Ambroise Gardeil et l’expérience immédiate de l’âme 3/3

e) Première objection

1’) Objection

Thomas semble se contredire à deux questions de distance dans la Somme de théologie. D’un côté, en Ia, q. 87, a. 1, il établit que l’âme ne se connaît que par la médiation du concept. De l’autre, il affirme Ia, q. 89, a. 2 que l’âme séparée s’intellige immédiatement.

Cajetan est trop fin exégète de Thomas et trop profond métaphysicien pour ne pas avoir perçu la difficulté. Voici comment il l’expose :

 

« Un grand doute [dubium magnum] se rencontre ici. Puisque notre âme est pure puissance dans le genre des intelligibles, ainsi qu’Averroès et saint Thomas l’ont dit à la suite d’Aristote, comment peut-elle s’intelliger par soi-même ? Il répugne en effet à un intelligible en puissance de s’intelliger par soi-même [1] ».

2’) Réponse insuffisante de Cajetan

Comment le grand commentateur se tire-t-il d’un si mauvais pas ? Il distingue deux natures de l’âme humaine : sa nature propre et sa nature participée. De par sa nature, elle est pure puissance dans l’ordre des intelligibles ; mais, par participation, elle « goûte à la nature des substances séparées [participative sapit de natura substantiarum separatarum] ». Or, autant lorsqu’elle est unie au corps, l’âme « se tourne de toutes ses forces [secundum omnes vires suas] vers le corps et les phantasmes, autant, séparée du corps, elle « tourne toutes ses forces vers elle-même [omnium virium suarum ad seipsam] ». Dès lors, explique Cajetan, l’intellect agent peut tourner toute son énergie vers ce nouvel objet intelligible : il éclaire l’essence de l’âme. Donc, « la substance de l’âme, de soi intelligible en pure puissance, devient intelligible en acte par soi-même, sans autre objet ou species, par conversion sur elle de la lumière de l’intellect agent [2] ». En quelque sorte, l’intellect agent actualise l’intelligibilité en pure puissance de l’intellect possible.

Le père Gardeil ne peut s’empêcher d’ironiser : « On n’a jamais vu l’intellect agent à une pareille fête ». En effet, « cette activité, pour ainsi dire créatrice d’intelligibilité, de l’intellect agent est absolument inédite [3] ». Plus précisément, la fonction de l’intellect agent est d’éclairer ce qui est intelligible en puissance, à savoir le phantasme ; or, l’âme humaine n’est pas intelligible en puissance, mais douée d’une intelligibilité en acte.

3’) Réponse de Gardeil à la lumière de Jean de Saint-Thomas

Pour résoudre la difficulté, Ambroise Gardeil se tourne vers le second grand commentateur de saint Thomas, Jean de Saint-Thomas :

 

« Je déclare préfrer l’explication de Jean de Saint-Thomas, qui a conservé, sous la tabula rasa de l’intellect possible l’intelligibilité radicale du mens subsistant, qui l’a suivie, dans la puissance, émanant de ce mens à l’état d’intelligibilité formelle, vraiment présentée et présente à l’intellect, encore que, ne se manifestant pas en raison de la nécessité où nous sommes subjectivement de nous tourner vers les images pour saisir les choses même spirituelles et de soi intelligibles [4] ».

 

Alors que Cajetan, par impossible, distinguait deux statuts de l’essence de l’âme, la pure puissance intelligible quand elle est unie au corps et l’intelligibilité en acte quand elle en est séparée, nous retrouvons implicitement la distinction déjà rencontrée : entre l’intellect possible qui, de fait, est pura potentia in ordine intelligibilium, et l’âme intellective (qui n’est pas l’intellect humain et) qui est de soi intelligible.

D’ailleurs, Gardeil est particulièrement heureux (saint Thomas « me comble ! ») de trouver une confirmation dans un texte de la Q.D. De anima à propos de la connaissance de l’âme séparée :

 

« Elle se connaîtra soi-même directement, en intuitionnant son essence, et non a posteriori comme cela arrive à présent [sicut nunc accidit]. Car son essence relève du genre des substances intellectuelles séparées, et elle a le même mode de subsistence, bien qu’elle soit la plus infime dans ce genre : toutes, en effet, sont des formes subsistentes [5] ».

