A Beautiful Day
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Pays:
franco-britannique
Année:
8 novembre 2017
Thème (s):
Salut
Durée:
1 heures 30 minutes
Directeur:
Lynne Ramsay
Acteurs:
Joaquin Phoenix, Ekaterina Samsonov et Alessandro Nivola
Age minimum:
12

A Beautiful Day (You Were Never Really Here) est un thriller et un drame franco-britannique de Lynne Ramsay, 2017. Avec Joaquin Phoenix, Ekaterina Samsonov et Alessandro Nivola.

Thèmes

Salut.

Le changement de titre est trompeur, du fait de la continuité de la graphie anglaise, et malheureux – le distributeur français a délaissé You Were Never Really Here (« Tu n’étais jamais vraiment là ») et opté pour la dernière phrase du film : A Beautiful Day –. En revanche, une fois n’est pas coutume, la phrase d’accroche sur l’affiche offre une précieuse clé d’interprétation : « Le Taxi Driver du xxie siècle ». À condition de la prendre en totalité, honorant continuité et nouveauté, pour les différents protagonistes : le justicier – Travis Bickle (Robert De Niro) psychiquement pulvérisé par la guerre du Vietnam et Joe par la guerre en Irak –, la victime – Iris « Easy » Steensma (Jodie Foster) et Nina – et les coupables – d’un côté, le proxénète, le tenancier de l’hôtel de passe et le client, Charles Palantine (Leonard Harris) ; de l’autre, les sénateurs Votto et Williams (Alessandro Nivola) –.

 

Le stress post-traumatique induit par la guerre que subit le soldat devenu justicier était peu clairement identifié et encore moins souvent mis en scène à la sortie de Taxi Driver. Quarante-et-un ans plus tard, il est désormais bien connu et fréquemment représenté au cinéma, en ses signes, ses causes et ses effets.

L’origine est complexe : irréductible aux seuls événements belliqueux, cette pathologie psychiatrique grave survient d’autant plus aisément que les images insoutenables de la guerre n’ont pas été soignées après et frappent un terrain miné auparavant. Or, A Beautiful Day nous donne à voir de brefs flash-back de trois ordres : une enfance traumatisante entre un père despotique jusqu’à la violence et, en creux, une mère asservie jusqu’à être réduite à l’état d’ilote ; les atrocités d’une guerre où tuent non seulement les adultes, mais aussi les enfants, un conflit qui détruit encore plus les psychismes que les corps ; encore plus récent, un passé-passif douloureux d’agent du FBI confronté à des corps de jeunes filles, probablement prostituées, sadiquement entassés. Le corps massif, omniprésent de Joaquin Phoenix – dont la performance fut justement saluée par le Prix d’interprétation masculine – résume à lui seul cette histoire tourmentée : non seulement par ses innombrables cicatrices chéloïdes, mais par sa démarche pesante jusqu’à l’inertie, sa face hirsute et mutique jusqu’au faciès.

Le scénario (qui fut aussi écrit par la réalisatrice de Ratcatcher) déroule aussi les conséquences, c’est-à-dire la manière dont le psychisme de Joe, simple jusqu’à être rudimentaire, a survécu à ses multiples blessures : il s’est protégé en protégeant. De même qu’il sauve la mère qui n’a pu le sauver et qu’il n’a pu sauver, de même sauve-t-il ces jeunes filles que, policier, il n’a pu sauver. Son entremetteur l’a bien saisi, sans pour autant sembler manipuler l’enfant traqué devenu adulte traqueur. Selon un mécanisme de répétition où Freud a cru lire l’existence en l’homme de pulsions de mort (la vie, c’est l’irruption de la nouveauté, la mort le retour du même), Joe n’a pas trouvé d’autres moyens pour se libérer des fantasmes traumatiques qui le hantent sans rémission que de passer à l’acte, c’est-à-dire de les rejouer jusqu’à la compulsion. Certes, il a mis en place de multiples rituels, sous formes de troubles obsessionnels compulsifs, dont le plus patent est le comptage à rebours. Certes, il croit que se couper de la souffrance, c’est l’annuler. La réplique peut-être la plus longue de Joe concerne justement ces clivages : « Sais-tu ce qu’on dit du pacifique au Mexique ? Qu’il n’a pas de mémoire ». Mais ceux-ci sont débordés contre les assauts imprévisibles et terriblement angoissants d’images sanglantes d’assassinat. Dès lors, Joe espère conjurer cette violence du dedans en la mettant en scène au dehors.

