« C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante »

Qui ignore la réponse fameuse du sage Renard au philosophe Petit prince : « C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante [1] » ? Elle est porteuse de vérités à la fois simples et profondes sur l’amour.

 

Avant de la commenter, il nous faut toutefois affronter quelques objections (qui n’intéresseront que les plus philosophes des lecteurs !).

Littérature n’est pas philosophie, dira-t-on. Passons la dichotomie bien discutable et arrêtons-nous au genre littéraire : le conte, le plus souvent, est éthique et même doublement éthique, car il possède l’avantage sur le discours rationnel de ne pas seulement faire savoir, mais d’émouvoir et de faire mouvoir.

Trop connue, cette formule est devenue trop commune, objectera-t-on derechef. Certes, trop connue, la phrase est telle que nous croyons en avoir fait le tour. En réalité, nous sommes seulement portés à en faire le détour et ne plus la considérer attentivement. Il en est de même de tant de réalités que nous avons ignorées avant que des philosophes aient eu le génie de nous les montrer de manière neuve : la négativité (Hegel), la durée (Bergson), l’action (Blondel), etc. À l’écoute de l’ordo determinandi comme des topoï, Aristote nous a appris que l’on n’accède au distinct qu’à partir du commun et qu’il y a des opinions communes qui recèlent des vérités imparfaites en leur forme, mais déjà élaborées en leur contenu.

Comme les relations contrastées de l’extension et de l’intension (la compréhension), l’adhésion si démocratisée à une formule célèbre n’est-elle pas la signature de sa superficialité dont le philosophe a pour mission de nous garder ? Et si, en fait, sa réserve était mépris ? Depuis le cogito orphelin de Descartes, le philosophe ne sait plus apprendre de l’humilité des enfants. Et si la complexité inutilement technique de certains vocables autant que l’originalité à tout prix de la citation ou de l’idée ne faisaient que révéler un ego qui est magis amicus suipsius qu’amicus veritatis ? Enfin, c’est ne pas considérer le génie d’une formule qui réussit à condenser en quelques mots accessibles à tous quelques-unes des notes les plus profondes de l’acte d’aimer.

 

Osons donc nous attarder à commenter cette phrase qui dit beaucoup avec peu de mots. « C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante ».

Aimer s’adresse à l’être aimé. Ainsi que l’indique la préposition « pour », l’amour, qu’il soit attrait, émerveillement, bienveillance, extase ou amitié, tourne résolument vers l’aimé, oriente l’aimant vers autre que lui. L’amour aimante. Puissamment.

Aimer, c’est mesurer le bien de l’aimé et non pas être mesuré par celui-ci. La formule du Renard opte résolument pour l’interprétation active de l’amour (bienveillance, extase) contre son interprétation passive (attrait, émerveillement). En effet, à l’instar de l’unicité (ta rose « est unique au monde »), c’est-à-dire du transcendantal un, l’importance (« importante ») de la rose est la traduction transparente et très communicable de la valeur (encore un transcendantal : le bien). Or, ici, ce n’est pas l’importance de l’aimé qui suscite l’amour ; tout au contraire, c’est l’amour qui suscite l’importance de l’aimé. Aimer, ce n’est pas d’abord chercher à être heureux, mais chercher à rendre heureux. Avant que le Petit prince ne lui accorde toute son attention et toutes ses attentions, sa rose était « semblable à cent mille autres » roses. Voilà pourquoi le syntagme « ta rose » non seulement est répété, mais se trouve placé, redoublé, au centre de la phrase. Loin de réintroduire le primat causal de l’aimé, cet écho atteste celui de l’aimant, sans pour autant sombrer dans l’erreur symétrique qui annulerait l’essentielle réceptivité de l’aimé, dont l’aimant attend le retour constitutif de l’amitié. De fait, la première expression « ta rose » renvoie à l’aimant en acte d’aimer et la seconde à l’aimé désormais promu en sa valeur d’être aimé. On se surprend à penser comment un homme de lettres plus poète, aurait ciselé une telle formule afin de faire entrer les deux expressions « ta rose » en résonance. Par exemple sous forme de deux octosyllabes : « C’est le temps perdu pour ta rose / Qui fait ta rose si importante » – qu’un Victor Hugo aurait transfigurés en alexandrins !