 

En effet, l’âme séparée appartient au « genre des substances intellectuelles séparées ». Or, celle-ci est en acte, parfaite. Un signe en est qu’elles « sont des formes subsistentes » ; or, seul subsiste ce qui est en acte. Donc, l’âme séparée est en acte, même si, « à présent », en cette vie d’union avec le corps, elle ne peut se connaître en acte immédiatement.

f) Seconde objection

1’) Objection

Sur la connaissance habituelle par pure présence de l’essence à elle-même, Roland-Gosselin objecte qu’elle passe nécessairement par la médiation des actes :

 

« D’après saint Thomas, la présence de l’âme à elle-même lui permet de se connaître habituellement, en ce sens que l’âme, principe de l’intelligence, est aussi le principe des actes sur lesquels portera le regard de l’intelligence. Les actes sont donc intermédiaires même pour la connaissance habituelle [6] ».

2’) Réponse
a’) Principe de la réponse

Pour répondre, Gardeil va rentrer dans une longue discussion technique où il va convoquer une intéressante distinction élaborée par Jean de Saint-Thomas. Pour y voir claire, je vais procéder en deux temps.

1’’) Première approche : connaissance abstractive et connaissance intuitive

Dans sa logique matérielle de la première opération de l’esprit, il distingue la connaissance de simple appréhension en connaissance intuitive et connaissance abstractive. Cette distinction se fonde sur la présence ou l’absence du connu : « La connaissance abstractive est connaissance de la chose absente, connaissance intuitive est connaissance de la chose présente [notitia abstractiva est notitia rei absentis, notitia intuitiva est notitia rei praesentis] [7] ». Poinsot précise encore davantage :

 

« La connaissance intuitive est connaissance d’une chose présente. Je dis bien d’une chose présente [rei præsentis], et non [seulement] présentée [præsentatae] à la puissance [cognitive]. Être présent, en effet, concerne la chose en elle-même, en tant qu’elle existe en dehors de la puissance ; être présenté [præsentatam] convient à la chose en tant qu’objectée [objectae] à la puissance, ce qui est commun à toute connaissance [8] ».

 

Derrière cette distinction épistémologique, l’on rencontre la distinction métaphysique de l’essence et de l’être : la connaissance abstractive a pour objet l’essence de la chose, alors que la connaissance intuitive s’achève à son existence : la présence de la chose connue modifie la connaissance de celle-ci. Jean de Saint-Thomas oppose ainsi la « chose présente » à la « chose présentée » ou représentée comme la chose existentiellement là (présente) et la chose qui est représentée par l’intellect qui l’a abstraite. Or, l’abstraction fait épochè sur l’existence concrète, ainsi que le note Gardeil : « lorsque l’intellect possible aura actualisé dans un concept l’essence ainsi représentée dans la species intelligible, la connaissance qui en résultera sera celle d’une quiddité abstraite, de la nature des choses et non pas de l’existence réelle de cette essence [9] ». Donc, la connaissance intuitive ajoute l’existence réelle ou la présence à la connaissance abstractive.

2’’) Seconde approche : la modification

L’on pourrait aisément se tromper et imaginer que la connaissance abstractive est à la connaissance intuitive ce que la connaissance par species est à la connaissance immédiate, donc établir une bijection entre ces deux connaissances et la distinction entre connaissance actuelle (qui est intentionnelle) et la connaissance habituelle (qui se fait sur mode de présence). Mais Jean de Saint-Thomas récuse une telle différence, puisqu’il affirme : « Toute connaissance dépend d’un objet d’une puissance. Or, cet objet ne peut informer intentionnellement la puissance, quelque présent en lui-même qu’il puisse être, sans la médiation d’une species [10] ». Dès lors, comment penser la différence entre les deux connaissances ?

La différence ne tient donc pas à la présence ou l’absence d’un concept, puisqu’il y a toujours concept, mais au moment et à la modalité. En effet, la connaissance discursive est non pas seconde, mais première ; et la connaissance intuitive intervient ensuite, au terme de la connaissance. Or, elle intervient en modifiant l’objet intentionnellement présenté à la puissance connaissante :

 

« La présence [ou connaissance intuitive] n’a pas raison d’objet premièrement représenté, mais elle modifie l’objet représenté, de telle sorte qu’elle fait la connaissance se terminer à cet objet en tant que présent et rendu coexistant à la puissance connaissante, sans que cette présence comme telle soit (à proprement parler) représentée. Si la présence était représentée, en effet, nous ne sortirions pas de la connaissance abstractive. Et donc la présence ne relève de l’intuitif qu’en tant qu’elle modifie l’objet (présenté dans la species intelligible), non comme constitutive de cet objet [11] ».