Mais c’est dans le « traitement » (la mise en scène) des signes que la cinéaste innove le plus. En se féminisant, la réalisation intériorise la pathologie, c’est-à-dire tente de nous la faire vivre de l’intérieur. Et susciter la compassion. Ce faisant, elle interdit le voyeurisme et le triomphalisme du plan-séquence au ralenti par lequel, non sans sa coutumière complaisance pour la violence, Martin Scorcese montre le carnage opéré par l’ex-Marine devenu héros. Ici, le spectateur ne verra jamais en direct une agression. Des attaques au marteau, il ne connaîtra que les effets ravageurs, sous des angles improbables et brouillés, parfois même sur des vidéos floues en noir et blanc. De la lutte pénible et peineuse contre le policier ripoux envoyé par Williams, on ne verra que la fin, et encore par son reflet en demi-teinte sur le plafond vitré. Non seulement Lynne Ramsay s’interdit toute complaisance exhibitionniste, mais elle cherche le plus possible à nous faire entrer dans la tête de son anti-héros et y réussit. De même que les plans sont hachés, au point de ne nous offrir que des morceaux du corps couturé de Joe, de même que la musique est syncopée et dissonante de Jonny Greenwood au point d’en être parfois réduite à des bruits et des coups, de même la psyché pulvérisée n’atteint que des fragments de passé et des hoquètements de futur. En ne nous donnant accès qu’à des éclats coupants de réalité, la caméra et la bande-son font éprouver jusqu’à l’étouffement notre besoin de totalité paisible en manque. En frustrant systématiquement le spectateur de plans larges, fixes et lumineux, la photographie nous fait peu à peu entrer dans l’angoisse qui emmure le héros fracassé. La ville elle-même, dans son vacarme diurne et sa perversion nocturne, devient la métaphore amplifiée de son cerveau en surchauffe qui, luttant contre l’invasion permanente de son délire, cherche désespérément une issue à son existence en lambeaux.

 

Les déplacements concernant les autres protagonistes sont encore plus limpides (sic !). Si c’est encore une frêle et blonde préadolescente qui fait les frais de la violence ordinaire (au sens de la banalité arendtienne du mal), la victime de A Beautiful Day a perdu son innocence : passivement, en ce que celui qui devrait la protéger, son père, se révèle être le premier prédateur (la fille fugueuse s’avérait fuir un géniteur pervers) ; activement, en ce que, peut-être instruite par la sauvagerie efficace de Joe, Nina a précédé le vengeur de la plus horrible manière.

Les leçons du féminisme ont été entendues : la femme n’est pas cet être inerme et inapte à se défendre ; elle peut se transformer en déesse vengeresse et ressembler dangereusement à Joe par son insensibilité : juste après son horrible meurtre au rasoir, ne mange-t-elle pas des pois verts qui ressemblent de manière inquiétante aux bonbons fluos dont le Marine raffole ? Voire, en affirmant avec autorité « It’s a beautiful day », que Joe répète en écho, n’est-elle pas en train de déjà dépasser son maître et l’entraîner non plus dans une fuite, mais dans ce qui deviendra une mission ? Le troisième déplacement tendrait à le confirmer.

 

De même que la victime perd son innocence – et la famille avec –, de même, mais en sens inverse, le bourreau perd toute ambivalence. La fin de Taxi driver laisse un goût doux-amer : elle fait entendre que le héros d’un jour demeure traumatisé pour toujours, qu’il pourra retourner sa violence contre l’ordre public. Ici, et c’est la nouveauté la plus dérangeante du film, le mal est clairement dénoncé comme incurable par les voies normales de la justice et le remède aussi nettement énoncé comme incontournable : le système politique est faisandé jusqu’en son cerveau (les deux sénateurs complices ont monté un réseau sadique et pédophile) et son système immunitaire (la police sensée protéger la population de l’arbitraire des puissants est elle-même corrompue). Seul nous protègera de cette « bande de brigands » (saint Augustin) qu’est l’État un justicier indemne de toute complicité puisqu’il est la première victime de l’appareil. La toute-puissance du politique despotique dont la modernité a accouché à son corps défendant, accouche à son tour de son terminator ou de son nettoyeur – Victor (Jean Reno), dans Nikita – qui retourne contre sa monstrueuse mère la violence subie qu’il ne peut métaboliser.

 

Est-ce la seule issue, désespérante, offerte par A Beautiful Day ? Ce genre de film semble voué à osciller entre deux issues : la mort du héros en mission ou, pire, son suicide après celle-ci. Si les trois autres longs-métrages que la cinéaste écossaise a tournés en vingt ans (Ratcatcher, Le voyage de Morvern Callar et le terrifiant We need to talk about Kevin) sont plutôt sombres, elle se refuse pourtant à ce pessimisme aujourd’hui de rigueur. Sans pour autant sombrer dans l’ingénuité : la scène ultime nous fait un moment accroire que la solution ultime (l’autolyse) sera la parole ultime, pour révéler au spectateur soulagé qu’elle n’était qu’un fantasme de plus de Joe. En effet, une telle fin aurait contredit une autre scène, peut-être la plus belle du film : l’enterrement (ou plutôt, l’en-lac-ement) de la mère. La plongée mortelle dans les profondeurs de l’Hadès accompagnant le suaire maternel s’interrompt soudain lorsque s’interpose le corps diaphane de Nina qui décide d’une remontée vers la vie dans la trouée de lumière (lux in tenebris). Le changement de sens (direction) devient la métaphore d’un changement de sens (signification). La passion d’amour brisé pour sa mère se transmue en compassion pour la victime. Déjà auparavant, Joe avait manifesté une empathie inattendue allant jusqu’au mimétisme (en s’allongeant par terre) pour le tueur qui avait avoué sa faute et dénoncé le coupable. Assurément, cette plongée suivie d’une remontée ne participe pas de la descente du Samedi Saint (le Christ a donné sa vie, il ne s’est pas suicidé), prémisses de la Résurrection. Mais elle emprunte à un schème universel de renaissance qui rime avec sens et pas seulement avec violence.

