L’intuition de fond de l’anthropologie bérullienne est, affirment les spécialistes, la notion de « servitude » : « Bérulle a fait de la servitude la clé de voûte de sa doctrine spirituelle [1] ». Or, la servitude se décline de quatre manières principales chez le fondateur de l’Oratoire français : la servitude de la création, la servitude du péché, la servitude du Christ ; la servitude de la grâce. On peut les distinguer de plusieurs manières : selon leur sujet qui est le Christ pour le troisième cas et l’homme pour les trois autres, la distinction se faisant ici selon les trois conditions existentielles de l’homme ; selon la nature de l’acte : subi ou plutôt essentiel dans le premier cas ; voulu dans les trois autres cas ; enfin selon leur dynamique propre : la servitude essentielle qui relève de l’ordre de la nature suit à elle seule une dynamique du don différente des trois autres servitudes qui sont d’ordre surnaturel. Notre perspective étant celle du don, c’est cette dernière distinction qui commandera l’organisation du propos et notre étude de la pensée de Bérulle. Sans nous cacher qu’elle est « en mouvement [2] » ou « en spirale [3] », je m’arrêterai seulement à ses « constantes [4] ».
1) La dynamique du don dans l’ordre de la création
a) Le don originaire
1’) Sa primauté
« Nous sommes tous nés serviteurs et la condition de servitude est tellement propre et comme essentielle à la créature que c’est le premier degré ou la première appartenance et propriété de son être [5] ». Voire, ce premier degré, fondé sur la création, est considéré par Bérulle comme « le plus fort [6] ».
2’) Son essence
La servitude de l’origine créée est décrite de plusieurs manières : comme dépendance, voire comme anéantissement ou comme décomposition.
a’) La dépendance
La théologie de la servitude se fonde avant tout sur la dépendance à l’égard du Créateur :
« Que si nous contemplons l’origine de notre être en Dieu, il est notre principe et notre seul principe, ce qui nous lie à lui, et nous sépare de toute autre chose, pour n’être plus adhérents qu’à lui, qui est le seul principe de notre être [7] ».
Bérulle comprend cette dépendance à partir du schéma néoplatonicien christianisé de l’exitus-reditus :
« Dieu nous créant sous forme de ses mains quant au corps et nous produit comme du plus intime de lui-même et de son esprit quant à l’âme ; et comme émanés de lui il nous imprime un instinct de retour vers lui. […] Dans le même instant de la Création, comme Dieu nous produit hors de soi, il nous réfère à soi, il nous attire à soi, il nous veut consommer et transformer en soi [8] ».
b’) La distance
Bérulle pense la relation entre l’homme et Dieu comme une distance infinie, distance qui est presque une séparation. Pour cela, il fait appel à une distinction dont le Pascal des trois ordres se souviendra : « comme l’esprit est éloigné de la matière du fait qu’il est esprit, Dieu est séparé de la créature du fait qu’il est Dieu [9] ». Or, la servitude se fonde sur cette distance, ainsi qu’il l’affirme expressément : « dans les communications que Dieu fait hors de soi, comme il y a inégalité ou distance et distance infinie, aussi y a-t-il servitude et servitude infiniment grande [10] ».
Pour autant, bien qu’à distance, nous ne sommes jamais séparés de Dieu, nous demeurons dépendants : « Nous ne sommes jamais séparés de cette action de Dieu qui nous donne existence [11] ».
c’) Le néant
Bérulle décrit aussi cette dépendance comme un anéantissement. Son argumentation est précise. La création est une sortie du néant ; or, nous sommes tous créés ; nous venons donc du néant ; par conséquent, hors Dieu, nous ne sommes que néant. Mais Bérulle va plus loin, affirmant que ce néant d’où nous venons compose en quelque sorte notre être actuel, comme si nous avions gardé quelque chose en nous de l’abîme d’où nous avons surgi : « Si vous contemplez votre origine sans regarder Dieu, vous ne trouverez que le néant duquel nous sommes tous issus et qui est notre unique et premier état hors la main de Dieu, et ainsi le néant nous appartient par le fond de la nature, le néant, dis-je, absolu, néant d’être, de puissance, de suffisance, d’opération [12] ». Ainsi, néant est une composante de notre existence et même de notre essence, voire de notre agir : on l’aura aussi noté dans cette citation, le néant n’affecte pas seulement le plan entitatif, mais aussi le plan opératif.