 

Poinsot propose une analogie pour comprendre cette modification ou variation. Dans un acte de sensation externe, la modification d’un sensible commun change la perception du sensible propre ; toutefois, cette modification est accidentelle et non pas essentielle. Or, de même ici, la présence de la chose connue ne constitue pas la connaissance, mais la modifie. Donc, le changement introduit est accidentel. Toutefois, ce changement n’est pas pour autant négligeable. C’est ce qu’affirme fortement Gardeil contre Roland-Gosselin :

 

« Ce n’est pas affaire de mots. L’intuition des réalités existantes est un fait. Or, ce fait ne s’explique que par une orientation spéciale (Jean de Saint-Thomas dit : attentio) de la tendance à un objet, constitutive de toute connaissance, vers une réalité coexistante à la connaissance. Or, cette modification dans la manière dont la connaissance tend vers son objet doit avoir son retentissement dans cet objet lui-même qui ne saurait plus être une quiddité pure et simple, mais qui doit désormais – non pas représenter, – mais tenir compte d’une présence. Il y a donc diversité dans la manière dont se termine la connaissance, selon qu’elle est abstractive ou untuitive. Le concept qui termine l’intuition, sans changer de contenu, est comme polarisé intérieurement par l’action de présence du réel existant. Il en résulte un changement intrinsèque dans la connaissance elle-même [12] ».

b’) Application à l’autoconnaissance de l’âme

Appliquons ces distinctions à la connaissance qu’a l’âme d’elle-même. Nous avons relevé l’erreur qui consisterait à introduire une bijection entre les deux types de connaissances distinguées par Jean de Saint-Thomas et les deux connaissances, habituelle et actuelle, de l’âme, que Gardeil distingue à la suite de saint Thomas. Autrement dit, le dominicain va appliquer analogiquement cette distinction.

  1. Le premier point qui tient à cœur au père Gardeil est le caractère processuel, dynamique de la distinction. D’abord, les deux connaissances sont organiquement engrénées, de sorte que la première est source de la seconde. Plus encore, cette continuité n’est pas une succession, mais un développement, donc une innovation dans la permanence. Enfin, l’expérience initiale n’est pas à constituer, mais à se perfectionner, autrement dit, la perception de l’âme existe déjà ; il ne s’agit pas « de procurer l’intelligibilité première à l’âme, mais de parfaire cette intelligibilité [13]» pour que l’intelligence passe à l’acte. En effet,

 

« la perception directe et immédiate d’une existence n’est possible que s’il y a eu, à la base de cette espèce de connaissance, présence directe et immédiate de cette existence, enregistrée en quelque sorte par la connaissance habituelle, puis transmise, sous la forme d’un acte spécial, tout au long de l’acte intellectuel (attentio de Jean de Saint-Thomas) jusqu’à constituer dans le verbe ce mode intrinsèque de terminaison, qui n’est plus de la représentation, mais met la représentation-objet en exercice de relation avec l’être existant qui l’a occasionnée [14] ».

 

Autrement dit, la connaissance habituelle n’est pas seulement une connaissance, mais une origine fondatrice :

 

« Il est nécessaire que la connaissance habituelle, dont la perception de l’âme par soi est l’actualisation, ait possédé par première mainmise cette relation directe et immédiate à l’âme substance existante, qui seule légitime le caractère expérimental de la connaissance de l’âme par elle-même [15] ».

 

  1. Ensuite, Gardeil en quelque sorte inverse la distinction proposée par Jean de Saint-Thomas. Celui-ci propose d’aller de la connaissance abstractive – qui représente la quiddité – à la connaissance intuitive – qui représente non plus seulement l’essence, mais la présence de l’objet –. Ici, tout à l’inverse, il s’agit de passer de la connaissance habituelle de l’âme qui se fonde sur sa présence intime, à une connaissance actuelle, par la médiation d’actes qui abstraient une essence intelligible. Mais, répétons-le, l’essentiel réside dans la permanence de la présence à soi exercée depuis la connaissance habituelle jusqu’à la connaissance actuelle. Ce qui est nouveau est seulement la modification de cette auto-intelligibilité de l’âme qui, au terme (dans la connaissance actuelle qui l’actualisation de la connaissance habituelle de l’âme par elle-même), passe par la représentation intentionnelle de soi en tant qu’essence ou quiddité, elle-même à travers l’acte. Donc, la connaissance finale est « à double échappement » :

 