Si Taxi driver demeure ambigu vis-à-vis de l’autorité du politique (Travis cherche à abattre le sénateur Charles Palantine), le film cherche en tout cas le salut de son héros dans l’amour improbable de Betsy (Cybill Shepherd), qui se trouve être l’assistante du sénateur. Notre monde est aujourd’hui plus informé sur les impuissances intrinsèques du politique à offrir des raisons de vivre et libérer l’homme de ses aliénations. Mais il ne croit plus à la puissance salvatrice de l’amour (Joe ne fait que laisser des messages elliptiques jusqu’à l’inepte à son amour impossible, Janice). Quelque espérance ne pourra jaillir que d’une source plus intérieure, plus gratuite, voire plus transcendante.

De fait, quelques lueurs filtrent de ces ténèbres nauséabondes. Comme Léon (le même Jean Reno, dans un rôle pas si éloigné) du film éponyme de Luc Besson, mais en plus réaliste et en plus empathique, Joe est une brute violente et sanguinaire en qui bat un cœur d’enfant intouché par le mal commis et qui se laisse toucher par le mal subi (par le faible et le petit). Ce biface hante, ubiquitaire, le film. Le sac de plastique qui apaise les crises d’hyperventilation angoissée mime aussi un suicide. « McCleary vous dit sans pitié, demande-affirme Votto. – Je peux l’être », répond Joe avec une précision toute de vérité. Après avoir exprimé sa colère contre les manies maternelles jusqu’à rejouer à son insu la scène de la douche dans Psychose, Joe éponge patiemment l’eau de celle-ci. Avec sa mère bien-aimée, la compulsion des chiffres devient une chanson de lettres, l’alphabet une portée où s’accrochent des mots d’amour. Ainsi, même une enfance monstrueusement saccagée n’engendre pas nécessairement un monstre. Contrairement aux immondes hommes de pouvoir et pervers, Joe n’a donc pas assassiné son âme – âme qui se donne à voir dans sa bouleversante vulnérabilité lorsqu’il éclate en sanglots irrépressibles.

 

Dans le carrousel halluciné d’images fragmentaires qui ouvre de manière éprouvante le film, on voit un bref moment, Joe brûler une sainte Bible. Comment interpréter cette image fugitive jusqu’à en être furtive ? Peut-être comme une attestation du souci scrupuleux d’un killer-Dexter qui a appris à ne laisser aucune trace. Mais cela signifierait qu’il l’a touchée, donc qu’il l’a lue, y cherchant le sens qui manque si cruellement à sa vie. De fait, ne retrouve-t-on pas Joe un moment, un seul, en train de lire un gros ouvrage, ou plutôt de lire à rebours, comme de relire, en arrachant une page qui ne lui convient pas ? De cette sorte de lecture que l’on ne peut avoir qu’avec un ouvrage familier. Dans un corps à corps. L’image peut aussi être lue symboliquement comme la métaphore d’un monde non pas abandonné de Dieu, mais qui a abandonné Dieu. N’oublions pas que la parole fameuse : « Dieu est mort », est aussitôt suivie de l’aveu tellement révélateur : « Nous l’avons tous tué ! » (Nietzsche, Aurore, Aphorisme 126). Serait-ce le sens ultime autant du titre : You Were Never Really Here ? Ce qui sonne comme un douloureux reproche deviendrait alors un appel. Où Taxi Driver finit, A Beautiful Day commence…

 

Pascal Ide

Le film s’ouvre sur des gros plans fugaces : le visage de Joe (Joaquin Phoenix) immobile sous un sac de plastique ; l’essuyage méthodique d’un marteau ensanglanté ; une Bible brûlée dans une poubelle. Joe sort à la sauvette et se débarrasse violemment d’un jeune qui lui-même l’a agressé sans raison.

On le retrouve chez lui, avec sa mère (Judith Roberts), entre jeu, agacement et humble service. Il sort, erre dans la ville tentaculaire, revient à la maison. Joe rend visite à son employeur, John McCleary (John Doman) qui lui propose un nouveau contrat. Le Sénateur Votto (Alex Manette), en pleine campagne électorale, demande que l’on retrouve discrètement sa fille, Nina (Ekaterina Samsonov), qui vient d’être enlevée, en échange de 50 000 dollars en liquide. Plus tard, Joe rencontre Votto qui ajoute une autre demande : « Faites-les souffrir ». Pourquoi une telle demande ? Que cache cet homme politique en vue ? La question deviendra encore plus lancinante lorsque Votto sera retrouvé mort, atrocement assassiné et que Nina sera de nouveau enlevée.

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