Ready Player One, film de science-fiction américain, sous genre dystopique, de Steven Spielberg, 2018. Adapté du roman éponyme d’Ernest Cline, 2011. Avec Tye Sheridan, Olivia Cooke, T. J. Miller et Ben Mendelsohn.
Thèmes
Créativité, narrativité, numérique, virtuel.
Ce petit chef d’œuvre de créativité, mais aussi cette belle leçon de narrativité qu’est Ready Player One dévoile une facette insuffisamment soulignée de ce que j’appellerai l’esprit de Spielberg (et que, règle du jeu oblige, je ne révèlerai que plus loin…).
- La créativité se déploie bien entendu avec jubilation dans la profusion (qui n’est pas prolifération) des décors que l’on attend de revisionner, image par image, pour en accueillir la prodigue surabondance. Elle s’exprime plus encore dans une histoire neuve d’un monde qui, pour fuir un réel jugé trop nauséabond, a fait un bond dans le virtuel. Superbe scène d’ouverture qui, mieux que tout commentaire en voix off, nous montre tous les voisins de Wade, enfermés dans leur caravane et, plus encore, enfumés dans leurs lunettes et cadenassés dans leurs manques. Plus encore le travelling descendant (plan-séquence ?) symbolise cette fuite comme une chute : le héros lui-même peine à toucher terre et une réalité aussi encombrée de déchets que vide de relations.
Un doute pourrait pointer. Nul spectateur, même le plus jeune qui s’initierai au cinéma en initiant son histoire d’amour (ne parle-t-on pas d’amateur) avec lui par Ready Player One, ne peut ignorer que celui-ci mentionne ce que l’on appelle la culture pop (terme neutre quand il renvoie à « populaire », et assurément dépréciatif quand il fait signe vers « pop-corn »), ici les films et les jeux vidéos qui enchantent les spectateurs depuis les années 80. En particulier, il verra un digest des scènes-cultes de Shining, le thriller fantastique et horrifique de Stanley Kubrick (1980), la musique inspirée en moins.
En fait, la créativité s’atteste paradoxalement dans cette capacité à pouvoir nouer ensemble ces multiples inventions qui nous enchantent depuis la révolution hollywoodienne dont « papy Spielberg » (il a aujourd’hui 71 ans) fut, à l’époque, l’un des principaux artisans (cf. le classique Peter Biskind, Le nouvel Hollywood, trad. Alexandra Peyre, Paris, Le Cherche-Midi, 2002, rééd. sous le titre Le nouvel Hollywood. Coppola, Lucas, Scorsese, Spielberg… La révolution d’une génération, coll. « Points » n° 1958, 2008. Cf., en BD, Jean-Baptiste Thoret et Brüno, Le Nouvel Hollywood. D’Easy rider à Apocalypse now, coll. « La petite bédéthèque des savoirs » n° 7, Le Lombard, 2016). Un signe ne trompe pas. Combien de spectateurs, pendant le film, se sont écriés euphoriquement, pour eux-mêmes ou à destination de leurs voisins : « Retour vers le futur », « Overwatch », « Akira », « Batman », « Freddy Krueger », « Le Géant de fer », « World of Warcraft », « Aura Interactor », etc. Et comment ne pas se régaler à repérer les multiples allusions, tant aux films qu’aux jeux vidéos, parfois de quelques secondes, souvent noyés dans la masse échevelée des combattants (là encore, ils devront attendre patiemment le DVD pour les découvrir, en scrutant au ralenti chaque image, où les artistes numériques ont injecté à l’excès personnages et autres objets), s’émerveillant de l’humble effacement de quelques absents pourtant remarquables (je songe aux héros des propres films de Spielberg, au premier rang desquels Indiana Jones), et s’étonnant d’autres oublis (où trouver une référence à la trilogie Matrix ? J’y reviendrai). Mais, si certaines références sont éclatantes (la tentation au Faucon Millénium risque de devenir un classique !), avant de décréter une amnésie, les spectateurs devront demeurer attentifs aux messages en second degré, comme le prénom du « méchant »…
- Toutefois, le génie de Spielberg ne se rencontre jamais mieux que dans la ligne narrative limpide qui le caractérise et qu’il déploie avec le même bonheur dans ses films de science-fiction et ses films historiques (qui sont souvent des biopics). Peut-être l’histoire ne nous arrachera pas les larmes que tant d’autres nous ont faites verser (est-ce à cause de la sidération née du festival visuel ? Je ne sais). Quoi qu’il en soit, le réalisateur d’E.T. nous offre une nouvelle fois une formidable leçon de mise en intrigue. La longue introduction (bornée par l’apparition du titre) présente en mode accéléré et jouissif, non seulement la scène qu’est le monde de 2049, mais le drame qui s’y joue, en son but (la recherche d’un trésor) et en son chemin (la résolution des trois énigmes). Précisons, tant cette loi incontournable est aujourd’hui malmenée et tant son juste dosage concentre tout l’art du scénario réussi : ce grand conteur qu’est Spielberg montre assez le but et les étapes pour mettre en tension et susciter l’attente autant que l’attention ; mais il les dissimule assez pour que la surprise non seulement demeure totale, mais s’accroisse : en quoi consistera donc cet œuf de Pâques à ce point désirable que le génial Halliday en ait fait l’objet de toutes les convoitises planétaires ? Quelles seront ces trois épreuves à ce point insurmontables et ces énigmes à ce point indéchiffrables que, pendant cinq années, personne ne les surmontera et ne les résoudra ?