« D’abord, [l’âme] s’exprime dans le concept d’elle-même, jusqu’ici latent dans sa connaissance habituelle, et contemple dans ce concept le principe de l’acte de pensée intermédiaire qu’elle vient de produire. Mais, de plus, et surtout, son concept étant modifié par ce mode intrinsèque qui le rapporte à une existence, son existence, elle se perçoit elle-même comme existante […]. La portée de sa perception dépasse ainsi le concept que l’âme se fait d’elle-même comme principe d’opération. […] C’est moi, moi-même substance existante, que je perçois à la source de ma pensée [16] ».

c’) Résumé

Sur la continuité entre les deux connaissances, habituelle et actuelle, Gardeil propose le résumé suggestif suivant :

 

« Pour tout résumer, posons en principe qu’il n’y a dans une connaissance actuelle, acte immanent, que ce qui se trouve dans la connaissance habituelle dont elle sort. La connaissance habituelle tient l’entrée. C’est elle qui est en contact avec les présences, nous pourrions dire les chocs, des objets qui postulent leur admission à la connaissance actuelle, quiddités ou réalités existantes. Le reste n’est plus que manutention intellectuelle intérieure : il ne fait qu’exprimer ce que la connaissance habituelle a laissé pénétrer, ce qu’elle contient d’avance implicitement [17] ».

3’) Évaluation critique

Cette élaboration, dans sa complexité même, est-elle satisfaisante ? Elle me semble relever de ces déterminations typiquement scolastiques qui cherchent à honorer la réalité (à savoir la prime perception de l’âme par elle-même), mais compliquent plus qu’elles n’éclairent. De plus, elles distinguent beaucoup plus qu’elles n’unifient ou synthétisent. Enfin, elles affirment beaucoup plus qu’elles démontrent.

g) Application à la connaissance de Dieu [18]

Tout l’ouvrage fameux d’Ambroise Gardeil, La structure de l’âme et l’expérience mystique, se fonde sur la continuité entre cette autoconscience immédiate de l’âme et la connaissance mystique de Dieu. Dans son « examen de conscience », le dominicain dit qu’il a joué son « va-tout » dans la conviction de « la préformation de l’expérience mystique dans la struture de l’âme en état de grâce et l’imitation par celle-ci de la structure interne de l’ordre intelligible, du mens humain [19] ».

En plus développé :

 

« Ma conviction […] est que la connaissance mystique, dans ce qu’elle a de plus formel et de plus achevé, est construite par les maîtres de la théologie mystique, saint Augustin et saint Thomas, sur le modèle de la conscience psychologique. Cette analogie de structure a pour fondement que Dieu, dans sa réalité substantielle, n’est pas moins présent dans le fond de l’âme que l’âme n’y est présente à elle-même [20] ».

h) Quelques confirmations

1’) Convergence avec la mémoire de soi

Cette présence si immédiate à soi correspond-elle à la conscience de soi ?

Faut-il parler d’une « mémoire de soi », au sens ou saint Augustin en parle [21]. Gardeil lui-même y fait allusion : « On saisit alors la raison et la portée de cette mémoire de soi, qui prend une si grande importance dans la philosophie et la théologie de saint Augustin, de tout le haut Moyen Âge, et enfin de saint Thomas. La connaissance habituelle de l’âme par elle-même, trahit la structure interne même de notre âme [22] ». En effet, cette mémoire de soi se fait sans médiation ou, dans un autre registre, sans phénomène [23] : l’esprit (mens) n’a pas d’autre objet que l’essence même de l’âme (anima).

2’) Convergence avec la théorie weilienne de l’attention
3’) Convergence avec les expériences de pleine conscience ?
4’) Divergence avec une phénoménologie seulement idéaliste

Si la connaissance de l’âme était actuelle en cette vie, nous serions comme des anges incarnés, et nous ne sortirions plus des limites de notre ego, de notre vécu conscientiel.

i) Relecture à la lumière du don

1’) Quant à la vérité de la thèse

La métaphysique de l’amour-don apporte un argument de poids en faveur de la thèse de Gardeil versus sa contradiction par Roland-Gosselin, à savoir l’autodonation. L’âme n’est pas seulement présente à elle-même, de manière immédiate ; elle est donnée à elle-même.

Ne faut-il pas aussi concéder au platonisme que l’âme n’est pas purement et simplement tabula rasa, vide d’elle-même, avec ce besoin de passer par la médiation des choses extérieures ? Depuis toujours, elle est et se sait aimée. Son premier objet est d’être reçue.

