Ambroise Gardeil et l’expérience immédiate de l’âme 2/3
2’) Le deuxième moment : la connaissance actuelle
a’) Exposé de Thomas dans la Somme de théologie

Il s’agit de la connaissance actuelle de l’âme par les actes. La doctrine est bien connue. Elle est exposée de la manière la plus claire dans la Somme de théologie. Thomas s’y demande : « L’âme intellectuelle se connaît-elle par son essence ? ».

Il répond d’abord en général :

 

« Tout être est connaissable pour autant qu’il existe en acte, et non pour autant qu’il existe en puissance. [Or] l’intellect humain, il n’est dans le genre des intelligibles qu’un être en puissance, comme la matière première dans le genre des réalités sensibles. D’où le nom d’intellect “possible”. Si donc on le considère dans son essence, il ne connaît qu’en puissance. Il possède ainsi par soi-même la capacité de connaître, mais non celle d’être connu, si ce n’est lorsqu’il est en acte. […] Mais il est connaturel à notre intellect, dans l’état de la vie présente, de regarder les choses matérielles et sensibles, comme on l’a dit précédemment. Par conséquent, notre intellect se connaît lui-même, en tant qu’il est mis en acte par les species que la lumière de l’intellect agent abstrait du sensible ; et cette lumière est l’acte de ces intelligibles, et, par leur intermédiaire, de l’intellect possible. Ce n’est donc pas par son essence que notre intelligence se connaît, mais par son acte [1] ».

 

Puis Thomas ajoute une précision en distinguant deux types de connaissance de soi :

 

« Et cela de deux manières. D’abord, sous un mode particulier, lorsque Socrate ou Platon perçoit qu’il possède une âme intellectuelle, du fait qu’il perçoit qu’il comprend. Ensuite, sous un mode universel, lorsque nous considérons la nature de l’esprit humain d’après l’acte d’intelligence. Il est bien vrai que le pouvoir de juger et la valeur de la connaissance par laquelle nous comprenons la nature de l’âme nous vient de ce que la lumière de notre intelligence dérive de la vérité divine, en qui sont contenues les idées de toutes les choses. D’où cette parole de S. Augustin : “Nous contemplons l’incorruptible vérité, par laquelle nous définissons aussi parfaitement que possible non pas ce qu’est l’esprit de chaque individu humain, mais ce qu’il doit être selon les raisons éternelles.”

« Il y a cependant une différence entre ces deux modes de connaître. Car, pour avoir une connaissance du premier mode, il suffit de la présence même de l’esprit, qui est le principe de l’acte par lequel l’esprit se perçoit lui-même. Aussi dit-on qu’il se connaît par sa présence. Mais pour avoir la connaissance du second mode, la seule présence ne suffit pas ; il y faut encore une recherche active et pénétrante. Par suite, beaucoup ignorent la nature de l’âme, et beaucoup aussi se sont trompés sur sa nature. C’est pourquoi S. Augustin dit d’une telle recherche sur l’esprits : “L’esprit ne cherche pas à se connaître comme s’il était absent, mais il cherche dans sa présence à discerner ce qu’il est”, c’est-à-dire à connaître en quoi il diffère des autres réalités, ce qui est connaître sa quiddité et sa naturel ».

b’) Exposé de Thomas dans la Q.D. De veritate

L’on trouve la même doctrine déjà dans notre article de la Q.D. De veritate :

 

« Quant à la connaissance actuelle par laquelle on considère en acte que l’on a une âme, je dis ceci : on intellige l’âme par ses actes. En effet, on perçoit que l’on a une âme, que l’on vit et que l’on est, parce qu’on perçoit que l’on sent, que l’on intellige et que l’on exerce d’autres œuvres de la vie comme celles-ci ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique : « Nous sentons que nous sentons, et intelligeons que nous intelligeons ; or, nous apercevoir que nous sentons ou intelligeons, c’est nous apercevoir que nous sommes ». Or, nul ne perçoit que c’est soi qui intellige, si ce n’est parce qu’il intellige quelque chose : car intelliger quelque chose est antérieur à intelliger que l’on intellige ; voilà pourquoi l’âme parvient à percevoir actuellement qu’elle est, par ce qu’elle intellige ou sent [2] ».

