée que le bateau. Or, depuis un certain dimanche matin d’avril de l’année 30, toute aurore participe de l’aujourd’hui éternel de la Résurrection.
Enfin, comment ne pas entendre résonner les harmoniques du terme albatros ? Le bateau condense tout l’amour paternel transmis de génération en génération, et le rêve toujours refoulé de celui qui demeurait fidèle jusqu’à la mort à son devoir d’état. La maquette condense à son tour toute la frustration accumulée par la femme et mère abandonnée (dans un processus métonymique que l’on pourrait appeler « syndrome de la Pomponette ») dont la vie désamarée chavire. Il médiatise aussi le muet appel et la vibrante espérance d’une petite fille qui, se refusant à devenir orpheline, appelle du fin fond de la terre ce père qui se perd au fin fond de l’océan. Et qui n’a songé au sonnet éponyme de Baudelaire ? La métaphore inspirée ne s’étend-elle pas à tout homme, artiste de sa vie, et surtout ne s’élève-t-elle pas vers Celui qui nous a fait pour lui et donc le cœur est sans repos tant que le nôtre ne repose en Lui ?
Les multiples signes religieux que, discrètement, Beauvois évoque, ne convoquent-ils pas Laurent avec douceur à ce retournement, voire ne le provoquent-ils pas à plus grand que lui ?
Pascal Ide
Laurent (Jérémie Renier) est commandant de la brigade de gendarmerie d’Étretat. Il va bientôt se marier avec Marie (Marie-Julie Maille) dont il a une petite fille, Poulette (Madeleine Beauvois). Son quotidien, avec ses subordonnés, Quentin (Victor Belmondo) et Carole (Iris Bry), est partagé entre les suicides du haut de la célèbre falaise, les violences conjugales, le débat autour des violences policières, la grogne des agriculteurs délaissés. Justement, l’un d’eux, Julien (Geoffroy Sery) se trouve en pleine détresse dépressive, face à des contraintes administratives tâtillonnes de plus en plus insupportables.
Un soir, il est appelé avec Quentin auprès de Julien qui, ruiné, veut se suicider. Lui tirant dans la jambe pour l’en empêcher, il rompt l’artère fémorale ; malgré les secours appelés d’urgence, l’éleveur meurt sous ses yeux. Laurent, prostré, plus, sidéré, sombre dans un silence de plus en plus enfermé. Ni l’affection de Marie, ni celle de Poulette n’arrivent à le rejoindre. Bientôt, la grogne paysanne crie aux « gendarmes assassins » pour en faire les têtes de turc de toute leur amertume. Cet homme droit à fort idéal pourra-t-il surmonter cette crise majeure ?