2’) Quant au sens de la thèse

Tout ce développement, en sa technicité, revient à dire la profondeur abyssale du don 2. En effet, ce que Gardeil tente de dire avec beaucoup de finesse et d’audace, en récusant toute médiation, correspond à l’autopossession la plus étroite possible. Avant même toute autopossession de la liberté. Autrement dit, le soi ne fait pas que se recevoir (don 1), même en permanence, il se possède. De même, il ne fait pas que se posséder en se donnant. De plus, cette possession est habituelle et constante.

Il conjure aussi toute auto-adoration ou toute clôture idéaliste sur soi, en affirmant que cette présence est habituelle : elle n’est pas psychologiquement éprouvée, mais seulement ontologiquement fondée. Si cette autopossession faisait l’objet d’une expérience habituelle, elle saturerait notre horizon conscientiel et nous ne sortirions plus de nous-même.

En outre, en parlant d’inclination, Gardeil montre que le fond de l’âme n’est cette autopossession que pour autant qu’elle est une source, elle est féconde de ses actes : ce que l’âme possède dans la nuit, de manière habituelle, elle cherche à l’actualiser. Nous avons relevé ci-dessus qu’Ambroise Gardeil interprète cette continuité entre la connaissance habituelle et la connaissance actuelle à partir de l’image de la semence. Or, nous savons la place centrale que la semence occupe dans une métaphysique de l’être comme amour : non pas seulement une métaphore ou une image, mais une analogie.

De plus, cette vision sauvegarde mieux l’immanence de l’âme et de la pensée. En effet, l’autoconnaissance de l’âme « surgit du dedans », sans recours à une species « venue du dehors [24] ». Autrement dit, la saisie émane de son essence intelligible : la présence à soi se transforme en présentation de soi sans représentation de soi. Certes, il ne s’agit pas de nier l’apport exogène de l’objet connu, encore moins celui de l’acte d’être ; mais il s’agit de sauver l’intériorité de l’âme à elle-même, et donc la connaissance qu’elle possède d’elle-même, antérieurement à tout apport extérieur.

Ensuite, cette connaissance de soi par soi ne se fait pas seulement sans distance, de manière immédiate, comme ne cesse de le répéter Gardeil, mais elle s’opère au centre. Autrement dit, cette connaissance est un toucher radial et non pas tangentiel. « Il n’y a pas […] de species intentionnelle dans cette perception actuelle que l’âme a d’elle-même : il n’y a que le contact de l’âme avec l’âme [25] ». Or, déjà le toucher sensible est le sens le plus profond et le plus intime, celui qui donne le plus immédiatement accès au centre : tourné vers le dehors, il est aussi tourné vers le dedans.

D’ailleurs, cette relation à l’espace n’est pas séparée de la relation au temps. De même que la connaissance de l’essence de l’âme bénéficie d’une immédiateté ontologique, de même jouit-elle d’une immédiateté chronologique : l’âme est présente à elle-même avant tout retour réflexif.

j) Conclusion

1’) Résumé

Dans une lettre au père Marie-Dominique Roland-Gosselin déjà citée, le père Ambroise Gardeil résume toute sa démarche. Il vaut la peine de la lire :

 

« Pour moi, le problème de la conscience de soi est de savoir comment il se fait que je perçois mes actes comme miens. […] Je ne crois pas qu’il y ait de ce fait, qui est le fait précis de la conscience psychologique, une explication psychologique. Et c’est pourquoi j’ai recours à une explication métaphysique. Il y a là une question de structure de la pensée. Or, j’ai trouvé dans saint Thomas l’idée d’une connaissance habituelle de l’âme par soi, de l’âme intelligible par l’âme intelligente. […] Ne peut-on pas penser que dans notre état actuel, lorsque l’âme se connaît dans ses actes, – ce qui est le fait, – c’est cette unité foncière de l’âme intelligible et de l’âme intelligente qui s’actualise, c’est l’état d’union de l’ordre intellectuel qui d’habituel, devient actuel. Évidemment pas comme dans l’état d’âme séparée où l’essence concrète de l’âme se manifeste avec son existence. La nécessité de recourir aux phantasmes est là pour l’empêcher. Mais tout de même assez pour que l’âme intelligente saisisse […] que c’est elle-même qui pense, que cet acte coloré par la species, est sien, ce qui est le formel du fait de conscience psychologique [26] ».