Aimer, c’est donner. En l’occurrence, nous dit le Renard, c’est donner du « temps ». Déjà, Aristote avait compris que la convivialité était une propriété coextensive de la philia, que seul celui qui acceptait de passer du temps avec l’aimé pouvait en devenir l’ami. Depuis, notre société d’hyperconsommation qui est devenue une société de l’accélération (Harmut Rosa) – ainsi que la planète du businessman le pressent –, a fait de la temporalité la durée la plus convoitée et donc la plus valorisée. Dès lors, donner du temps n’est plus seulement la condition de l’amitié, mais son achèvement : l’ami aime par excellence son ami en lui accordant son bien le plus précieux, celui qu’il investit irréversiblement et ne pourra jamais récupérer, son temps.

Aimer, c’est se donner. Repartons du temps. Celui-ci est plus que la mesure extrinsèque d’un mouvement ; il demeure moins que le prénom de l’être ou que l’étoffe des choses. Mais comment sauvegarder la dualité de la substance et de l’accident, voire celle de l’intrinsèque et de l’extrinsèque, sans sombrer dans le dualisme ? En contemplant leur continuité dynamique dans la constitution ontophanique. Ainsi, le temps ne découvre pleinement son essence qu’en devenant la manifestation d’un fond qui ne peut pleinement se dire que dans la progressivité et la rencontre avec autrui. Selon la loi d’ontophanie qui, ici, se fait ontochronie, l’aimant ne révèle jamais mieux à l’aimé qu’il l’aime qu’en le gratifiant, sans retour, sans retard et sans restriction, de l’être devenu temps.

Aimer, c’est abandonner le don. Le Renard parle non pas du « temps que tu as donné », mais de celui « que tu as perdu ». Perdu ne se dit pas du bénéficiaire, la rose aimée, qui, au contraire, à son insu ou en pleine conscience, a reçu le don : une semence d’amour. Perdu se dit du donateur qui, pour donner véritablement, doit redoubler le don par le don de la donation elle-même, en se séparant de ce cadeau si chèrement dépensé : le temps.

Enfin, il n’est pas impossible de lire en filigrane ou en promesse quelque chose de l’amitié. Certes, pour l’instant, seule l’initiative de l’aimant est ici valorisée. Mais le temps, comme durée et non plus comme don, s’invite : soit explicitement dans le temps passé du verbe « as perdu » et l’adverbe « si » ; soit implicitement dans ce que le Petit prince a déjà transmis aux autres roses qui n’est qu’une explicitation concrète, expérimentale, de ce que son ami va condenser en lui offrant son « secret » : « À elle seule elle est plus importante que vous toutes, puisque c’est elle que j’ai arrosée. Puisque c’est elle que j’ai mise sous globe. Puisque c’est elle que j’ai abritée par le paravent. Puisque c’est elle dont j’ai tué les chenilles (sauf les deux ou trois pour les papillons). Puisque c’est elle que j’ai écoutée se plaindre, ou se vanter, ou même quelquefois se taire. Puisque c’est ma rose ». Or, la répétition des actes non seulement creuse l’attente du retour dans le cœur de l’aimant, mais engendre, dans le cœur de l’aimé, ce désir d’aimer à son tour.

 

N’est-ce pas surdéterminer une parole qui n’en demande, voire n’en supporte pas tant ? N’est-ce pas accorder à un auteur plus que ce que lui-même a dit ? D’abord, nous n’exprimons pas plus, mais autrement : autre l’intuition créatrice de l’homme de l’art (et Saint-Exupéry en est un), autre le discours philosophique. Ensuite, ce que le génie de la lettre populaire condense parfois en quelques mots, le génie plus analytique de la philosophie l’expose en beaucoup de concepts. Enfin, Hans-Georg Gadamer, mais aussi Josef Pieper, et tout un courant traditionaliste trop méprisé, nous ont appris que, dans la tradition, se sédimentent des vérités recueillies avec respect, méditées avec bienfait et transmises avec reconnaissance. Les mythes gréco-romains, comme les Contes de Perrault, d’Andersen ou de Grimm n’ont le succès séculaire que nous savons que parce qu’ils sont eux-mêmes le résultat d’un lent travail de sélection qui parle autant d’une source lointaine et gorgée de vie, que d’un lectorat avide de sens. Or, ce que la longue durée ne peut offrir, le succès immédiat et mondial du Petit Prince en général et celui de son chapitre 21 sur l’amitié, s’y substitue : une précieuse vérité de soleil, ici le secret même de l’amour.

Pascal Ide

[1] Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince, chap. 21, Paris, NRF-Gallimard, 1946, p. 72.

15.11.2019
 

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