Plus précisément, cette composition d’être et de néant vient de ce que l’homme sort immédiatement du néant sans qu’il n’y ait nul intermédiaire entre son être et cette origine : « entre le néant et l’être de la nature, il n’y a rien d’interposé, et entre l’homme et le néant il n’y a rien qu’une paroi entre eux [13] ». Dans la représentation un peu naïve, très spatiale, que Bérulle se fait de notre origine créé, l’homme semble non plus seulement vivre dans ces « espaces infinis » au « silence » effrayant mais surgir d’un néant dont il est séparé seulement par un mur mitoyen qui, on va le voir maintenant, elle est elle-même limon et fange.
d’) Le vocabulaire de la décomposition
Enfin, Bérulle emploie un vocabulaire négatif cru et brutal, comparant ce néant à tout ce qui est décomposition, comme la « poussière », la « fange », l’ »excrément », etc. « Qu’est-ce qu’un homme, comparé à la nature des anges, sinon fumier, rebut, etc. un peu de boue et de fange en son origine, un excrément perpétuel en son corps et état de vie [14] ». Cette vision très imagée concerne non seulement le corps mais aussi l’âme, ainsi qu’il le dit dans ce passage significatif : « le néant de l’être duquel nous avons été tirés et entre lequel et nous il n’y a qu’une paroi, et encore n’est-elle que de fange, c’est-à-dire ce corps formé de poussière et de terre, et cette poussière boue et terre tirée du néant. Quant à l’âme, il n’y a point de distance entre nous et le néant, que la main du créateur qui nous en a tirés par sa puissance [15] ». On l’a noté, Bérulle affirme cette composition-décomposition de l’homme avec ces éléments dégradants, toujours au nom de son origine qu’est le néant.
3’) Son fondement
Le fondement de cette première servitude relève d’une métaphysique de l’être autant que d’une théologie de la création fondée sur Dieu comme « Être suprême », expression qu’affectionne singulièrement Bérulle [16].
Mais le fondement est tout autant une métaphysique de la création et de la Providence qu’une action continuelle de Dieu, une création continuée. Bérulle parle ainsi d’un Dieu qui « est toujours nous créant [17] ». la dépendance de l’homme, écrit-il aussi, est « fondée en l’éminence et souveraineté de l’Être suprême et incréé, et en l’indigence et la nécessité de l’être créé qui a toujours nécessairement besoin d’être conjoint à Dieu, comme à sa cause première, et de recevoir son influence continuelle, comme étant en sa dépendance beaucoup plus absolument que le rayon n’est en celle du soleil duquel, s’il est un moment séparé, il perd au même instant son être et son existence [18] ».
On objectera que Bérulle ne nie pas pour autant la dignité de l’homme, ainsi que le montre le thème du microcosme, très présent chez lui (cf. fiche à part). Il n’empêche que son anthropologie juxtapose plus qu’elle n’intègre ces deux faces de l’homme. Par exemple et Bérulle aime présenter cette bipolarité sous forme de couples antagonistes, d’oxymores : « L’homme est composé de pièces toutes différentes. Il est miracle d’une part et de l’autre néant. Il est spirituel d’une part et corporel de l’autre. C’est un ange, c’est un animal ; c’est un néant, c’est un miracle ; c’est un centre, c’est un monde, c’est un Dieu. C’est un néant environné de Dieu, indigent de Dieu, capable de Dieu et rempli de Dieu s’il veut [19] ». En cela, le fondateur de l’Oratoire est très proche de Pascal [20]. De sorte que c’est cette dualité qui, dès lors, pose problème : comment s’opère l’unité de ce qui finit par paraître comme un assemblage monstrueux en tant que tel ?
b) Le don final
Nous avons vu plus haut combien le schéma sortie-retour, Dieu comme principe et fin, structurait la pensée bérullienne. Cet exitus est inscrit dans notre essence : « comme l’homme par le mouvement de nature qu’il ne peut anéantir a un instinct de retourner à Dieu [21] ». La conscience aiguë de cet état de dépendance à l’égard de l’Être suprême, de servitude entraîne un certain nombre d’attitudes à l’égard de Dieu qui sont autant de retour vers lui.
1’) L’abandon
« En la présence de cet esprit suprême, éminent et dominant, tout esprit créé doit fondre comme un néant et, s’abîmant en la profondité de l’être divin, doit s’abandonner et se perdre heureusement en Dieu. Cette perte, abandon et abaissement doit être le premier, le principal et le plus fréquent usage de notre esprit [22] ».
2’) L’adoration
Il s’en suit que, vis-à-vis de Dieu, l’attitude première est l’adoration [23]. Or, l’adoration suppose non seulement la conscience (la « pensée », dit Bérulle), mais la volonté, donc le consentement, donc l’amour. Voilà pourquoi l’attitude d’adoration « se doit faire avec amour [24] » :
« Adorer est avoir une très haute pensée de al chose que nous adorons et une volonté rendue, soumise et abaissée à l’excellence que nous croyons ou savons être en elle. Cette estime très grande en l’esprit et ce consentement de la volonté qui se rend toute à cette dignité suprême qu’elle conçoit font l’adoration. Car elle requiert non la seule pensée, mais aussi l’affection qui soumet la personne adorante à la chose adorée par l’usage et correspondance des deux facultés de l’âme, de l’entendement et de la volonté, également employées et appliquées au regard du sujet que nous voulons ou devons adorer [25] ».