Mais il y a plus. Le film nous conte de multiples parcours qui sont autant de libérations signalées par les deux marqueurs affectifs les plus décisifs : la paix (qui souligne la plus grande unité) et la joie (qui signale l’entrée dans un bien, reçu ou donné). Contentons-nous d’en énumérer quelques-uns, sans prétendre être exhaustif, ni dans leur liste, ni, encore moins, dans leurs étapes qui ressemblent parfois à un roman d’apprentissage.
Le plus évident est le passage du virtuel au réel, qui encadre tout le film, depuis le plan-séquence inaugural jusqu’à la déclaration finale, un rien moralisatrice, sur le jeûne imposé couvrant pas moins de deux jours hebdomadaires (quel dommage qu’une partie du week-end n’ait pas été exceptée !). Ce passage est égrené de multiples prises de consciences des possibles porosités entre les deux mondes – la plus astucieuse étant celle qui permet aux jeunes joueurs de se jouer de Sorrento en lui faisant croire qu’il a rejoint le réel, alors qu’il mijote encore dans le monde numérique qui le simule…
Il y a aussi l’évolution de la solitude initiale (« Je suis anti-clan », martelle le héros) à l’amitié terminale (« Nous formons un clan »), qui devient aussi le meilleur moyen de conjurer le risque de dictature autocratique. Cette évolution-révolution se fait aussi par la révélation, au sens étymologique du terme (levée du voile), de ce que le richissime Sorrento, bien qu’à la tête d’une entreprise gigantesque toute dévouée à ses ordres, s’avère être un solitaire tyrannique.
Tout proche est le transit de l’esseulement réactif (là encore si bien symbolisé par l’empilement des habitations qui juxtaposent leurs isolements inhabités) au grand risque de la relation amoureuse. La superbe scène du bal des zombies, dans l’hôtel de Shining, montre que non seulement on ne peut s’approcher de l’autre qu’en sautant dans le vide, mais que, tant qu’on n’a pas tout tenté pour rejoindre l’aimée, l’on est voué à passer de morts-vivants en morts-vivants, voire de petites morts en petites morts. Tel est le drame de Halliday, aussi symbolisé par la rupture de la photo, qui est aussi la toute dernière image de ce film – image ajoutée au roman éponyme de celui qui portait les mêmes initiales que le cinéaste à la fois admiré et récusé –. Avec un brio étourdissant, Spielberg à la fois offre la clé de la deuxième clé de son propre film, métaphorise le traumatisme du créateur d’Oasis et propose une explication suggestive à l’image la plus énigmatique du film de Kubrick.
Il y a encore le chemin de la vengeance (elle est la motivation principale et d’ailleurs isolante d’Art3mis ; mais elle pourrait aussi être la tentation de Wade) à la justice (c’est la police qui, au terme, se charge du sort de Sorrento). Elle passe par le renoncement à cette forme moderne de violence subtilement voilée qu’est le machiavélisme. Telle est l’ultime épreuve dont le héros triomphe : en refusant de signer la lettre d’Anorak-Halliday, il refuse aussi de répéter l’erreur tragique que ce dernier a commise en écartant son ami : au nom du bien de sa société GSS, il s’est compromis à accepter le mal de l’exclusion ; or, telle est l’essence du machiavélisme : justifier les moyens déshumanisants au nom de la fin libérante.