 

Thomas souligne donc qu’existe un ordre d’antériorité chronologique : l’intellect doit d’abord intelliger un objet, avant d’intelliger l’acte qui est spéficié par cet objet.

c’) L’interprétation novatrice d’Ambroise Gardeil

1’’) Enoncé

La grande nouveauté du père Gardeil réside dans son insistance à montrer la continuité entre la connaissance habituelle (le premier moment) et la connaissance actuelle (le deuxième moment). C’est ainsi qu’il parle d’une « continuité latente [3] ».

La connaissance actuelle que l’âme prend d’elle-même, certes, a besoin de l’actualisation par des objets exogènes (si je puis dire), mais elle se fonde aussi et d’abord, au dedans, sur la connaissance habituelle, endogène, qui la structure :

 

« On m’excusera d’accentuer si fortement l’enchaînement dynamique, qui rattache la réflexion actuelle de la conscience sur les actes de l’âme et sur l’âme elle-même à la connaissance habituelle de cette même âme, qui n’est autre que sa constitution native [4] ».

2’’) Preuve

Gardeil découvre la raison de cette continuité dynamique dans son exégèse du texte du De veritate. En effet, il note la présence de plusieurs occurrences du pronom personnel, en l’occurrences pas moins de cinq : « aliquis se in actu considerat animam habere : quelqu’un se considère ayant en acte une âme » ; « aliquis percipit se animam habere » ; « percipit se sentire et intelligere » ; « Nullus autem percipit se intelligere » ; « anima pervenit ad actualiter percipiendum se esse ». Or, Gardeil lui accorde un sens réflexif – qu’il n’a pas en latin, le « se » étant d’abord sujet d’une proposition infinitive ».

Mais cette raison grammaticale est elle-même révélatrice d’une structure anthropologique : la connaissance de soi est une connaissance réflexive ; or, la réflexion est toujours seconde ; il faut donc qu’au point de départ, il n’y ait pas seulement connaissance d’un objet extérieure, mais une saisie, en l’occurrence habituelle, de l’âme par elle-même.

3’’) Nature du lien

Gardeil précise que cette continuité est une inclination :

 

« Une fois posé l’état d’inclination de la connaissance habituelle à son actualisation, tout s’enchaîne et se soude selon l’ordre d’une parfaite continuité organique et vivante. L’âme se cherche par la réflexion sur ses actes parce qu’elle est dans l’état d’information objective habituelle d’elle-même par elle-même, qui est le fond de sa structure même [5] ».

 

Le terme d’inclination est d’autant plus suggestif qu’il provient d’un choix : Gardeil parlait de « tension » dans son texte des Mélanges thomistes, en 1923, et il lui a substitué celui de « inclination » [6].

De plus, Gardeil interprète cette continuité en convoquant l’analogie cosmologique éloquente de la semence.

 

« L’état natif de l’âme spirituelle, à la fois intelligible et intelligente, et donc imprégnée de soi (dans l’ordre intelligible, bien entendu), nous apparaît comme un état virtuel, c’est-à-dire un état de disposition ultime et prochaine, tout en restant dans les lignes de la puissance, à la connaissance de soi-même par soi-même. Tel l’état d’esprit du savant ou, si l’on veut, du grain fécondé, qui attend et guette les occasions favorables qui déclencheront sa germination [7] ».

 

Et un peu plus loin, l’ancien Régent du Saulchoir affirme que l’intelligence qui

 

« s’exerce en prenant pour matière les réalités sensibles, constitue […], pour la connaissance habituelle de soi et l’inclination à s’actualiser qui la caractérise, un milieu d’éclosion analogue à celui qui favorise la germination de l’essence [8] ».

3’) Le troisième moment : la connaissance expérimentale
a’) Existence nécessaire de ce mouvement

1’’) Énoncé

La connaissance de soi ne s’achève pas avec le deuxième moment, c’est-à-dire la connaissance abstractive par lequel l’âme réfléchit sur son acte et se connaît médiatement. Cette représentation intellectuelle de soi ne saurait résumer de l’autoconscience et encore moins en constituer le sommet.