3’) « Être à Dieu »
Bérulle exprime volontiers ce reditus vers Dieu par le beau datif, qui porte son nom (datif, c’est être donné à) : « Prenons plaisir à nous voir être à Dieu, et être ainsi à Dieu [26] ».
4’) Résumé des différentes attitudes
Bérulle offre un moment un suggestif résumé des trois attitudes fondamentales, trois « devoirs », comme il dit, découlant de la prise de conscience de notre essentielle servitude face à la grandeur de Dieu :
« Le premier est de relever notre être de lui et adorer sa grandeur par notre petitesse. Le second est de l’invoquer souvent, car nous avons une continuelle et momentanée dépendance de lui ; la troisième, de vivre selon lui et de nous référer à lui et nous approcher de sa gloire et de son royaume par la droiture et sainteté de nos œuvres, comme nous approchons sans cesse de son jugement par la brièveté de nos jours [27] ».
5’) De l’acte à l’état
Ces attitudes sont liées à notre dépendance : le reditus est directement fonction de l’exitus. Or, nous l’avons vu, notre dépendance est continuelle, puisque Dieu ne cesse de nous créer et de nous diriger. Par conséquent, notre attitude intérieure est aussi appelée à être constante : « Comme Dieu est toujours nous créant, soyons toujours le regardant, le révérant et le servant. Comme il est toujours occupé à nous produire, soyons toujours appliqués à le bénir [28] ».
Pascal Ide
[1] Richard Cadoux, Bérulle et la question de l’homme. Servitude et liberté, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, 2005, p. 79.
[2] Michel Dupuy, Titre de l’Introduction générale aux OC, tome I, p. XIII. Sur les références détaillées, cf. la bibliographie en fin d’article.
[3] Jean Orcibal, Le Cardinal de Bérulle. Évolution d’une spiritualité, Paris, Le Cerf, 1965, p. 136.
[4] Ibid., p. 139.
[5] Œuvres de piété 177, § ii, OC, tome IV, p. 32.
[6] Ibid.
[7] Aux pères et confrères de l’Oratoire de Jésus qui sont employés dans les collèges, Correspondance, tome III, n° 684, p. 320.
[8] Œuvres de piété 176, § 1, OC, tome IV, p. 29. Cf. Œuvres de piété 175, n° 8, OC, tome IV, p. 26-27. Sur le schéma exitus-reditus, cf. Note complémentaire n° 6 : « Sphère, circonférence, centre », OC, tome III, p. 441-442.
[9] Œuvres de piété 270, OC, tome IV, p. 273.
[10] Œuvres de piété 178, OC, tome IV, p. 35.
[11] Œuvres de piété 175, n° 8, OC, tome IV, p. 26.
[12] Aux pères et confrères de l’Oratoire de Jésus qui sont employés dans les collèges, Correspondance, tome III, n° 684, p. 320.
[13] Grandeurs, Discours IV, § vii, OC, tome VII, p. 182.
[14] Œuvres de piété 274, OC, tome IV, p. 282.
[15] Œuvres de piété 227, OC, tome IV, p. 140.
[16] Cf. par exemple Grandeurs, Discours VI, § vi, OC, tome VII, p. 236.
[17] Œuvres de piété 175, n° 8, OC, tome IV, p. 25.
[18] Grandeurs, Discours IV, § vi, OC, tome VII, p. 236.
[19] Œuvres de piété 168, OC, tome IV, p. 10.
[20] Cf. Michel Dupuy, « Bérulle et Pascal : le péché originel », Oratoriana, n° 6 (novembre 1982), p. 3-14 ; H. Michon, « Bérulle et Pascal : de l’anéantissement », Chroniques de Port-Royal, 50 (2001), p. 447-462.
[21] Du sacrifice de la messe, § i, OC, tome IV, p. 237.
[22] Aux pères et confrères de l’Oratoire de Jésus qui sont employés dans les collèges, Correspondance, tome III, n° 684, p. 321.
[23] Cf. Michel Dupuy, Bérulle. Une spiritualité de l’adoration, Tournai, Desclée, 1964.
[24] Notes et entretiens 110, OC, tome V, p. 495.
[25] Œuvres de piété 167, n° 8, OC, tome IV, p. 4.
[26] Aux pères et confrères de l’Oratoire de Jésus qui sont employés dans les collèges, Correspondance, tome III, n° 684, p. 321.
[27] Œuvres de piété 252, OC, tome IV, p. 208.
[28] Œuvres de piété 175, n° 8, OC, tome IV, p. 25.