2’) Ouverture

Ce grand observateur de l’homme qu’était Bergson notait : « Tout le monde a pu remarquer qu’il est plus malaisé d’avancer dans la connaissance de soi que dans celle du monde extérieur. […] N’y a-t-il pas là quelque chose de surprenant ? Nous sommes intérieurs à nous-mêmes et notre personnalité est ce que nous devrions le mieux connaître [27] ». Le même philosophe fait observer avec la même justesse : « La vérité est qu’une existence ne peut être donée que dans une expérience [28] ».

Fort de ces observations, l’on ne peut que souhaiter une poursuite de la recherche sur ce thème passionnant. Mais nous suggérons aussi d’explorer d’autres pistes. La technicité abstraite, plus, aride, et finalement peu argumentée (que ce soit inductivement ou déductivement) signale un épuisement de l’horizon du débat, mais non pas du débat. Il faut donc croiser la métaphysique thomasienne, en toute sa remarquable finesse, avec une autre approche métaphysique. Autrement dit intégrer, selon l’observation de Bergson qui vaut conseil : « la démarche extrême de la recherche philosophique est un véritable travail d’intégration [29] ». Quelle autre approche métaphysique ? Au hasard : la métaphysique de l’être comme amour-don, et sa riche proposition d’une redéfinition du sujet comme autodonation.

Pascal Ide

[1] Cajetan, In Iam P. Summae theol., q. 89, a. 2, comm. n. 2, éd. Léonine, tome V, p. 375.

[2] Ibid., n. 3, p. 375-376.

[3] Ambroise Gardeil, « Examen de conscience. Question I », p. 165.

[4] Ibid.

[5] Q.D. De anima, q. 17.

[6] Marie-Dominique Roland-Gosselin, Dactylographie de deux pages, cité par Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, p. 266.

[7] Jean de Saint-Thomas, Cursus philosophicus thomisticus. T. I. Logica, I P. Summularum, L. I, cap. 3, éd. B. Reiser, p. 10B et éd. Vivès, p. 4A-B.

[8] Ibid., éd. B. Reiser, p. 10B et éd. Vivès, p. 4B.

[9] Ambroise Gardeil, « Examen de conscience. Question I », p. 169. Souligné dans le texte.

[10] Jean de Saint-Thomas, Cursus philosophicus…, éd. B. Reiser, p. 723A et éd. Vivès, p. 632A.

[11] Ibid., éd. B. Reiser, p. 725A et éd. Vivès, p. 634A. Traduit par Ambroise Gardeil, « Examen de conscience. Question I », p. 171. Souligné dans le texte de Gardeil.

[12] Ambroise Gardeil, « Examen de conscience. Question I », p. 172. Souligné dans le texte.

[13] Ibid., p. 175.

[14] Ibid., p. 173. Souligné dans le texte.

[15] Ambroise Gardeil, « Examen de conscience. Question I », p. 177. Souligné dans le texte.

[16] Ibid., p. 176-177. Souligné dans le texte.

[17] Ambroise Gardeil, « Examen de conscience. Question I », p. 173. Souligné dans le texte.

[18] Pour le détail, cf. Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, chap. 4.

[19] Ambroise Gardeil, « Examen de conscience. Question I : De la connaissance habituelle de l’âme par soi-même », Revue thomiste, 33 (1928), p. 156-180, ici p. 156. Notons que, même s’il serait « plus correct » de décliner le terme latin mens au féminin, Gardeil l’écrit au masculin, parce qu’il juge la formule plus « euphonique » (La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 1, p. 21, note 1).

[20] La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 91.

[21] Cf., par exemple, S. Augustin, Confessions, L. X, xxv, 36 ; De Trinitate, L. X, iii, 5 ou L. XIV, vi, 8.

[22] Ambroise Gardeil, La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 102.

[23] Cf. Jean-Luc Marion, Au lieu de soi. L’approche de Saint Augustin, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 2008, chap. 2, § 11 : « Les dimensions de la memoria », p. 108-114.

[24] Ambroise Gardeil, « Examen de conscience. Question I », p. 160.

[25] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 235 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 119. C’est moi qui souligne.

[26] Ambroise Gardeil à Marie-Dominique Roland-Gosselin, 19 septembre 1927. Lettre citée par Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, p. 60. Souligné dans le texte.

[27] Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Introduction : « De la position des problèmes », 1934, dans Œuvres, éd. du Centenaire, André Robinet éd., Paris, p.u.f., 1959, p. 1284.

[28] Ibid., p. 1285.

[29] Henri Bergson, Matière et mémoire, dans Œuvres, Éd. du Centenaire, André Robinet éd., Paris, p.u.f., 1959, p. 321.

23.12.2024
 

Les commentaires sont fermés.