Augustin ou le Maître est là. L’amour-passion, promesse de l’amour-don

« Glücklich allein / Ist die Seele, die liebt [1] ».

1) Introduction

Augustin ou le Maître est là, le grand roman de Joseph Malègue, est encore trop méconnu, même du monde catholique, même malgré la double référence que lui a fait le pape François. Il peut faire l’objet de différentes lectures.

  1. Bien entendu, du point de vue littéraire [2]. Ce roman admirablement écrit est aussi un admirable roman chrétien qui mérite d’être placé à côté des œuvres majeures de Péguy, Bernanos, Claudel.
  2. Du point de vue de la sociologie religieuse, il se présente comme une très fine analyse de deux mondes que tout oppose, celui des intellectuels parisiens, centré sur l’École Normale Supérieure, et le monde rural, précisément les agriculteurs du Cantal – mais aussi de la noblesse provinciale, les Desgrès des Sablons. Si, en étant cacique (l’équivalent de major) de « Normale », Augustin passera de l’un à l’autre, en réalité il opèrera des va-et-vient entre les deux mondes, oscillation symbolique des doutes qui ne cessent de le ronger.
  3. Chargé de philosophie, Augustin peut faire aussi l’objet d’une relecture plus spéculative. Certains y verront une superbe illustration de la philosophie blondélienne en général – par exemple, la précédence de la vie ou de l’action sur la réflexion [3], ou la critique de l’abstraction [4] – et de son positionnement dans la crise moderniste en particulier. Lorsque le roman est publié en 1933, Maurice Blondel a entretenu à propos de ce livre une abondante correspondance avec son auteur [5]. Je renvoie à l’annexe [6].

Il serait tout aussi vraisemblable de faire d’Augustin une approche pascalienne, y soulignant les thèmes chers à l’auteur des Pensées : la misère de l’homme sans Dieu [7], la tentation du divertissement, la distinction des trois ordres, la charité (et son « organe », le cœur) comme forme supérieure de la connaissance, l’apologétique, etc.

Mais les deux grands philosophes spiritualistes ne communient-ils pas tous deux à la même vision augustinienne de l’être ? Et le héros ne fait pas qu’emprunter son prénom au Père africain, lui dont le désir semble aveugle :

 

« Le mot ‘désirer’ employé seul, sans explication, sans complément d’aucune sorte, ne présente pas de sens intelligible. Et cependant, c’est bien cela. De cette langueur aveugle, de ce désir aux yeux crevés, Augustin ne peut même pas dire qu’ils sont joie ou souffrance, ou les deux à la fois… mais qu’est-ce qu’il y a donc, ce soir, précisément, ce soir, dans ses nerfs et dans son cœur ? D’habitude, c’est beaucoup plus simple. […] Augustin ne l’a jamais senti encore… Il sangloterait de ne pas savoir où tend son désir [8] ».

 

Dans une récente Thibaud Collin l’a éclairé à partir de la métaphysique aristotélico-thomasienne. Il se fonde sur une parole de Malègue dans une conférence intitulée « Le sens d’Augustin » que son épouse, Yvonne Malègue, a ajouté en appendice de la réédition posthume, en 1947 : « L’intelligence contemporaine tend, de plus en plus, à déserter le métaphysique pour l’expérimental ». Ainsi s’explique aujourd’hui « le problème de la foi et de l’incrédulité [9] ». À la suite de Malègue, Thibaud Collin relit l’itinéraire d’Augustin Méridier, de la perte de la foi à la conversion, à partir de cette dialectique entre le métaphysique et l’expérimental [10].

  1. Mais c’est peut-être du point de vue de la théologie spirituelle que l’approche est la plus féconde. La scène finale, sans atteindre à la hauteur mystique de la rencontre entre la comtesse et le curé de campagne, décrit avec profondeur le retournement tant attendu d’Augustin, par la médiation de son ami Largillier, devenu jésuite. Mais l’on connaît surtout le thème qui, sans surprise, a retenu le pape François, les classes moyennes de la sainteté : « Sa vieille idée que le seul terrain d’exploitation correcte du phénomène religieux est l’âme des Saints lui parut insuffisante. Les âmes plus modestes comptaient aussi, les classes moyennes de la sainteté [11] ». Mais que l’on se garde bien de croire qu’il s’agit d’un apologue en faveur d’une sainteté moyenne, c’est-à-dire au rabais : « Il sentait entre l’âme de sa mère et celle de ces Saints une simple différence de degré en sorte qu’il pût presque toucher ceux-ci par celle-là [12]». Augustin en a deux exemples autour de lui, sa mère et sa sœur Christine qui, séparée de son mari, élève seule leur enfant [13]. Madame Méridier, toujours attentive aux autres [14], l’est d’abord à Dieu, par exemple, en respectant admirablement le repos du dimanche : « Comme c’était dimanche, elle garda sur ses genoux, dans une oisiveté dont elle avait gêne, ses mains qui, conservant la forme de leurs occupations, semblaient s’excuser de faire pour rien les gestes du travail [15]». La sainteté de Christine, qui est constamment décentrée d’elle-même [16], transparaîtra singulièrement lorsque son enfant que le livre appelle Bébé, sera en train de mourir. « Mon enfant – lui dit le vieux prêtre de la famille –, il est réellement des circonstances où les seules conduites possibles sont les conduites héroïques [17] ». De fait, la bien prénommée Christine sera héroïque. Lorsque son « enfant bien-aimé [18] » s’en va, Christine observe « une coïncidence d’importance extrême » : « Dieu me l’a redemandé aujourd’hui, vendredi, à trois heures du soir ». Et de dire, dans un acte d’abandon admirable : « Est-ce que Dieu n’aime pas autant que moi mon petit enfant ? Pour assurer son éternité bienheureuse, si Dieu me demande de me crucifier avec Lui, rien que moi […]… moi toute seule avec mon chagrin… je peux [19] ». Et, juste après, Augustin-Joseph Malègue commente : « Quelques âmes ne perdent jamais le sentiment de la paternité de Dieu. […] Les âmes plus modestes comptent aussi, les classes moyennes de la sainteté [20] ». Si l’héroïsme des vertus est la condition fondamentale de la sainteté, elle peut donc être qualifiée de sainte.
2) Relecture en clé d’amour

Pour notre part, nous souhaiterions en faire une lecture à la lumière de l’amour. Non sans coups de sonde dans le reste du roman, nous nous centrerons sur la sixième partie intitulé : « Canticum canticorum » [21]. Désormais, Augustin Méridier, le brillant étudiant de Normale, est professeur à la Faculté des Lettres de Lyon, célibataire d’une trentaine d’années déjà décoré de la Légion d’honneur. Ces deux cent pages, assez inattendues, après la description détaillée des troubles intérieurs et spirituels d’Augustin, croyant, puis critiquant sa foi et, enfin, critiquant sa critique, content l’amour impossible pour Anne de Préfailles qui, contre toute espérance, se concrétise enfin et à la fin. Nous souhaiterions non pas conter le détail de l’histoire faite d’allers et retours mouvementés, mais montrer combien l’amour-passion, quand il est vécu de manière droite, contient en germe, un véritable amour-don. Autrement dit, loin d’être opposées, l’éros est, en son essence la plus intime et la plus cachée, comme une promesse d’agapè.