Last but non least, nous est conté l’exode hors de l’auto-dénégation vers le consentement à soi-même : tel sera le chemin de Samantha qui, après avoir montré un avatar idéalisé de soi, le rend conforme à la réalité : la naissance de la tache signifie le consentement à la tache de naissance. Ce chemin ne pourra se faire que par l’accueil inconditionnel de Wade, s’incarnant dans son geste tout en délicatesse. Et sa générosité habituelle interdit de reconduire cet altruisme décentré au seul aveuglement suspect de l’amoureux. En passant, quelle allégorie de l’affranchissement d’une des principales maladies du numérique : l’idéologie-idolâtrie du look omniprésente sur les réseaux sociaux : la prétendue transparence démesurée des profils Twitter et Face-Book s’avère en réalité un tri soigneusement calibré de ses seules zones de lumière…
Comment cette somme d’intrigues compose-t-elle une seule histoire ? Comment ces multiples possibles ne font-ils pas au mieux se juxtaposer, au pire s’opposer ? À la chasse au trésor, Steven Spielberg réussit, comme à l’accoutumée, à joindre : les trois quêtes structurant l’humanité : la recherche du grand amour, l’amitié, la libération sociale et politique – toutes se concentrant sur les liens à l’autre, du plus étroit et du plus intime, l’amour, au plus large, l’unité nationale, voire mondiale, en passant par le lien privé qu’est l’amitié – ; l’enquête de la vérité mystérieuse qui prend la figure symbolique de l’énigme à déchiffrer ; la lutte du bien contre le mal, ici dans sa dimension planétaire qui adopte la structure ternaire universelle de l’origine béatifique, de la chute et de la rédemption, ici la figure de l’enfance, de l’échec et de la réussite ; la conquête de son identité ou de son centre qui, bibliquement, se trouve dans sa mission qui est décentrement de soi ; la réconciliation avec son origine qui, chez Spielberg, est incarnée par la paternité.
Voilà où réside le génie spielbergien de la mise en scène, ici porté à son comble : dans cette unité qui non seulement tresse ensemble les fils les plus divers, mais en efface la complexité sans en effacer la pluralité. Malgré un scénario surdopé non seulement en références, mais en lignes narratives, le spectateur ne fait pas d’overdose, ne se sent ni frustré, ni éclaté entre ces multiples centres d’intérêt. Le tour de force est d’autant plus admirable que, parfaitement maîtrisé, il passe inaperçu – tel le patineur qui enchaîne avec fluidité les mouvements les plus techniques et les plus esthétiques.
Mais allons plus loin. L’unité ne contredit pas la multiplicité et la respecte, parce qu’elle l’héberge ; et elle l’enveloppe, car elle hiérarchise. Ainsi, jamais Spielberg n’abandonne la trame narrative principale qui se subordonne toutes les autres : la recherche du trésor précieux, du précieux trésor. L’herméneute y découvre le méta-récit par excellence qui est toujours une aventure (ah ! Indiana Jones, le chercheur-professeur, qui avait signé le grand retour du film d’aventures) ; le métaphysicien y déchiffre le transcendantal qui précède, enfante et enveloppe tous les autres, le beau ; le théologien y discerne la métaphore vive du désir qui hisse et hausse l’homme à son altitude qui est toujours plus qu’humaine.
- Le récit unit en distinguant par la hiérarchie interne. Mais comment se nouent, chez Spielberg, la technique de la narration et l’art de la création ? Cette question apparemment abstraite qui ne doit préoccuper que les scénaristes en amont et disparaître dans le récit en aval, intéresse en réalité (sic !) grandement le spectateur qui, avant de le thématiser par sa tête, le ressent dans son cœur. Reposons donc la question : comment le cinéaste s’y prend-il pour raconter et faire rêver ? En quoi consiste donc cet « esprit » dont parlait l’introduction ? Il tient en un mot qui ne sera jamais trop à la mode : la reconnaissance !