2’’) Preuves dialectiques

Nous sommes face au terme d’un processus. Nous disions que la connaissance habituelle et immédiate de l’âme aspirait, comme un germe à son achèvement, à une connaissance actuelle. Voilà pourquoi elle a conduit à la connaissance expressive, abstractive. Mais elle ne s’en satisfait pas, parce que cette connaissance, pour être actuelle, demeure médiate, et donc manque à son caractère immédiat.

En outre, la connaissance immédiate est plus parfaite que la connaissance médiate. Donc, la connaissance de l’âme opérée par abstraction des phantasmes aspire à se dépasser dans une connaissance immédiate, perceptive ou expérimentale.

On pourrait aussi tirer argument d’un principe général : ce qui est au principe doit se trouver au terme ; tout ce qui sort revient à son origine. Or, l’acte originel d’autoconscience portait sur l’âme elle-même. Donc, l’acte ultime doit aussi se reporter sur l’âme et non pas seulement sur ses actes. De nouveau, l’âme est présence à elle-même, l’âme-sujet saisit directement et immédiatement l’âme-objet.

3’’) Argument central

Mais l’argument essentiel me semble être ailleurs. Un peu comme le « hic homo singularis intelligit » qui fonde l’immanence de l’intellect agent contre Averroès, de même, « hic homo singularis experitur vel percipit quod intelligit » : tout homme fait bien l’expérience que « c’est moi qui pense ».

Dans une lettre au père Marie-Dominique Roland-Gosselin déjà citée, le père Ambroise Gardeil écrit : « Pour moi, le problème de la conscience de soi est de savoir comment il se fait que je perçois mes actes comme miens ». Ainsi, « l’âme intelligente » saisit « que c’est elle-même qui pense, que cet acte coloré par la species, est sien, ce qui est le formel du fait de conscience psychologique [9] ».

4’’) Confirmations

William James que cite Gardeil lui-même l’avait noté : « Il semble que le fait psychique élémentaire n’est ni la pensée, ni cette pensée-ci, ni cette pensée-là, mais bien ma pensée, chaque pensée étant une propriété personnelle inaliénable [10] ».

Mais il serait bien plus passionnant de convoquer ici la phénoménologie husserlienne, voire steinienne.

b’) Nature du processus

Le point d’arrivée (le troisième moment) est identique au point de départ (le premier moment) quant à la nature, à savoir l’âme en son essence, et sa modalité, à savoir l’immédiateté. En revanche, elle se différencie quant à l’actualisation :

 

« L’âme, qui a réfléchi par un acte de connaissance sur son acte, et qui finalement se retrouve elle-même en tant que principe actualisé de cet acte, n’est rien d’autre que la conscience habituelle, partiellement réalisée [11] ».

 

Précisons en quoi consiste ce terminus ad quem. L’homme non seulement perçoit, autrement dit connaît d’expérience ses actes, non seulement il se représente abstractivement (donc universellement) qu’il est la source de ses actes, mais il sait d’expérience qu’il est cette source, ce sujet :

 

« Dans la connaissance de soi, il y a autre chose que la représentation de l’âme comme principe de son acte, et donc d’un quelque chose qui pense ; il y a un fait unique, qui ne se rencontre dans la connaissance d’aucune aurte réalité, qui est le formel de la conscience de soi : l’âme est certaine que c’est elle-même qui émet cet acte, et partant qu’elle existe comme son principe [12] ».

 

Le point intermédiaire, le deuxième moment qu’est la connaissance abstractive, est appelé à s’effacer, comme un échafaudage, comme une médiation transitoire : après avoir aidé à passer de la connaissance habituelle immédiate de l’âme à la connaissance actuelle (du moins partielle) immédiate de l’âme, cette connaissance actuelle médiate de l’acte s’efface. Nous nous trouvons ainsi face à une véritable dialectique.

 

« L’acte de connaissance abstractive qui a joué le rôle d’intermédiaire disparaît, sinon du champ de la conscience, du moins de son premier plan qu’il occupait tout d’abord, lorsque l’âme a commencé à réfléchir sur soi-même. Il n’y a plus que l’acte de réflexion de l’âme sur elle-même, qui n’est autre que la connaissance habituelle d’elle-même arrivée enfin à se réaliser partiellement, grâce au stratégème passager de l’intervention de l’acte de connaissance abstractive qui l’a actualisée [13] ».