Augustin a beau être solitaire, il est aussi une âme ultra-sensible qui a déjà vibré plus d’une fois à l’attrait féminin, notamment celui de Marie, « forte et belle fille », « rurale et intérieure », à la « tranquille pureté avertie [22] », pour qui il éprouve « un grand déchirement tendre et passionné [23] » – qui ne sera pas partagé, puisque la jeune campagnarde deviendra religieuse. Il a beau être cérébral, il peut être très sensuellement attiré par « un bras nu d’une distinction enivrante [24] ». Il a beau être d’une grande réserve et avoir chastement évité les excès dont ne se sont pas toujours préservés ses collègues de Normale, il n’en est pas moins soulevé par un véritable attrait. Comme il l’avouera à son ami lui demandant sobrement « Luxure ? Impureté ? », dans son unique confession générale, au terme de sa vie : « Chasteté de vie. Moindre chasteté de cœur [25] ». De fait, « ses arrière-pensées avaient convoité Marguerite [26] ».

  1. a) Un amour-attrait

Après s’être longtemps absenté (prisonnier en Allemagne, puis convalescence à Lausanne, en Suisse, enfin départ pour Harvard), il revient au pays où il est invité à déjeuner aux Sablons, le château des Desgrès des Sablons. C’est là qu’il rencontre Mlle de Préfailles. En fait, c’est la deuxième fois, la première étant l’examen qu’il a fait passer à « Mademoiselle Anne-Élisabeth-Marie-Armelle de Préfailles [27] ». Et déjà, là, il est subjuguée par « les longues lignes de sa beauté [28] ». Malègue reviendra souvent sur cette attirance physique, sensuelle, même, d’Augustin pour Anne. Oui, il s’agit bien d’abord d’un amour-attrait. Cette attirance se porte vers le corps, ainsi que nous venons de le dire. Augustin est particulièrement sensible aux formes : « Elle était fine et svelte, à peu près aussi grande que lui [29] » ; « La longue élégance de ses bras, les courbes momentanées de sa robe pure et nue dessinent une manière d’immobile pas de danse [30] » ; sa main est « un oiserau resté aérien [31] ».

Et comme la species est l’une des deux caractéristiques de la beauté, cette propension morphologique ouvre directement Augustin à la beauté d’Anne : « Il la vit […] plus belle qu’il ne l’eût jamais supposée [32] », « belle à en mourir [33] ». À cette expérience objective de splendeur se joint aussitôt et d’abord celle, subjective, de la paix surabondante. Je dis bien paix et non pas joie, car toutes les notations vont dans le sens d’une unification. Malègue parle d’une « refection de lui-même », « l’équiibre nouveau pacifiant son âme regroupée », de « repos, fin des troubles, plénitude [34] ». Comment s’en étonner quand on sait combien Augustin est une âme non seulement tourmentée, inquiète, constamment insatisfaite, mais solitaire, cérébrale, en permanente auto-inspection.

C’est après coup que survient la joie, « une gaieté aimable et même vive ». Toujours introspectif, il note ce retard : « L’inondation de bonheur n’est venue qu’après [35] ». Et c’est dans un troisième et dernier temps, qu’Augustin se donne enfin le droit de nommer le sentiment source : l’« amour ». C’est-à-dire « un éperdu désir d’être auprès d’Anne, d’elle seule et pas d’une autre […] la brûlure d’une communion [36] ».

Il se porte aussi vers les autres valeurs de la féminité : « Il l’avait vue douce, bonne, pitoyable [37] ». Une autre fois, la voyant sur un tabouret, l’attention d’Augustin qui « ne la quittait pas » des yeux fut attiré par la « splendeur de pensive jeunesse ». Certes, il n’est pas indifférent au « charme des formes », à ce « souple jeune corps penché […] en cette pose sculpturale et classiquement belle de jeune fille assise aux bras nus [38] ». Mais il l’est ici par « l’absence de tout éclat cherché », « son raffinement héréditaire, l’élégance atavique », sa « plénitude éblouissante », « un attrait d’effacement », « un goût de réserve et de retraite [39] ». De fait, le désir qui naît alors chez Augustin est seulement celui d’une douce proximité : il se prend à imaginer « d’une poussée pleine de douceur et de feu, cette petite tête abandonnée contre son épaule, ses joies à lui frôlées par la douce chevelure, et tous deux penchés l’un contre l’autre, en leur tendresse légitime et bénie, écoutant il ne savait quoi dans la nuit [40] ».

Et cette inclination englobe jusqu’aux valeurs spirituelles : « Il la vie ardent, candide, entendue, délicate, pleine de Dieu […]. Il s’agenouilla, il se prosterna, il s’anéantit devant elle, une fois de plus, dans l’incognito de son cœur [41] ». Mais, et c’est là le propre de l’éros, il n’atteint au plus spirituel que par la médiation symbolique, voire sacramentelle, du charnel : « Il ne l’avait jamais vue plus passionnément belle, et transparente jusqu’à l’âme [42] ». D’ailleurs, de même que l’amour engendre dans la beauté, les communions les plus romantiques s’opèrent par la médiation de la poésie : c’est ainsi qu’Anne et Augustin se retrouve autour d’une citation de Shelley hautement métaphorique [43].

En même temps, Augustin n’est pas dupe du caractère secrètement narcissique de cette attirance. Voire de la secrète violence du regard qui prend au lieu de recevoir : « En trois coups d’œil, comme une brute, il rafla tout ce qu’il put de ce velouté de pâleur et d’ombre qui était son visage […]. Il razzia tout, sans discrétion, sans retenue [44] » ; « Il dévorait chacun des mouvements arrondis, un peu las et coulants de son jeune corps [45] ».