Commençons par le plus extérieur : le brio brillant des multiples allusions cinéphiles et ludophiles. Ces clins d’œil adressés à ceux qu’enchantent les films et les jeux ne sont-ils pas aussi autant de clins-Dieu (Dieu étant ici le symbole du Donateur par excellence : cf. Jc 1,17), donc d’actes de gratitude de la part des spectateurs et des joueurs qui chantent la louange de leur réalisateur et concepteur ? Voilà pourquoi, abouchés à la source des bienfaits, ces voyages azimutés qui sont des hommages tous azimuts n’assèchent pas la nappe phréatique de l’inventivité. Et comme l’action de grâce ne va jamais sans l’humilité, Spielberg est à ce point reconnaissant qu’il fait du méchant de la première épreuve l’antique Donkey Kong, et non pas le plus récent et encore plus inquiétant T-Rex de l’aventure Jurassik Park (l’une des principales révolutions technologiques et cinématographiques des années 90, puisqu’elle a définitivement assuré la victoire du numérique et l’obsolescence des figurines), entraperçu lors d’un bref plan.
Après ce zoom très rapproché, effectuons deux brefs zooms arrières. L’ouvrage dont Spielberg a tiré le film et dont l’auteur, Ernest Cline, a co-écrit le scénario, est la création d’un de ses plus fervents admirateurs. Comment mieux le remercier qu’en mettant ses mots en images, en transformant l’écrit en écran ? Et si le réalisateur réussit ces épousailles entre création et narration qui sont l’ultime secret du scénario gagnant, c’est parce que son cœur réconcilié sait joindre l’amamnèse la plus liée à l’imaginaire le plus délié. Concrètement et sans jeu de mots, l’âme reconnaissante qui accueille ses héros avec bienveillance et veut les conduire vers le plus grand bien, au point d’espérer même des plus retors (qui n’a cru, un moment, à une ultime conversion de Nolan ?), libère son imagination de toute réaction amère et en mobilise toutes les ressources subcréatrices.
Cette dynamique de reconnaissance anime en partie ou en totalité, chaque héros. Limitons-nous à Art3mis et Ogden Morrow.
La gratitude permet à celle qui porte le nom de la vierge chasseresse et vengeresse, de sortir de son amertume et d’enfin accéder à l’amour. Touchée (physiquement autant qu’intérieurement) par Wade qui, gratuitement, la sauve du danger aussi inscrutable qu’insurmontable qui la guette (dans le personnage du Donkey Kong), elle donne gratuitement à son tour en le faisant rencontrer les Rebelles. Certes, en apparence, elle prend cette décision pour une autre raison : Art3mis-Samantha reprochait au geek son irréalisme idéalisant ; or, par la perte brutale et injuste de sa tante Alice, celle même qu’elle a connu par la mort de son père, Wade se heurte traumatiquement au réel. Mais il y a plus important et plus caché. Au terme de la première épreuve, le jeune homme n’a pas éjecté sa rivale contre son gré de sa moto (au fait, s’agirait-il d’une allusion à Tron ou à la stupéfiante poursuite de Trinity dans Matrix Revolutions qui nous manquait ?), mais a tendu un bras salvateur que la jeune fille s’est empressée de saisir, attestant une confiance déjà là, au-delà de toute rivalité. Dans ce tout premier contact (et l’on sait que, par les gants, les touchers entre personnages – avatars – se transmettent aux personnes), Art3mis s’est donc laissée toucher au cœur par un don reçu qui s’est transmué en don offert . À celui qui ne s’est pas imposé, mais a proposé son aide, elle répondra en s’exposant. À celui qui a dévoilé un cœur généreux servant sans retour, elle révèlera, sans attente de retour, la nudité pudique de son visage blessé.
Le beau personnage d’Ogden Morrow n’est-il pas, lui aussi, tout entier traversé par la reconnaissance ? Alors qu’il a été rejeté par son ami créateur qui a transformé la rivalité mimétique (la triangulation si finement analysée par René Girard), et la plus grande qui soit (la rivalité amoureuse), en violence mimétique (tout aussi bien décryptée par l’anthropologue français), il a dépassé toute amertume : surpassant cette exclusion, il l’a métamorphosée en inclusion. De la manière la plus limpide, il épouse ainsi la dynamique du don résumée par la parole du Christ : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Mt 10,8). Ogden reçoit gratuitement : loin de diaboliser son ami, il se dévoue aujourd’hui à faire visiter la bibliothèque de l’Oasis dont il est secrètement le conservateur. Il donne gratuitement : loin de faire payer à son ami, et à travers lui, à la terre entière, il accepte de ne pas être payé pour, à son tour, entrer au service de la multinationale. Ou plutôt, il se fait payer le prix dérisoire d’une pièce de 25 cents, cette même pièce qui a permis de gagner le troisième défi et qui symbolise la présence de l’ami toujours aimé.
