Cent milliards

100 000 000 000, cent milliards, 1011, 1 suivi de onze 0. Ce nombre m’intrigue. Je ne parle pas du nombre nombrant (mathématique, abstrait), mais du nombre nombré (physique, concret), celui qui nombre les multitudes. En effet, cent milliards mesure des ensembles d’individus ou d’éléments présents dans des classes d’entités extrêmement hétérogènes. S’agirait-il d’une constante universelle ?

1) Le fait

Dans le monde macroscopique, l’on estime aujourd’hui à cent milliards le nombre de galaxies et à cent milliards le nombre d’étoiles par galaxie.

Dans le monde microscopique, l’on estime aujourd’hui à cent milliards le poids en protons de la plus grosse molécule, l’ADN, en l’occurrence humain. « La masse de la molécule d’ADN du chromosome humain correspond à 8,6 x 1010 fois celle d’un proton [1] ».

Dans le monde mésoscopique, l’on estime aujourd’hui à cent milliards le nombre d’hommes qui sont apparus sur la Terre depuis le début de l’humanité et à cent milliards le nombre de neurones dans un cerveau humain.

 

Bien entendu, ces nombres doivent être confirmés : par exemple, il y a des fluctuations dans l’évaluation de la quantité de nébuleuses et d’étoiles en elles ; de même, les extrapolations sur le nombre d’homo sapiens sont très incertaines. Il serait aussi intéressant de prolonger ces constants, ce qui pourrait se faire d’au moins deux manières.

La première serait d’étudier d’autres groupes signifiants et ainsi d’accroître le pool des convergences. Une idée peut-être pas totalement farfelue, mais irréalisable, consisterait à nombrer tous les anges, du moins les anges de la dernière hiérarchie. Il serait passionnant de savoir ce qu’il en est par exemple pour une molécule aussi importante que l’eau. Quel est le nombre possible de nuages ou de molécules d’eau en suspension dans un nuage, de vers de terre, d’espèces possibles différentes d’animaux, de végétaux, de minéraux, etc. ? Il faudrait aussi élargir aux artefacts humains : quelles sont les limites d’un objet fabriqué de main d’homme ? Ainsi voir si les quatre éléments de base (gènes, neurones, etc.) présentent des convergences. Qu’en est-il du temps et de l’espace, dont le modèle cosmologique standard nous assure qu’ils sont finis ? Voire, qu’en est-il en mathématique ?

La deuxième serait d’affiner ces mesures. C’est ainsi que j’ai lu un dénombrement plus précis du nombre de neurones humains allant dans le sens de 84 milliards. Ce qui converge avec la masse moléculaire de l’ADN.

2) Quelle signification ?

Accordons que ces mesures soient grosso modo exactes. Dès lors, ne faudrait-il pas s’étonner de la convergence de ces différents nombres nombrés ? Comme toujours, face à une coïncidence, l’on peut s’arrêter au seul constat ou bien l’interroger. Le premier regard, qui se borne aux causes secondes (la coïncidence, comme le hasard est une rencontre par accident de deux causes secondes), est scientifique. Le second, qui s’élève aux causes premières, est sapientiel. Osons ce regard de sagesse.

D’abord, ces nombres présentent une objectivité. En effet, ils nombrent des individualités et donc sont discontinus. En regard, toute mesure d’une grandeur continue comme le temps et l’espace nécessite un étalon de mesure ; or, celui-ci est arbitraire.

Ensuite, ces nombres concernent tous l’homme de près ou de loin, y compris les anges gardiens, puisque le dernier chœur, c’est-à-dire la dernière hiérarchie angélique, regroupe les créatures spirituelles qui veillent sur les hommes.

Je vois trois interprétations possibles.

La première serait de considérer ce nombre de 100 milliards comme un principe de limitation interne intéressant l’être humain. En effet, toute réalité matérielle est question de taille ou de mesure [2]. Si la mesure propre à l’homme est relativement faible – l’on se souvient que, par exemple, Platon assignait à la cité idéale un nombre de citoyens égal à 5040 [3] et Aristote, plus réaliste, une mesure comprise entre « dix hommes » et « cent mille hommes [4] » –, celle de l’univers, elle, est beaucoup plus grande – que l’on songe à la vitesse de la lumière dans le vide qui est la vitesse limite de toute entité matérielle.

Une deuxième lecture serait, au contraire, de considérer que cette quantité de mille myriades de myriades soit particulièrement parfaite. Elle témoignerait de la bénédiction de la finitude contre l’imperfection de l’illimité, qui est le fantasme de l’homme moderne et contemporain. Il n’est pas banal que l’homme ne puisse embrasser l’infini, mais qu’il doive le parcourir, bref qu’il lui soit toujours intérieur. Peut-être est-ce aussi signifiant que l’impossibilité de créer (faire surgir l’être du néant) ou d’annihiler (faire sombrer l’être dans le néant). Or, les assemblages peuvent être imparfaits par un nombre trop faible d’unités autant que par un nombre trop élevé.

La première explication se prenait des étants matériels et la deuxième des êtres somatospirituels (les hommes). Une troisième pourrait être empruntée aux créatures spirituelles que nous n’invitons guère dans notre compréhension du monde qui est pourtant un. Et si le patron était angélique : à cause de leur perfection ; à cause aussi de leur stabilité – , leur nombre ne peut ni diminuer (l’ange se corrompre), ni augmenter (il ne peut engendrer) – ? Dans un de ses commentaires sur la Genèse, saint Augustin n’envisageait-il pas les anges un peu comme les architectes possédant l’idée-idéal de l’univers visible ?

Pascal Ide

[1] Harvey Lodish et al., Biologie moléculaire de la cellule, trad. Pierre L. Masson et Chrystelle Sanlaville, Bruxelles, De Boeck, 42014, p. 24.

[2] Cf. Olivier Rey, Question de taille, coll. « Essais », Paris, Stock, 2014.

[3] Cf. Platon, Lois, L. V, 737 e – 738 b. La raison en est que c’est à la fois le produit des 7 premiers nombres entiers et est le premier nombre divisible par tous les nombres jusqu’à 10.

[4] Cf. Aristote, Éthique à Nicomaque, L. IX, 10, 1170 b, .

21.9.2020
 

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