« Aimez vos ennemis » (Homélie du dimanche 19 février 2023. 7e dimanche TO année A)

« Aimez vos ennemis », nous demande, plus, nous commande, Jésus aujourd’hui. Trois observations pour mieux comprendre ce texte et ainsi mieux en vivre.

 

  1. Contrairement à l’apparence, la formule « Tu haïras ton ennemi » (Mt 5,43) n’est pas un précepte de la Loi. « Il y a cependant sur ce point une inexplication que le particularisme essentiel à l’économie ancienne pouvait facilement durcir en négation », observe un père dominicain qui enseignait la théologie morale. De fait, les invectives de certains psaumes pouvaient laisser l’idée qu’envers les ennemis on a tout autre chose que de l’amour. Israël n’abhorrait pas ouvertement les étrangers, mais souvent les méprisait et ne frayait pas avec eux. L’Élu exclut. Oubliant qu’il a été béni par l’élection divine pour bénir tous les autres.

Ce point est déjà riche d’enseignements pour nous. Il est rare que nous détestions ouvertement un autre ou un groupe de personnes. D’abord, parce que nous savons bien ce que nous demande le Christ et, si nous l’oublions, notre entourage ne manque pas de nous le rappeler ! Ensuite, parce que le sentiment de haine est haïssable, il est insupportable. Alors, nous le remplaçons subtilement par l’indifférence ou la bouderie, c’est-à-dire la fermeture. On me rapportait l’exemple d’un moine qui avait réussi à inventer un chemin qui le faisait passer de sa cellule au chœur en évitant tous ses frères ! Il y a un (malin) génie de la détestation qui rend très in-génieux… Tous ces moyens que nous inventons pour éviter l’autre. Toutes ces raisons que nous avançons pour justifier nos fermetures. « Il m’a fait trop mal. Je ne lui parlerai que lorsqu’il m’adressera de nouveau la parole, seulement lorsqu’il se sera excusé, etc. ». Je me souviens d’une personne me contant une histoire où elle avait dû subir une grave injustice de la part d’un proche. Je m’exclame : « Cela a dû être difficile de lui pardonner pour l’aimer à nouveau ». La personne m’avait répondu : « Vous savez, mon Père, je ne la hais pas. Je suis simplement devenu indifférent ». Ce jour-là, j’ai compris que l’indifférence est de la haine anesthésiée. De la haine qui a été enfouie et qui d’ailleurs ne demande qu’à se réveiller quand on voit ou entend parler de notre « ennemi » prétendument neutralisé : par une colère intérieure, voire par une médisance extérieure.

Une porte ne peut qu’être ouverte ou fermée. Si mon cœur n’est pas ouvert, c’est-à-dire s’il ne souhaite pas du bien à l’autre, alors, soyons sûr, il n’est pas en position neutre, il est fermé, il ne l’aime pas. Ce que signifie le terme « haïr »…

 

  1. Allons plus loin. Cette formule « Aimez vos ennemis » est paradoxale, sinon contradictoire. L’ennemi s’oppose à l’ami. Comment donc aimer celui qui n’est pas aimable ?

Jésus nous donne une précieuse indication : « votre Père qui est aux cieux fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, il fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (v. 45). Le soleil et la pluie sont les deux plus puissantes expériences dans la nature d’un don gratuit : le don de la lumière et de la chaleur, le don de l’eau et de la vie. De plus, ils viennent d’en haut, qui est le lieu symbolique de la donation : « Le propre de l’amour est de s’abaisser », aimait dire sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus. Voilà pourquoi il est dit du Père qu’il est « aux cieux », c’est-à-dire de la hauteur d’où il se penche pour s’approcher de nous et nous combler. Donc, Jésus ne nous demande pas d’éprouver un sentiment d’amour pour notre ennemi. Cet amour-attrait est souvent difficile, voire impossible. Il nous demande de lui faire du bien, ce qui est tout différent. L’agapè, la charité n’est pas un amour-attrait comme l’éros, mais un amour-don. Dieu ne nous aime pas d’abord à cause du bien qui est en nous, mais pour nous faire du bien, pour causer le bien en nous. Voilà pourquoi, en nous commandant d’aimer nos ennemis, Jésus donne comme exemple non des sentiments, mais des actes : « priez pour ceux qui vous persécutent » au lieu de ne prier que pour vos proches qui vous le rendent, « Saluez » vos ennemis, par exemple par un sourire, au lieu d’arborer un visage fermé et un regard sévère.