Attardons-nous sur une attestation plus subtile de la gratitude. Dans une des multiples scènes émouvantes qui émaillent le film, Spielberg montre Wade prendre conscience de la réalité par la caresse du vent, image à peine voilée du baiser. Pourquoi souligne-t-il avec tant d’insistance que « la réalité, c’est la chose réelle », que le réel est bien réel, voire, en inversant un mot fameux de Woody Allen, qu’il est le seul endroit où il soit possible de manger un hamburger ? Surtout comment peut-il soutenir sans naïveté et sans contradiction ce primat du réel dans un film où presque chaque plan multiplie les effets spéciaux – au point que la longueur de la post-production a dû faire passer avant la sortie de Pentagon Papers, pourtant programmée plus tard que Ready Player One ?
Parce que la réalité n’est pas seulement un donné (tristement) incontournable, mais un don (joyeusement) ineffable. Non point seulement parce qu’elle est le lieu alternatif où nous devons retourner (pour manger, faire ses besoins et dormir, comme le notait Wade dans sa première vie de NoLife). Ni non plus parce qu’elle seule permet de vivre pleinement l’amour et l’amitié qui seuls offrent un sens à nos existences. Mais d’abord parce qu’elle est l’origine de tout ce monde numérique : certes, du hard qui est le support de ces images pixélisées ; plus encore du soft que sont ultimement les images. Kant (mais l’on trouve déjà l’idée chez Aristote) affirmait que l’imagination productrice (c’est-à-dire créative) s’enracine dans l’imagination reproductrice (c’est-à-dire réceptive).
Autre signe. Pourquoi Spielberg, ici comme ailleurs, n’a jamais cédé ni concédé à l’exploitation-manipulation des pulsions, qu’elles soient sexuelles ou violentes ? Quant à Éros, les images demeurent toujours pudiques sans pudibonderie ; plus encore, la raison est pour une fois explicitée dans la norme édictée par Halliday (qui, décidément, fait penser à Spielberg) selon laquelle rien, dans la longue cohorte des souvenirs vidéo composant le musée, aucun ne devra être scabreux.
Quant à Tanatos, le cinéaste se refuse ici à la résolution cathartique quasi-constante de la mort du méchant. Celui qui a si égoïstement et si sauvagement tué non seulement la tante Alice (au doux nom de rêve autant que d’aventurière), mais tout un bloc du quartier Pikes de Columbus, méritait lui aussi de périr comme il a fait périr. Derrière ce refus se love là encore un principe, mais qui demeure inexplicité. Spielberg refuse donc d’appliquer la loi du talion (« Œil pour œil, dent pour dent ») qui, malgré une interprétation souvent erronée, est, dans son expression égalitaire, une forme de justice. Or, à la loi de justice (do ut des), qui eût d’ailleurs été un rien vengeresse, s’oppose la loi du don (do ut recipias), par conséquent, une nouvelle fois, de la gratitude. Si le metteur en scène se refuse à tuer les méchants, c’est que, au fond, il éprouve pour les comparses complices une compassion à l’égard de leur esclavage (le pire qui puisse leur arriver est une douleur passagère, via les combinaisons et la transformation explosive de leur avatar en de juteuses pluies de monnaies). Voire, il ressent une secrète tendresse pleine d’humour pour son exterminateur, i-R0k, qui, jusque dans son nom, évoque de manière transparente un géant bien vivant qui, malgré son physique de molosse-colosse, n’a jamais endossé un rôle de méchant…). Enfin et plus encore, le cinéaste a veillé à préserver une part de pureté, c’est-à-dire d’enfance intouchée, chez le méchant en le montrant émerveillé de la transfiguration qui passe de Parzival à Wade lorsqu’il découvre l’œuf de Pâques. Pourrait-on dire que le plus admirable en cet artefact qui, sans cela, serait bien décevant, réside justement dans cette capacité à suspendre le geste meurtrier et à surprendre le cœur d’un méchant qui n’est donc pas si méchant – permettant ainsi à la police de le prendre ? Une nouvelle fois, Spielberg infuse ou plutôt insuffle à ses personnages l’esprit de la gratitude.