  1. b) Un amour-passion

Loin d’être une simple attirance, cet amour est radical, c’est-à-dire passionné et donc romantique. Augustin est totalement épris et pris par l’être aimé : « La chaleur de la présence d’Anne possédait entièrement son cœur [46] ». Plus encore, « il l’a-do-rait, au sens plein, au sens théologique », du terme [47]. Déclinons-en quelques caractéristiques qui en sont autant d’indéniables indices.

 

  1. Total, l’« enivrement » de la passion amoureuse cause la « transformation de toute chose » en lumière et bonheur : « Des réserves de fraîcheur insoupçonnables remontaient de la profondeur des choses pour s’étaler sur leur superficie magnifique [48]». Il courbe en particulier autour de lui l’espace et le temps. Malègue est particulièrement sensible à la manière dont l’amour redéfinit littéralement le lieu, ou plutôt le mi-lieu entre Augustin et Anne. Nombreuses sont les notations en ce sens, et dès leur première rencontre : « Entre elle et lui, les soixante cetimètres d’air se chargèrent de réalité religieuse privée, profonde, appartenant en propre à la fine et grave jeune fille qu’il voyait devant lui, mystérieuse [49]». Une confirmation expérimentale immédiate en est fournie lorsqu’Anne s’éloigne après les « dix merveilleuses minutes » d’examen : « L’amphithéâtre s’était dépouillé de tout intérêt et même de tout sens [50] ». Ce n’est pas seulement l’espace extérieur qui s’incurve autour de l’être adoré, c’est tout l’espace intérieur : « Son amour l’ [la pensée d’Anne] occupait tout entière ? Il l’encombrait. Il l’expropriait [51] ». Plus tard, quand, apprenant la grave maladie de Bébé, Anne se rendra chez lui, alors qu’il est absent, il est tout habité par « l’endroit du salon où elle s’était trouvée [52] ».

Ce qui est vrai de l’espace l’est tout autant du temps. Mais ce constat est beaucoup moins original. En l’occurrence, les pensées d’Augustin commencent à être constamment polarisées par l’être aimé : « la pensée d’Anne de Préfailles, dont jouait si souvent sa mémoire [53] ». Et cet amour structure le temps, rajeunissant chaque instant : « Chaque moment est créateur. Son amour […] était plénitude, simplicité, renouvellement de tout [54] ». Lorsqu’il s’occupe de Bébé, l’unique enfant de sa sœur Christine, qui est en train de mourir d’une méningite tuberculeuse, il ne pense à rien d’autre. Jusqu’au moment où, transportant le liquide céphalorachidien à un laboratoire, « Augustin eut, de revoir Anne, une grande soif soudaine, douce et déchirante, une agonie de désir qui balaya tout le paysage ». Or, la violence de ce surgissement n’atteste que la constance de son refoulement : « Resté à l’arrière-plan pendant la plus grande partie de la journée, tiède, tendre et discret, ce désir connaissait cependant des paroxysmes [55] ».

 

  1. Cet amour-passion transforme aussi tout en signes où se donne la totalité de la personne. Cela est vrai des signes visuels qu’offre la personne aimée. Malègue va jusqu’à préciser sa structure ontophanique, joignant le « cœur » au visage, le fond à la surface, « guère plus qu’un faible morceau de surface [56]». C’est ainsi que, voyant les « chaussures de daim gris mat » qui « se mouvaient avec cette délicatesse précise et continue qui évoquait un contact floral », alors, « sur le sol, aux places touchées, Augustin souhaita de mettre ses lèvres. Seul, il l’eût certainement fait [57]».

Ce pansémiotisme vaut encore davantage du toucher. La première fois qu’Augustin rencontre Anne chez les Desgrès des Sablons, donc la troisième fois qu’il la voit, Anne « prit son bras. De lourdes ondées chaudes montèrent une à une et rythmiquement de ses profondeurs corporelles [58] ». Ici, Malègue précise que le dynamisme ontophanique qui joint la superficie peaucière au cœur profond (et retour) est la rythmique ondulatoire, qui est la forme la plus subtile de la matière. En effet, commente-t-il, interpellant les formes : « Vous avez l’inexpliqué pouvoir de descendre en un éclair au fond du cœur d’Augustin, au fond de tout cœur qui devant vous s’expose [59] ». Et plus loin : « Un champ de sensibilité tremblait autour de son corps, et le centre en était cette impression de pesée passive et légère de la main d’Anne sur son bras [60] ».

Lors de la deuxième rencontre avec Anne au château des Desgrès des Sablons, Anne tend sa main gantée à Augustin. Bien que la jeune fille l’invite « à ne rien chercher derrière elle [cette poignée de main], dans la direction de profondeurs absentes », ce n’est pas du tout ainsi qu’il le vit : « Ce contact séjourna quelque temps sur l’emplacement où il était né, Augustin prenant la précaution de le protéger contre le souffle du vent. Suffisamment invisible dans l’ombre, sous la protection des premiers arbustes, en une chapelle de branchage à ras du sol, il se composa un air distrait, puis, osant s’agenouiller devant sa propre main, la porta d’abord doucement, mais frénétiquement à ses lèvres [61] ». Avez-vous dit adoration ?

 

  1. Cette loi de symbolisation s’étend aux objets. En particulier la rose ou l’odeur de rose qui, depuis la première rencontre jusqu’au terme de la vie d’Augustin [62], est la médiatrice de la personne aimée, donc de l’amour qui les lie [63].

Dès après la première rencontre, Augustin va se promener et tombe sur une allée de roses. Il multiplie « les interprétations autour de l’odeur de la rose ». Il faudrait tout citer. Relevons seulement cette suggestive notation : « Elles exhalaient cet émerveillement candide et continu, cet enivrement de se sentir aimé, qui est l’essentiel de leur parfum, la similitude humaine la plus proche de son impénétrable limpidité [64] ».

 

« Augustin multipliait les interprétations autour de l’odeur de rose, encerclant d’approximations parlées sa confidence délicieuse et intraduisible. De chacune des fleurs montait le même enivrement de fête, une joie lyrique simplifiée, stylisée et toute la naïveté de bonheur d’une princesse enfant. Leur fête se donnait à quelque distance du sol en des palais floraux transparents, dans la couche d’air qui couvre les prairies. C’est là qu’elles exhalaient cet émerveillement candide et continu, cet enivrement de se sentir aimé, qui est l’essentiel de leur parfum, la similitude humaine la plus proche de son impénétrable limpidité [65] ».