À l’objection, comment donc aimer celui qui n’est pas aimable ?, on peut apporter une autre réponse : trouver en l’autre ce qui est aimable. Quand quelqu’un a commis à notre égard une carabistouille, nous avons tendance à nous focaliser dessus. Et la rumination ne fait qu’intensifier ce rétrécissement. Aimer son ennemi suppose donc d’élargir à nouveau son champ de conscience et voir ce qui en lui est toujours bon. Permettez-moi un exemple personnel. Une personne avait commis vis-à-vis de moi un préjudice et nui à ma réputation. Je l’avais interpelée. Mais elle s’était justifiée, refusant de reconnaître son tort. Depuis, je peinais à trouver la paix intérieure. Dès que je pensais à cette personne, la tempête faisait rage. Bref, même si je peinais à me l’avouer, elle était devenue mon ennemi. Je tentais bien de voir les bons côtés en elle, mais toujours revenait l’injustice subie. Jusqu’au jour où l’Esprit-Saint me remit en mémoire le conseil que je donnais aux couples en crise : prendre le point de vue de l’autre. Et, pour cela, inscrire ce changement de perspective dans la permutation des places : voir la situation à partir de la perspective de mon « ennemi ». Sitôt pensé, sitôt fait. Je compris alors combien son intention était bonne. Certes, il avait commis une injustice objective, mais celle-ci concernait les moyens, pas l’objectif qui, lui, était juste. Mon ennemi avait des zones d’ombre – comme moi –, mais il avait aussi des zones de lumière, qui appelaient ma charité.

 

  1. L’amour des ennemis contient un autre enseignement qui n’apparaît que si nous prenons du recul : il tient non plus à la parole, mais à Celui qui la dit. Pas au sens banal où il n’y a de parole que parlée. Même pas au sens beaucoup moins banal où Jésus fait tout ce qu’il dit. Mais au sens fondamental où la Loi nouvelle, c’est Jésus lui-même. Pour une raison générale que montre bien le commentaire de Benoît XVI dans son livre Jésus de Nazareth. Il raconte l’histoire de ce Juif qui se mêle avec amitié aux disciples de Jésus et écoute le sermon sur la montagne. Il est troublé. Est-ce parce que Jésus ôte quelque chose à la Torah ? Non, rien. Est-ce parce qu’il ajoute quelque chose ? Oui. Quoi ? Non, qui ? Lui-même. Jésus est devenu notre norme concrète.

Qu’est-ce que cela signifie ici ? Jésus est l’amour incarné des ennemis. Relisons saint Paul : « C’est lui, le Christ, qui est notre paix : des deux, le Juif et le païen, il a fait une seule réalité ; par sa chair crucifiée, il a détruit ce qui les séparait, le mur de la haine ; en sa personne [et en sa Croix], il a tué la haine » (Ép 2,14.16). Vivre l’évangile, c’est demander à Jésus de le vivre en nous. C’est à Toi, Jésus, de me donner la force de ce que Tu me dis. Donne-moi ce que Tu commandes. Et le temps pour l’accomplir. Je pense à cette vieille dame à qui la médecine avait prédit qu’elle mourrait le prochain week-end. Le pronostic médical fut déjoué ! Le temps de notre mort n’appartient qu’à Dieu. La veille dame se demanda comment employer utilement ce répit que Dieu lui donnait. Et elle songea soudain à toutes les personnes vis-à-vis de qui elle devait se réconcilier.

 

Alors, tout à l’heure, quand nous recevrons le Christ, souvenons-nous de sa parole : « Celui qui mange ma chair vivra par moi » (Jn 6,57). Demandons alors à Celui qui est « notre paix » (Ép 2,14) d’être aussi « notre amour ».

Pascal Ide

19.2.2023
 

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