Non seulement le réel qui demeure ou les personnes qui y demeurent sont un don appelant le retour du don (qui n’est pas un contre-don) grâce à la danse gratuite de la reconnaissance, mais il en est de même de l’histoire. Alors que tant de films post-apocalyptiques (comme le dernier Blade Runner) se complaisent à décrire un monde-poubelle et une humanité rebelle, dans les larmes et les grincements de dents, où, au mieux, quelques happy few sauvent une fleur en plein désert, la dystopie spielbergienne, quant à elle, s’achève en une hymne à l’espérance. Certes, le problème écologique massif n’est point résolu, du moins la vague qui a soulevé les héros s’est transformée en un tsunami victorieux qui a libéré l’humanité de sa fuite compulsive et laisse espérer un réveil responsabilisé.
Surtout, le coup de théâtre final qui permet une relecture de tout le film, s’éclaire à la lumière de la gratitude. Il est, jusque dans son geste, un retour vers le passé qui n’est pas seulement connaissance, c’est-à-dire prise de conscience d’un petit garçon cherchant désespérément à sortir de son isolement par sa créativité, mais reconnaissance. Et si Wade Watts est le héros qui, déchiffrant les trois énigmes, ouvre la porte vers l’œuf, qui elle-même ouvre un avenir à l’entreprise et à l’humanité, c’est parce que d’abord il s’est retourné vers le passé : consacrant des journées entières dans la grande bibliothèque de l’Oasis où la mémoire d’Halliday est entièrement stockée sous forme de fichiers vidéo, il sait par (le) cœur toutes les répliques de tous les échanges, au point d’être considéré par Ogden lui-même comme le meilleur connaisseur de la vie de Halliday. Or, la reconnaissance harmonise le présent (don) du passé avec la réponse au présent (actuel).
Si Spielberg se refuse à la lecture unilatéralement pessimiste du monde insipide qu’est devenue cette antichambre infernale la Terre en 2045 et de son double faussement sapide que sont les décors bariolés en perpétuelle mutation de ce paradis virtuel d’Oasis, c’est parce qu’il accueille, certes avec plus de gratitude le réel, mais aussi qu’il se refuse de charger, de manière réactivement manichéenne, le numérique. Plus encore, il sait en recueillir sereinement tout le bien fait. Oasis n’est-il pas le lieu où les deux héros se rencontrent, mieux encore où Parzival sort de la fuite pour entrer dans l’amour et Art3mis sort de la vengeance pour entrer dans la confiance ? De fait, nous savons combien aujourd’hui, loin d’ajourner à l’infini la relation, les TIC (technologies de l’information et de la communication) célèbrent la force des liens faibles et deviennent le lieu où se préparent de manière neuve les authentiques amitiés, proposant un nouveau chemin d’apprivoisement que Saint-Exupéry n’aurait pas renié : à la rencontre anesthésiée des avatars succède celle médiée par les télé-sens (ouïe et vue) qui prépare enfin le contact IRL (« in real life »). D’ailleurs, a-t-on assez observé combien les avatars révèlent les personnes, pas seulement par les similitudes extérieures évidentes (chacun reste dans son groupe ethnique d’origine), et par-delà les différences accidentelles (le changement de sexe opéré par Aesch n’est pas une concession à l’idéologie genrée, mais la rémanence d’une parole paternelle asexuée, « H », qui fut trop intériorisée), mais dans la profondeur de leurs aspirations ? En langage platonicien, l’idée (ou l’idéal) descend dans le réel ; en langage aristotélicien, le potentiel s’élève vers l’actuel (c’est-à-dire l’achevé).
D’ailleurs, le camion de la scène finale n’est-il pas une créative métaphore de cette connexion pleine de gratitude entre continu et discret ? Ce piètre habitacle métallique paraît représenter la chute brutale de la profusion sensorielle d’Oasis dans la ville-bidonville et dépotoir saturé d’échafaudages qu’est devenue Columbus (ville de l’Ohio qui est l’État natal du réalisateur), à l’image de l’entropie entre l’œuf transfiguré et l’empreinte lumineuse sur la figure du héros, vite évaporée au contact de son quotidien défiguré. Et si, tout au contraire, l’ouverture de la porte de la camionette à de multiples reprises sur de multiples publics, était, beaucoup plus qu’un sas ménagé vers un réel dépressogène, le symbole de l’ouverture aux relations inattendues dont il est la promesse ? Avec beaucoup d’autres, le philosophe Gaston Bachelard a déployé la richesse symbolique de la porte, découpage introduisant une rupture au sein d’un espace continu, seuil médiateur entre un avant et un après : l’ouverture arrière de la fourgonette dessine ici pour les personnages une interface entre les deux mondes du digital et de l’analogique. Or, faire entrer en soi la grâce d’un don pour faire sortir de soi une action de grâce, résume toute la dynamique pascale de la gratitude.