 

La musique n’est pas qu’un symbole de plus. Elle présente en plus des ressemblances, des résonances avec l’amour [66], « les immenses orgues de son amour [67] » : « Augustin sentit que la musique allait être homogène à tout ce que renfermait son amour ». En effet, comme l’amour, la musique exige une âme totalement réceptive ici à la mélodie, là, à l’être aimé : « Le recueillement nécessaire à la musique conseillant même qu’on fermât les yeux, une nuit spéciale, interne, humaine, ajoutée à la nuit sidérale, ferait le vide autour des sons pour les introduire en une âme déblayée et rendue déserte, propre à toute empreinte qu’ils y allaient déposer [68] ».

Mais, plus encore, le thème de la musique rentre en harmonie avec ce que vivent les amoureux. C’est ainsi qu’Anne vibre à l’unisson avec Augustin à la valse des Adieux (de Chopin) : « Ce long duo qu’est cet adieu, ce dialogue de deux cœurs qui se séparent [69] ». Comment ne pas y lire en transparence ce que ceux qui ne sont pas encore fiancés vont devoir endurer pendant leur séparation ? L’instant d’après, il échappe à Anne, pour la première fois, un « nous » (« Il faudra que nous réentendions tout cela ») qui la laisse « confuse et riante [70] ».

 

  1. Cet amour romantique est aussitôt et consubstantiellement lié à son contraire, la haine : « à certains moments de l’examen, il la détesta [71]». Sans oublier la jalousie, même vis-à-vis d’un « vieux Monsieur à tête de juge pour concours hippique [72]».

Ainsi qu’à son fruit contraire, la souffrance ou la « blessure [73] ». L’amour est une « confusion de délice et d’angoisse [74] ». Il conjugue « l’angoisse et […] l’extrême bonheur [75] ». Là encore, dès la première rencontre : en même temps qu’il sent « une parenté d’une rare essence », « intime », il devine, « de riches souffrances ultérieures (puisqu’il la reverrait), dont il serait trop heureux de souffrir [76] » Ainsi, dès la première séparation d’Anne, déjà « si loin », Augustin ressent « une faim d’elle furieuse [77] ». Puis, par la suite : Augustin « comprit une fois de plus qu’elle pouvait le faire souffrir infiniment [78] ». De fait, quand il retournera une fois aux Sablons et qu’il se rendra compte que Mlle de Préfailles, « une douleur violente le mordit comme une bête [79] ».

  1. c) Un amour-don

Toutefois, et c’est là notre thèse, cet amour érotique (au sens plein du terme éros) n’en est pas moins germinalement un amour agapètique, c’est-à-dire un don de soi.

 

Un échange tout en allusion et en métaphore parle du sacrifice dans l’amour. Mgr Hertzog raconte l’histoire de sa petite-nièce qui, « pianiste de premier ordre » s’entraînant quatre ou cinq heures par jour depuis l’âge de dix ans, demande à son fiancé : « Vous aimez la musique, André, n’est-ce pas ? ». Celui-ci ayant répond : « Ah ! Non. Ça, non ! », l’évêque conclut : « Elle ferma son piano à clef et ne l’a plus ouvert depuis [80] ». Or, l’amour-don se caractérise par cette capacité à se donner jusqu’au bout, jusqu’au renoncement.

De fait, en même temps, que sa passion amoureuse ne cesse de grandir, Augustin sent aussi monter en lui une autre forme d’amour. Trois semaines après les retrouvailles avec Anne, l’intimité délicieuse avec elle « traversait l’éblouissement de cet amour pour déposer sur ses marges comme une douceur d’amitié [81] ». Ne s’agit-il que d’amitié, au sens classique d’amour partagé ou réciproque ? Un autre passage, plus loin, montre qu’il s’agit d’agapè et non pas seulement de philia, sans pour autant exiler l’éros : il s’introduit « pour Augustin, dans les interstices de son amour, comme un autre chant différent et voisin, un autre sentiment profond, stabilisé, partagé, noble et renonçant [82] ». Souligné par moi. Le dernier adjectif rentre en résonance avec le sacrifice.

Ce qui n’est encore que rêvé et ébauché commence à prendre une forme sérieuse et stable, lorsqu’Augustin prend de plus en plus conscience que le décalage social interdit tout mariage avec Anne. De fait, il se trouve face à un dilemme qui, pour être culturellement situé et historiquement daté, n’en est pas moins cruel : seule la femme « de la très haute classe sociale [83] » peut franchir la distance ; or, seul l’homme peut demander sa femme en mariage. Aporie insoluble, qui fait tout le suspense d’un chapitre dont le titre, malheureusement, déflore la chute : « In paslmis et hymnis et canticis ». Alors, Augustin invente la solution suivante :

 

« Comme il lui était aussi impossible de ne pas vivre toute sa vie dans le voisinage d’Anne, dans la douceur de son amitié, comme l’intimité d’Anne (bonheur ou martyre, peu important) lui était une irrassasiable faim, eh bien ! il chercherait !… Une forme de dévouement total, permanent, très caché, aussi long que la vie se découvrirait bien. Il était possible d’arranger cela [84] ».

 

Comprenons bien. Même si Augustin parle d’une autre forme d’amour, cette autre forme est une trans-formation de l’amour éros (il parle d’« une irrassasiable faim »). Même s’il qualifie son « attachement » de « noble renonçant », cette « amitié », comme il l’appelle, est née de cette « faim » de son « intimité ». Par ailleurs, ce qu’il appelle « amitié » – sans doute, de par les limites de la langue française qui n’a guère de mots à sa disposition [85] –, encore une fois, est beaucoup plus qu’un simple attrait mutuel, ce n’est rien moins qu’un don sans restriction (« total »), sans retard (« permanent ») et sans retour (« très caché », donc ignorant toute reconnaissance).

Ainsi, dans sa logique la plus intime, l’amour-attrait contient en germe, lové en elle, le plus généreux des amours-don.

 

Relevons-en une triple confirmation. 1. La première est fournie par l’épreuve ou plutôt la double qu’envoie « le Destin [86] ».  La première est la mort de son neveu. Alors que Mme Desgrées transmet, par Christine, toute sa compassion, doublée de celle d’Anne de Préfailles, alors que sa sœur pousse Augustin à se rendre à Sablons, celui-ci rétorque dans une phrase irrévocable autant qu’admirable : « On ne court pas après le bonheur quand les siens souffrent [87] ». Si stoïcien soit son héroïsme, il rime avec le plus pur altruisme [88]. Mais que l’on n’aille pas s’imaginer Augustin insensible, raidi dans son devoir. Quand il se retrouve seul, il s’effondre en larmes, désespéré de ne pas avoir entendu le conseil de Christine.