 

Assurément, le passage par la représentation (la species) et, plus encore, par l’objet extérieur actualisant, est une humble et nécessaire médiation. « L’âme n’est connue actuellement comme principe de l’acte qu’elle vient d’émettre qu’autant qu’un objet extérieur a actualisé cet acte en devenant sa forme intérieure [14] ». Le cogito n’est pas purement et simplement transparent à lui-même. Autrement dit, l’homme n’est pas l’ange. Mais il aspire à cette coïncidence actuelle avec soi.

c’) Nature de la connaissance

Enfin, en quoi consiste cette connaissance ? Nous l’avons qualifiée d’immédiate et, en cela, elle diffère du deuxième moment qui est médiatisé par une représentation conceptuelle ; nous l’avons qualifiée d’actuelle et, en cela, elle diffère du premier moment qui est habituel. Mais peut-on mieux préciser, d’un mot, en quoi consiste cette expérience immédiate et actuelle. Gardeil lui donne deux noms : « perception » et « expérience ». Ces deux termes se retrouvent chez Thomas : « perception signifie une certaine connaissance expérimentale [perceptio enim experimentalem quandam notitiam significat] [15] » ; et le terme expérience est par exemple présent dans la citation en exergue. Voire, le dominicain les regroupe volontiers et parle de « perception expérimentale » :

 

« La connaissance habituelle possède en soi, grâce à l’âme même, immédiatement et sans idée intermédiaire, de quoi connaître l’âme ; et, si elle pouvait exercer le pouvoir qu’elle a ainsi de la connaître, sa connaissance serait, dans l’ordre intellectuel, une perception expérimentale [16] ».

 

Et que connaît l’âme d’elle-même ? Laissons encore la parole au père Gardeil :

 

« C’est donc bien la substance de l’âme, non pas sa substance abstraite, sa nature, mais sa substance réelle, existante, concrète et vivante qui est finalement expérimentée au terme de l’observation de conscience. L’âme par elle-même, se saisit elle-même, non tout entière, mais elle-même. Elle se perçoit directement à la source de ses actes intellectuels […]. L’âme peut donc édicter dans toute sa vigueur réaliste son verdict : Je perçois expérimentalement que c’est moi qui pense, moi, c’est-à-dire, l’être, la substance concrète et réelle que je suis [17] ».

Pascal Ide

[1] Somme de théologie, Ia, q. 87, a. 1.

[2] Q.D. de veritate, q. 10, a. 8, resp.

[3] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 222 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 99.

[4] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 235 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 111.

[5] Ambroise Gardeil, La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 111-112. Souligné dans le texte.

[6] Cf. les précisions dans Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, p. 41, n. 4 et p. 45-46.

[7] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 227 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 106-107.

[8] Ibid., p. 227-228 : p. 107. De même, traitant de la différence entre la connaissance immédiate de soi chez l’ange et chez l’homme : « L’union objective, caractéristique de toute vie d’esprit, demeure scellée dans l’immanence de l’âme : elle est virtuelle. C’est comme une semence » (La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 1, p. 145).

[9] Ambroise Gardeil à Marie-Dominique Roland-Gosselin, 19 septembre 1927. Lettre citée par Camille de Belloy, Dieu comme soi-même, p. 60. Souligné dans le texte.

[10] William James, Précis de psychologie, trad. Baudin et Bertier, Paris, Marcel Rivière, 1909, p. 198.

[11] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 231 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 113.

[12] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 232-233 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 115. Souligné dans le texte.

[13] Ambroise Gardeil, La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 114.

[14] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 232 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 115.

[15] Somme de théologie, Ia, q. 43, a. 5, ad 2um.

[16] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 225 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 104.

[17] Ambroise Gardeil, « La perception expérimentale de l’âme par elle-même d’après saint Thomas », p. 236 : La structure de l’âme et l’expérience mystique, tome 2, p. 120.

17.12.2024
 

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