Cette métaphore de la porte a été préparée par le troisième défi : un simple jeu vidéo. En effet, la résolution ne consiste pas à gagner le jeu, mais à jouer. Autrement dit, en se refusant d’annuler le jeu en le dépassant par la victoire, mais en y demeurant. Or, en soulignant la valeur du ludique, Spielberg confesse toute sa reconnaissance à son égard. Plus encore, celle-ci se love dans la solution qui consiste non seulement à revenir au départ, donc à l’origine (le pixel invisible), mais à faire apparaître le nom du concepteur ; or, dans une méconnaissance qui est l’inverse de la reconnaissance, combien de spectateurs ignorent parfois jusqu’aux noms des acteurs ? Que dire des réalisateurs ou des scénaristes, et, pour les utilisateurs de jeux vidéos de leurs créateurs ?
En outre, la reconnaissance se cache peut-être de la manière la plus cryptée dans une surprise finale que l’on pourrait trop vite interpréter comme une concession au fantastique : son image, pour une fois non pixélisée, invite Wade – qui se fait l’écho du spectateur – à poser trois questions décisives sur son identité, réelle ou virtuelle : « Vous n’êtes pas un avatar ? », « Vous êtes mort ? », « Vous êtes qui ? » – auxquelles Halliday répond successivement : « Non », « Oui » et par un silence. Dans ce creux se love toute la désirable interactivité qu’un film digne de ce nom désire vivre avec son destinataire.
Libre à chacun de déchiffrer dans cette heureuse suspension de la parole, un possible glissement de la science-fiction (où tout est potentiel, c’est-à-dire contenu dans les attentes actuelles) vers le fantastique (où tout devient possible, hors l’incohérence). Pour ma part, j’émettrai l’hypothèse suivante. Loin d’avoir purement et simplement disparu lors de son décès, loin aussi de demeurer dans ses vidéos muséalisées, donc confinées dans un passé dépassé, loin, enfin, de demeurer numériquement dans son splendide avatar gandalfien (Anorak) qui n’est qu’une créature d’un monde parallèle, James Halliday se présentifie totalement dans l’univers Oasis qui l’incarne sans le figer (chaque joueur ne cesse de l’enrichir à la vitesse de sa fantaisie). En effet, Halliday n’a pas purement et simplement répondu par un silence, mais a dit : « Au revoir, Parzival », signifiant par là à Wade qu’il ne le quittait pas (« au revoir » n’est pas « adieu ») et qu’il le rencontrera dans le monde non pas réel mais numérique (« Parzival » n’est pas « Wade »). Or, le moteur le plus intime de la reconnaissance consiste à contempler le donateur se symbolisant dans le don, à s’émerveiller de ce que la surabondance généreuse de la source s’attarde dans le flux inépuisable du torrent.
Je dirai plus. Dans cette scène très émouvante, riche d’humanité et même de spiritualité, à laquelle, de toute évidence, Spielberg a ardemment désiré conduire le spectateur, il a lui-même inscrit de la manière la plus patente un easter egg. Le petit James Donovan (au nom si joliment trouvé), surdoué un rien Asperger, a tenté d’échapper à son destin d’esseulé, en multipliant les inventions sans jamais réussir à rejoindre pleinement le réel et surtout, dans ce réel, celle qu’il aime. L’on sait qu’il manquera ce double objectif. Il n’a pas osé « franchir le pas » du contact et du contact par excellence, celui qui signifie et lance la relation d’amour : le baiser. De fait, la médiation haptique (gants ou combinaison) qui caractérise la révolution introduite par Halliday et permet au joueur de ressentir physiquement le contact d’autrui (elle n’en est aujourd’hui qu’au stade de commercialisation précoce) évite à celui qui est touché de se laisser toucher. Et Wade, justement sur ce point, ne le suivra point : « Moi, je franchis le pas ». Mais Halliday a-t-il pour autant échoué ? Nous rappelions ci-dessus que, asymptotiquement, l’identité s’égale avec la mission (dans les termes de la métaphysique traditionnelle : « l’agir suit l’être : agere sequitur esse », au sens où notre agir achève notre être). En effet, aux paroles « Au revoir, Parzival », Halliday devenu vieux a ajouté d’autres mots qui, dans le cadre ici dessiné, prennent désormais toute leur valeur et même toute leur ampleur : « Merci d’avoir joué à nos jeux ! ». D’abord, loin de garder son rêve pour lui, il l’a proposé à l’humanité (non sans le risque de ce narcisisme généralisé qui est une forme d’autisme) : telle fut sa mission. Ensuite, loin de s’attribuer à lui seul la paternité d’Oasis, il la partage implicitement et sans jalousie avec Ogden dans l’humble pronom personnel « nos ». Enfin et surtout, loin de se replier sur la tristesse acédique de l’inaccomplissement de son existence (ne pas épouser sa bien-aimée), qui redouble la tristesse jalouse de la rivalité, il remercie le gagnant qui a reçu son (ou plutôt leur) cadeau, à savoir ce jeu vidéo total qu’est Oasis. Autrement dit, la dernière parole d’Halliday énonce le cœur brûlant de la gratitude : recevoir gratuitement ce que le donateur offre gratuitement. C’est par le présent de la reconnaissance que Halliday, bien que mort, demeure présent, d’une densité infiniment plus réelle que tout avatar. Quelle leçon de vie !