La seconde, bien plus accablante, est celle de son infection tuberculeuse qu’Augustin découvre au moment même où, lors de l’inhumation, il a la joie de revoir Anne [89]. Avec la même abnégation sans concession, il décide de renoncer : « Même si nous étions fiancés » – explique-t-il à sa sœur qui est aussi sa confidente –, « mon devoir le plus strict serait de m’effacer [90] ». Plus tard, il exposera encore plus clairement sa motivation : « Je ne pouvais pas [vous demander d’attendre que je guérisse au sanatorium]. Vous vous fussiez cru liée par des liens plus forts, précisément à cause de mon malheur [91] ». Or, si intransigeante et non dialogante soit la décision d’Augustin, si surdéterminée soit-elle par la culpabilité [92] d’où sourd la tentation d’autopunition, par l’« épouvante que Dieu daignât s’occuper de moi individuellement » à travers « la présence de l’ange [93] » (Anne), et par l’acédie, cette absence d’envie de vivre qui le conduira à la mort prématurée, elle ne peut en tout cas être suspectée de narcissisme. Donc, une nouvelle fois, ab imo amoris, nous voyons se dessiner une attitude d’authentique don. Pour sceller cette oblation en forme d’ablation, il écrira une lettre distanciée, froide.

 

  1. C’est parce que la vérité de l’éros est l’agapè qu’il peut être une échelle vers le Dieu d’amour. C’est ainsi qu’Anne sera, jusque dans son nom à une lettre près, « l’Ange » dont il parlera au terme [94], c’est-à-dire la médiatrice – ou plutôt l’une des médiatrices qui le conduira à Dieu ou plutôt qui conduira Dieu à Augustin. « La plénitude de cet amour le confondait. Il ne savait trop quel chemin prendre pour faire monter vers Dieu sa gratitude ni quel sens exacte donner au terme : bénédiction [95]». Comme s’il renouvelait la quarta via, en partant de l’expérience de la plénitude de l’amour humain.

 

  1. Enfin, cet amour-don, n’est-ce pas celui qu’Augustin a expérimenté avec sa famille, en particulier auprès de son père ? Mais, usé autant que détourné par le romantisme, le mot amour peine à dire l’affection immense de M. Méridier pour son fils :

 

« On parle de l’amour paternel ou maternel ? Peuh ! qu’est-ce que ce mot ‘amour’ ? Bien trop ampoulé, étriqué à la fois pour dire le don total, détaillé, raffiné, dans chaque fibre et dans la masse, du cœur qu’un homme a fait mol et large, exprès pour que puissent s’y étirer à l’aise tous les mouvements de son enfant [96] ».

Annexe. Blondel et Malègue

D’un mot, Histoire et dogme, l’ouvrage de Blondel, emboîte trois thèmes : la critique de l’apologétique courante, l’« extrincésisme » ou la « théologite » ; la critique symétrique de l’« historicisme » ou de la « criticite » ; la solution blondélienne : la tradition créatrice ou vivante. Or, ces trois thèmes se retrouvent dans une sorte de synopsis que, au terme de sa vie et du roman, Augustin ou le Maître est là, alors qu’il se sait condamné par la tuberculose, Augustin offre de son propre itinéraire : les trois actes correspondent de manière biunivoque aux trois parties du livre de Blondel. Voyons-le plus en détail, suivant pour cela l’article de Wikipédia : « L’intervention de Blondel dans la crise moderniste ».

1) Blondel, Histoire et dogme

a) Critique de l’apologétique courante, l’« extrincésisme » ou la « théologite »

Pour Blondel, « Si les faits chrétiens (histoire) et les croyances chrétiennes (dogme) coïncidaient à la lumière d’une expérience ou d’une évidence complète ; si, du moins, l’on n’avait qu’à croire ce que d’autres ont vu et constaté, il n’y aurait aucune place pour notre difficulté [97] ». Geneviève Mosseray commente ce point comme suit :

 

« Le tort d’une apologétique, courante à l’époque, était de déclarer que la Bible était garantie en bloc par l’autorité divine et que dès lors l’enseignement chrétien découlait de manière directe des textes sacrés. Blondel appelle ‘extrincécisme’ cette première attitude qui fait refluer, sans intermédiaire, le dogme sur l’histoire. C’était l’attitude de certains théologiens rigides pour qui l’argument d’autorité dispensait de toute recherche scientifique (Dans une lettre à un ami, Blondel désigne plaisamment cette attitude du nom de « théologite »). Mais c’était aussi l’attitude de nombreuses personnes bien disposées, marquées par leur éducation chrétienne [98] ».

 

Devant cette crise, Blondel signale le raidissement de certains qu’on appellera plus tard intégrisme, un mot forgé dans le contexte antimoderniste selon G. Mosseray. Mais Blondel prend aussi la mesure de la crise de l’Église et met en cause aussi bien ceux qui sont troublés par « la cécité de ceux qui ferment les yeux sur les faits » (soit les partisans de la « théologite ») que ceux (les partisans de la « criticite »), qui sont ébranlés par «les affirmations troublantes de ceux qui cherchent trop la lumière en eux [99] ». Cette seconde attitude est ce que Blondel appelle l’« historicisme ».

b) Critique de l’« historicisme » ou de la « criticite »

Cette attitude, « au lieu de faire refluer le dogme sur l’histoire […] cherche à monter comment l’histoire et l’histoire seule, peut rendre compte de tout le développement du christianisme [100] », les deux attitudes partageant la présupposé selon Geneviève Mosseray d’un passage direct de l’idée au fait ou l’inverse. Pourtant, si c’est Loisy qui est visé par Blondel, Blondel lui-même ne contestait pas l’autonomie de l’histoire dans son ordre ni d’ailleurs la volonté d’inscrire l’histoire de l’Église dans les lois humaines de la société, cette action divine (à supposer qu’elle existe), ne faisant pas « nombre avec les faits qui gardent leur intelligibilité propre [101] ». Cependant, Blondel fut déçu par la volonté de Loisy de s’en tenir aux faits sans s’intéresser à d’autres problèmes comme celui de l’âme de Jésus. Il s’explique comme suit :

 

« L’histoire réelle est faite de vies humaines ; et la vie humaine, c’est la métaphysique en acte. Prétendre constituer la science historique en dehors de toute préoccupation idéale, supposer même que la partie inférieure ou la cuisine de l’histoire peut être, au sens étroit du mot, une constatation positive, c’est, sous prétexte d’une neutralité impossible, se laisser dominer par des partis pris – des partis pris comme tout le monde en a forcément, dès lors qu’on n’a pas acquis une conscience réfléchie de ses propres attitudes d’esprit ni soumis à une critique méthodique les postulats sur lesquels on fonde ses recherches [102] ».