En toute cohérence avec ce troisième développement relatif à la gratitude, notre conclusion s’autorisera à être la plus brève, mais aussi la plus dense et la plus intense qui soit : Merci, Mister Spielberg ! En entendant James Donovan Halliday révéler ce qui fut son être, sa raison d’être et sa mission : « Merci d’avoir joué à nos jeux », comment ne pas entendre Spielberg, qui nous a si souvent enchanté : « Merci d’avoir vu nos films et d’avoir partagé nos rêves ! ». Et, en ce jour béni de la Sainte Résurrection, dont la liturgie nous dit qu’il s’étend à toute la Semaine de Pâques, jusqu’à dimanche prochain 8 avril, fête de la Miséricorde, comment ne pas se réjouir de ce que l’artefact suprême convoité par tous les gamers de la planète dans le film s’appelle… « œuf de Pâques » ?
Pascal Ide
En 2045, notre planète est en proie à de nombreux soucis : crise énergétique, désastre causé par le changement climatique, famine, pauvreté, guerre, etc. Pour s’évader de ce monde dénué de tout attrait, Oasis propose un système mondial de réalité virtuelle, accessible par l’intermédiaire de visiocasques et de dispositifs haptiques tels que des gants et des combinaisons. Conçu à l’origine comme un jeu de rôle en ligne massivement multijoueur (MMORPG), il est devenu au fil du temps une véritable société virtuelle qui évolue avec les joueurs eux-mêmes. James Donovan Halliday (Mark Rylance) qui l’a créé, non sans l’aide de son unique ami, Ogden Morrow (Simon Pegg), est devenu l’un des hommes les plus riches et populaires au monde. À sa mort, une vidéo est diffusée où il se filme en train d’expliquer qu’il institue légataire universel de ses 500 milliards de dollars et directeur de sa société, GSS, la personne qui réussira à trouver (ce que le jeu vidéo Adventure a baptisé – sic ! –en 1979) l’easter egg, « œuf de Pâques », caché dans l’Oasis ; pour cela, elle devra remporter trois épreuves et découvrir trois clés.
Wade Owen Watts alias Parzival (Tye Sheridan), un orphelin de 17 ans, qui vit à Columbus avec sa tante Alice (Susan Lynch), est un geek et un gamer qui est fin connaisseur de Halliday et d’Oasis. Avec son avatar Parzival, Wade veut tout tenter pour trouver l’œuf. Mais, à la tête de la multinationale Innovative Online Industries (IOI), grande rivale de GSS, son PDG, Nolan Sorrento (Ben Mendelsohn), est prêt à tout pour prendre le contrôle absolu du monde numérique. Comment Wade pourra-t-il affronter seul ce manipulateur sans scrupules, qui peut compter sur une armée d’employés dévoués comme des esclaves, et sur deux âmes damnées, i-R0k (T.J. Miller) et F’Nale Zandor (Hannah John-Kamen) ? Certes, Wade est aidé son meilleur ami, le forgeron, garagiste et bricoleur géant Aech, avatar d’Helen (Lena Waithe). Mais il doit aussi battre d’autres joueurs surdoués d’Oasis, la guerrière mystérieuse Art3mis, avatar de Samantha Evelyn Cook (Olivia Cooke), le ninja Sho et le guerrier samouraï Daïto ou Shoto, avatar de Philip Zhao (Win Morisaki). Et les choses se compliqueront encore, lorsqu’il tombera amoureux d’Art3mis…