 

Or le positivisme de l’époque empêchait de voir la pertinence de ce point de vue, selon Geneviève Mosseray, et interdisait aussi selon elle toute étude de la conscience que Jésus pouvait avoir de son action. On connaît l’affirmation centrale de Loisy : « Le Christ a annoncé le Royaume, mais c’est l’Église qui est venue [103] ». Mais la question de savoir si le Christ a fondé l’Église ou s’il est seulement « l’initiateur occasionnel d’un mouvement humanitaire [104] », est une question que peut certes poser l’historien mais qu’il ne peut pas trancher définitivement.

c) La solution blondélienne : la tradition créatrice ou vivante

Certes, poursuit Geneviève Mosseray, le christianisme se présente comme un fait, mais il y a différents sens à ce terme : succession chronologique, succession logique et continuité organique. Pour passer de la succession chronologique aux autres significations, « l’historien doit chaque fois faire intervenir une idée directrice qui lui permet d’organiser ses observations et de leur donner un sens [105] ». Il faut trouver un intermédiaire entre le dogme et l’histoire et c’est la tradition qui n’est pas une attitude tournée vers le passé uniquement mais aussi vers l’avenir, qui n’est pas la simple transmission orale à côté des textes de l’écriture, mais « l’action même des croyants qui vivent du message évangélique [106] ». « L’Église, par sa tradition vivante s’assure la permanence de l’esprit de son fondateur, dans le dynamisme de son propre mouvement spirituel à travers l’histoire [107] ». Pour Blondel, cette tradition est « puissance conservatrice mais en même temps conquérante » qui a « sans cesse à nous apprendre du nouveau parce qu’elle fait passer quelque chose de l’implicite vécu à l’explicite connu » et sert « à nous faire atteindre, sans passer par les textes, le Christ réel qu’aucun portrait littéraire ne saurait épuiser ni suppléer [108] ».

Voici donc selon Geneviève Mosseray les trois thèmes que Blondel développe dans Histoire et dogme : « critique de l’extrincésisme qui cherche à confirmer directement le dogme par l’histoire ; critique de l’historicisme qui rente de réduire le christianisme à son devenir observable ; nécessité de recourir à la tradition vécue pour comprendre le passage des faits aux idées [109] ».

2) Application au roman de Malègue

Nous le disions, le protagoniste offre lui-même de sa vie un résumé sous la forme d’un drame en trois actes [110] :

a) L’Acte I

Joseph raconte l’enfance et adolescence fidèles et croyantes du héros.

b) L’Acte II

Il raconte la perte de la foi. Un « drame de la pensée pure [111] ». Elle se déroule en deux tableaux : « Premier tableau : la critique positive détruit le christianisme du jeune héros. […] Deuxième tableau : la critique de la critique positive détruit la critique positive [112] ».

1’) Premier tableau : la perte de la foi à cause de la critique

Augustin a d’abord fait partie de ceux – comme bien des chrétiens de base de cette époque de l’Église – qui font simplement confiance aux Écritures et aux faits qu’elles rapportent par référence à l’autorité divine (la théologite au sens de Blondel). À la suite des « affirmations troublantes de ceux qui cherchent trop la lumière en eux [113] », c’est-à-dire ces mêmes faits (la criticite dans le vocabulaire moqueur de Blondel), il perd la foi.

2’) Deuxième tableau : la critique de la critique sans retour à la foi

Sans recouvrer la foi, Augustin se rend compte des a priori de la critique historique positiviste et rédige à cette fin un article pour les Proceedings d’Harvard intitulé « Paralogismes de la critique biblique » où il établit que l’histoire n’atteint pas le fond de la réalité, mais « n’est jamais qu’une reconstruction faite sur la base d’hypothèses sans cesse à réviser. On retrouve ici l’affirmation blondélienne selon laquelle les faits observables ne s’organisent pas sans idées directrices [114] ».

c) Acte III : la venue de l’Ange et de la tradition au sens de Blondel

Après cette critique de la critique, Augustin cherche dans son œuvre de philosophe, notamment dans sa thèse sur Aristote, l’idée de finalité qui « vient corriger le mécanisme par un dynamisme spirituel ». Lors de l’examen que présente chez lui Anne de Préfailles (dont il tombera éperdument amoureux), il lui cite de mémoire un texte d’Émile Boutroux dans son Introduction à un livre de Zeller sur Aristote : « Lorsque l’être a atteint toute la perfection dont sa nature est capable, cette nature ne lui suffit plus. Il a acquis l’idée claire du principe supérieur dont cette nature l’inspirait sans le savoir. C’est ce nouveau principe qu’il a désormais l’ambition de développer [115] » Pour Geneviève Mosseray, cette idée exprimée à travers la philosophie de Boutroux est une allusion aux trois ordres de Pascal (les corps, l’esprit, la charité). Elle constitue aussi une allusion aux étapes, hétérogènes et solidaires (les cercles concentriques pareils à ceux qu’une une pierre immergée crée à la surface de l’eau), que, chez Blondel, l’action doit franchir « pour rester fidèle à son élan [116] ».

Pourtant Augustin ne se convertit pas encore. Et c’est quand il apprend qu’il est condamné par la tuberculose qu’il théorise lui-même sur son destin en parlant d’un drame en trois actes dont l’Acte trois est le suivant : « Acte trois : l’apparition de l’Ange. L’ange reconquiert le jeune héros [117] ». Augustin fait allusion à une autre phrase décisive qu’il gardera jusqu’au terme de sa vie et fut prononcée par son ami Largilier, citant saint Thomas, du moins à ce qu’il croit : « Dieu ne laisse pas errer jusqu’à la fin ceux qui, le cherchant dans la bonne foi de leur cœur, ne l’ont pas trouvé. Il enverrait plutôt un Ange [118]… ». Dans une lettre à Joseph Malègue, Maurice Blondel l’interroge sur son héros, Augustin : « La perte de sa foi n’est-elle pas due à une imprudence, à une présomption, à une erreur de méthode, analogues à celles que dans mes articles Histoire et dogme sur les lacunes d’exégètes comme Loisy, j’avais essayé de définir et de proscrire [119] ? ». Le romancier lui répond que cette remarque est judicieuse. En effet, la faute d’Augustin a été de travailler seul. Voilà pourquoi il ne pouvait revenir « qu’avec quelqu’un [120] ». Telle est la mission de l’Ange, qui est donc un médiateur.

Mais, plus concrètement, qui est cet Ange ? Lorsqu’Augustin fait cette présentation ironique et amère de sa vie, il considère alors que l’Ange aurait été Anne de Préfailles s’il avait pu l’épouser. Toutefois la médiation sera non pas d’abord celle de l’amour, mais celle de l’amitié, le complice de l’École Normale Supérieure, Largilier, devenu prêtre et jésuite. Celui-ci retrouvera Augustin au sanatorium et l’aidera à renouer avec la foi à la veille de sa mort. Toutefois, pour Geneviève Mosseray, cette médiation angélique est aussi ce que Blondel appelle la Tradition, soit l’expérience de la foi vécue chez bien d’autres croyants rencontrés par Augustin Méridier et qui l’ont entouré [121] : avant tout, sa mère et sa sœur [122], ainsi que nous l’avons dit dans l’introduction – par le biais de la Communion des Saints [123]. Mais nous retrouvons ici, sous un autre aspect, Anne de Préfailles elle-même.Voire, d’autres personnes en lesquelles il vérifie sa vieille hypothèse que « le seul terrain d’exploration directe du phénomène religieux est l’âme des saints », parmi lesquelles il y a non seulement les saints reconnus, mais aussi « les âmes plus modestes […] les classes moyennes de la sainteté [124] ». L’Acte III raconte donc un authentique retour à la foi.

Pascal Ide

[1] « Seule est heureuse l’âme qui aime » (Gœthe, cité par Augustin, dans Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, Paris, Spes, 1933, Paris, Le Cerf, 2014, VI. 3, p. 434 s).

[2] Cf. José Fontaine, La Gloire secrète de Joseph Malègue (1876-1940), Paris, L’Harmattan, 2016 ; Charles Mœller, Littérature du xxe siècle et christianisme, Paris et Tournai, Casterman, tome II, p. 217-302 ; Jean Lebrec, Joseph Malègue : romancier et penseur (avec des documents inédits), Paris, H. Dessain et Tolra, 1969.

[3] La vie se vit avant de se réfléchir. Alors, par le travail de la mémoire, le temps se retourne : « Augustin ne se voyait pas grandir. Il grandissait, tout bonnement. […] À certaines dates symétriques, il se retournait, pour voir d’un coup d’œil, les mois laissés derrière lui » (Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, II. 1, p. 57).

[4] « Un continuel usage de termes abstraits, traînant en laisse des métaphores, jetait, selon Augustin, de décevants reflets sur une obscurité essentielle » ( Ibid., II. 2, p. 85).

[5] Cf. Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’. J. Malègue lecteur de Blondel », Les écrivains et leurs lectures philosophiques, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 73-89 ; Id., « Augustin de Joseph Malègue et la pensée de Maurice Blondel », Nouvelle revue théologique, 137 (2015) n° 1, p. 106-120 ; José Fontaine, « L’Action et Histoire et Dogme de Maurice Blondel chez Joseph Malègue », Nouvelle revue théologique, 141 (2019) n° 3, p. 430-447.

[6] Je me permets d’émettre une critique. La réponse de Blondel au modernisme est la Tradition. Mais celle d’Augustin-Malègue est la kénose du Verbe dans l’Écriture comme chez Emmanuel Durand : « Dans le cristal adamantin des dogmes, c’était la facette qui frappait l’âme moderne, scientifique et mystique ensemble. La nature humaine de Jésus, subissant les déterminismes que sa nature divine avait elle-même instituées, se soumettait au mécanisme social des expositions historiques lacunaires » (Augustin ou le Maître est là, VIII. 3, p. 796). Et Augustin le reprend dans un texte qui sera publié de manière posthume et que lit Christine : « Jésus venu dans une obscurité telle que le shistoriens (modernes) l’ont à peine aperçu ; les lois sociologiques de l’intechnicité des témoiganges (acceptées par lui) le cachent à leurs techniques terrestres » (VIII. 4, p. 816).

[7] « Ils [les modernistes] n’ont pas cru que ce fût lui [Jésus fils de Dieu]. La ‘charité’ le leur eût fait apercevoir » (Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, VIII. 4, p. 816).

[8] Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, II. 2, p. 84.

[9] Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, Paris, Spes, 1947, Tome II, p. vii.

[10] Cf. Thibaud Collin, « La conversion, entre ‘le métaphysique et l’expérimental’ (dans Augustin ou le Maître est là) », Colloque international en ligne, Joseph Malègue : à la (re)découverte d’une œuvre, Université Paris-Est Créteil (équipe LIS), vendredi 19 mars 2021.

[11] Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, III. 2, « Les plus heureux jours », p. 409. Cf. IV, 1, p. 241 ; VI. 3, p. 405.

[12] Ibid., VI. 4, p. 453.

[13] Par certains côtés, Christine, la mystique cachée, celle qui aime « à travers une immensité de renoncements à chaque instant reconquis » (VIII. 4, p. 811), le plus sublime étant celui de son enfant dont on devine qu’elle a offert la souffrance inouïe de sa mort pour la conversion de son frère, est la véritable héroïne du roman, celle à qui Malègue consacre ses dernières pages – un peu comme Sam serait, plus encore que l’humble Frodon, l’authentique héros du Seigneur des anneaux.

[14] Par exemple, lors du retour d’Augustin après une longue absence, toutes ses questions sont tournées vers son bien, de manière très concrète : « Ah ! Ta valise ! Qui te l’as portée ? Tu as bien fait de ne pas te fatiguer sous ce grand soleil… » (VI. 1, p. 369).

[15] Ibid., VI. 1, p. 373.

[16] Ibid., VII. 5, p. 700 en bas.

[17] Ibid., VII. 4, p. 656.

[18] Ibid., VII. 5, p. 671.

[19] Ibid., p. 673.

[20] Ibid., p. 675.

[21] Ibid., VI, p. 359-543.

[22] Ibid., IV, p. 203.

[23] Ibid., p. 207

[24] Ibid., V. 2, p. 329.

[25] Ibid., VIII. 3, p. 805.

[26] Ibid., V. 2, p. 331.

[27] Ibid., VI. 3, p. 396.

[28] Ibid.

[29] Ibid., p. 438. 

[30] Ibid., p. 443.

[31] Ibid., VI. 4, p. 518.

[32] Ibid., VI. 3, p. 413.

[33] Ibid., VI. 4, p. 518. « Toute beauté humaine est une offrande de bonheur qui ne s’adresse à personne en particulier » (VI. 4, p. 472).

[34] Ibid., p. 413.

[35] Ibid., VI. 3, p. 414.

[36] Ibid., p. 417.

[37] Ibid., VI. 3, p. 439.

[38] Ibid., VI. 4, p. 501.

[39] Ibid., p. 501-502.

[40] Ibid., p. 502.

[41] Ibid., p. 518.

[42] Ibid., p. 525.

[43] Cf. Ibid., VI. 4, p. 538. Les vers du poète anglais parle de la rencontre de la mer et de la terre, par la médiation de la lune. Et le terme « romantisme » est prononcé, juste après, par Mme Desgrès des Sablons (Ibid., p. 539).

[44] Ibid., VI. 3, p. 438. 

[45] Ibid., VI. 4, p. 468.

[46] Ibid., VI. 4, p. 481.

[47] Ibid., VIII. 1, p. 736.

[48] Ibid., VI. 4, p. 451.

[49] Ibid., VI. 3, p. 398.

[50] Ibid., p. 403.

[51] Ibid., VI. 4, p. 451.

[52] Ibid., VII. 4, p. 660.

[53] Ibid., VI. 3, p. 408.

[54] Ibid., VI. 4, p. 452.

[55] Ibid., VII. 1, p. 571. Cf., de même, VII. 2, p. 608.

[56] Ibid., VI. 3, p. 410.

[57] Ibid., VI. 4, p. 474.

[58] Ibid., VI. 3, p. 412.

[59] Ibid., p. 413.

[60] Ibid., p. 414.

[61] Ibid., VI. 4, p. 482-483.

[62] Ibid., VIII. 4, p. 821

[63] Par exemple, au moment du départ après le déjeuner (VI. 3, p. 445), après la soirée décisive et décisionnelle chez les Desgrès des Sablons (VI. 4, p. 540), à la mort de Bébé (VII. 5, p. 681), sur son lit de mort, au sanatorium (VIII. 3, p. 785), et la veille de sa mort où Augustin demande à Christine : « Je voudrais que tu puisses me procurer quelques roses » (VIII. 4, p. 821).

[64] VI. 3, p. 407.

[65] Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, VI. 3, p. 407.

[66] Cf. Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, VI. 5, p. 525-537. Ces notations corrigent celles que l’on trouve chez Proust.

[67] Ibid., VI. 4, p. 465. 

[68] Ibid., p. 527.

[69] Ibid., p. 535.

[70] Ibid., p. 536.

[71] Ibid., VI. 3, p. 409.

[72] Ibid., p. 430.

[73] Ibid., p. 418.

[74] Ibid., p. 409.

[75] Ibid., VI. 4, p. 511.

[76] Ibid., VI. 3, p. 398.

[77] Ibid., p. 424.

[78] Ibid., VI. 4, p. 469.

[79] Ibid., p. 497.

[80] Ibid., p. 504.

[81] Ibid., p. 502.

[82] Ibid., p. 513.

[83] Ibid., p. 514.

[84] Ibid., p. 514.

[85] Cf., aussi, par exemple, Ibid., p. 516.

[86] Ibid., VII. 1, p. 547. 

[87] Ibid., VII. 3, p. 632.

[88] Plus loin, il parle de « renoncement » (Ibid., p. 635).

[89] Cf. Ibid., VII. 5, p. 700-701.

[90] Ibid., VIII. 1, p. 715.

[91] Ibid., VIII. 1, p. 736. Augustin le redira encore une fois à Largilier : « Pouvais-je proposer à Mlle de Préfailles trois ans d’attente ? Évidemment, non » (Ibid., VIII. 3, p. 786).

[92] « C’est moi qui ai tué l’enfant de ma sœur » (Ibid., VIII. 1, p. 719).

[93] Ibid., VIII. 3, p. 784 et 785.

[94] Cf. Ibid., VIII. 2, p. 757 ; VIII. 3, p. 784-785.

[95] Ibid., VI. 4, p. 455.

[96] Ibid., III. 2, p. 156.

[97] Ibid., p. 152.

[98] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’. J. Malègue lecteur de Blondel ».

[99] Maurice Blondel, Histoire et dogme, les lacunes philosophiques de l’exégèse moderne, Impr. Librairie de Montligeon, 1904 ; réédité dans Œuvres complètes. Volume 2. 1888-1913. La philosophie de l’action et la crise moderniste, Claude Troisfontaines (éd.), Paris, p.u.f., 1997, p. 160.

[100] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 81.

[101] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 81.

[102] Maurice Blondel, Histoire et dogme, p. 168.

[103] Alfred Loisy, L’Évangile et l’Église, Paris, Alphonse Picard et fils, 1902, p. 110-112.

[104] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 82.

[105] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 82.

[106] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 83.

[107] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 83.

[108] Maurice Blondel, Histoire et dogme, p. 204-205.

[109] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 83.

[110] Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, VIII. 2, p. 756-757.

[111] Ibid., p. 756.

[112] Ibid., p. 757.

[113] Maurice Blondel, Histoire et dogme, p. 160.

[114] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 84.

[115] Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, VI. 3, p. 402.

[116] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 85.

[117] Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, VIII. 2, p. 757.

[118] Ibid., p. 335. Cité à nouveau aux deux moments les plus importants de la vie d’Augustin : la proposition faite par Anne, via Mgr Hertzog, d’un éventuel chemin vers les fiançailles – « Dieu ne laisse pas sans secours nos bonnes volontés. Il enverrait plutôt un ange » (Ibid., VI. 4, p. 543) – et lors de la rencontre finale avec Largilier qui conduit à sa conversion – là encore, la première phrase connaît de légères variations, mais point la seconde, qui est donc la plus importante : « Dieu ne laisse périr aucune âme de bonne volonté. Il enverrait plutôt un ange » (Ibid., VIII. 3, p. 784).

[119] Maurice Blondel, Lettre à Malègue, cité par Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 79.

[120] Geneviève Mosseray, « ‘Au feu de la critique’… », p. 79.

[121] Ibid., p. 87.

[122] « Incontestablement, l’incroyance l’avait durci. Il n’avait commencé de céder, de sentir ‘l’autre ordre et supérieur’ que devant la profonde humilité des deux femmes auprès desquelles, parfois, il venait vivre » (VIII. 3, p. 806).

[123] Sur son lit de mort, Mme Méridier dit à son fils : « Lorsque je serai morte, je prierai bien mieux pour toi, vois-tu, parce que ce que je ne comprends pas maintenant, je comprendrai » (VII. 5, p. 683).

[124] Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, VII. 5, p. 675.

8.10.2021
 

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