À Dieu, Robert Redford

(Aleteia, septembre 2025)

 

Mon premier souvenir cinématographique de Robert Redford (1936-2025) remonte au moment où je suis venu voir, à Paris, l’année de mon baccalauréat, L’arnaque de George Roy Hill (1973) – à l’époque, voir un film était un événement et une fête ! Ah, la scène inaugurale et jubilatoire où Johnny Hooker (joué par Redford) escroque un escroc, et dupe d’abord le spectateur !

Et la dernière fois où j’ai vu Redford remonte à cet été où, pour la énième fois, je visionnais, à l’occasion d’une session de philosophie, Out of Africa de Sydney Pollack (de 1985). Ah, la scène où la baronne Blixen s’agenouille devant le gouverneur pour plaider en faveur des Kikuyus ! Et, alors que les hommes veulent l’obliger à se relever, Denys Finch Hatton (Redford) intervient et intime fermement au gouverneur : « Monsieur, laissez-la s’exprimer ! ». Ah, plus encore, la scène mythique où Denys offre à Karen un baptême de l’air – « Il me donna un incroyable cadeau. Un aperçu du monde à travers le regard de Dieu. Et je me suis dit : ‘Oui, je vois. C’est ainsi que cela a été voulu’ [An incredible gift. A glimpse of the world through God’s eye. And I thought, ‘Yes, I see. This is the way it was intended’] ».

 

Décédé le 16 septembre dernier, réalisateur et producteur américain Charles Robert Redford, Jr., dit Robert Redford (1936-2025), a été unanimement célébré par les critiques ou ceux qui l’ont connu. Je ne vais pas répéter ce que de meilleurs connaisseurs ont dit de manière détaillée et très informée.

Je relèverai d’abord trois vertus. D’abord son engagement pugnace et persévérant, pour la défense de notre Terre menacée par notre convoitise démesurée et irresponsable.

Ensuite, sa compassion. Inspiré par son épouse, c’est par compassion qu’il fonde dans Sundance, une vallée de l’Utah, ce festival qui soutient le jeune cinéma indépendant qui échappe aux normes du cinéma hollywoodien).

Enfin, son espérance. En 1980, à sept reprises, est passé de l’autre côté de la caméra et nous a offert des films qui, tous, témoignent de son indéfectible confiance dans l’homme. Trois illustrations, parmi beaucoup.

Ce superbe film qu’est Et au milieu coule une rivière (A River Runs Through It, 1992), adapté d’un roman autobiographique de Norman Maclean, s’ouvre sur cette phrase : « Dans notre famille, la frontière était floue entre la religion et la pêche ». Et Redford de commenter que le film « est à la fois un fait et une métaphore ». Il fera d’ailleurs cet aveu : « Mes sentiments pour la nature relèvent presque de la religion, tant pour sa signifiation que pour son importance ». Fusion-confusion entre Dieu et la nature ? En tout cas, l’histoire nous raconte l’heureux passage d’une rivalité mimétique destructrice (cette fusion qui conduit à la fission) entre deux frères à une véritable admiration réciproque.

L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux (1998) s’ouvre sur un grave accident d’équitation traumatisant une jeune écuyère, Grace MacLean (Scarlett Johansson, lancée et révélée par le film). Habitant la côte Est, sa mère Annie (Kristin Scott Thomas) décide d’emmener sa fille traumatisée, ainsi que son cheval, Pilgrim, lui aussi choqué, rencontrer un éleveur de chevaux réputé, Tom Booker (Robert Redford himself !) qui vit dans le Montana. Tom fera plus que guérir la fille unique ; il fera naître la mère à elle-même. Celle-ci demeurera-t-elle avec son époux ? Dans le best-seller de Robert Evans dont le film est tiré, Tom meurt dans les montagnes en cow-boy solitaire. Le film ne finit pas comme le roman : « Je voulais une fin plus dure – explique Robert Redford – et il me semblait que ce serait plus dur s’il était contraint de faire des choix qui demandaient des sacrifices et qu’il soit obligé de vivre avec ! » Plus dure ? Aux yeux de l’amour romantique, certes, puisqu’Annie doit renoncer à sa passion. Mais aux yeux de l’amour-don qui marche au pas (au trot et au galop) de l’amour-fidélité, assurément pas ! Ainsi, la difficulté dont parle le réalisateur n’est pas celle du sort qui s’acharne sur des héros qui n’y peuvent rien (et le plus souvent, dans les histoires d’amour, ce sort rime avec la mort d’un des amants) ; elle est l’obstacle qui oblige la liberté à choisir le meilleur bien : l’humble amour au quotidien.

La dernière scène sera tirée d’un film qui n’a pas, selon moi, connu, le succès qu’il mérite, qui est souvent boudé par les critiques et les anamnèses : La légende de Bagger Vance (2001). Rudulph Junuh (Matt Damon), le joueur le plus doué du sud des États-Unis est aussi le plus heureux, car il est fiancé à la plus riche fille de Savanah, la superbe Adèle Invorgorden (Charlize Théron). Malheureusement, ayant dû partir pour la guerre, il en revient dix ans plus tard, totalement traumatisé, sans avoir donné aucun signe de vie à Adèle pendant toute cette période ; ayant perdu son swing, il se refuse à rejouer et passe son temps à boire et jouer aux cartes. Jusqu’au moment où, pour surmonter la crise de 1929 et relancer le golf créé par son père, Adèle, à titre seulement professionnel, vient lui demander de participer à un tournoi qui réunira les deux meilleurs golfeurs du pays, Bobby Jones et Walter Hagen. Rudulph refuse. Sans appel. C’est alors qu’apparaît de nulle part, un étrange et très attachant personnage, Bagger Vance (Will Smith), qui se propose de lui servir de caddie pour la somme très modique de 5 dollars et une paire de chaussures. Il s’avérera rapidement être un mentor aussi insaisissable qu’indispensable.

Le film, qui raconte un passionnant itinéraire de guérison et de rédemption, comporte beaucoup de scènes riches de sens, comme celle du « swing authentique » (sur la musique envoûtante de Rachel Portman). Pour ma part, la scène qui m’a le plus marqué se trouve au terme. Loin de toute gouroutisation, Bagger s’écarte de Rudulph au moment où il sait que celui-ci est sauvé et est désormais capable de gagner seul. Tandis qu’il s’éloigne dans le soleil couchant, Bagger ne voit pas le dernier coup du golfeur, qui s’avèrera être un coup de maître, mais il entend le hurlement de triomphe que pousse la foule de Savanah. Le médiateur christique esquisse alors un léger pas de danse, les vagues d’une mer dorée venant mourir à ses pieds. Cette scène inspirée n’en rappelle-t-elle pas une autre, quand, au bord de l’eau, c’est-à-dire à la lisière entre le sable et l’océan, au troisième jour du récit – naïf mais véridique – de la création (cf. Gn 1,9-10), Dieu sépara l’eau de la terre ferme ?

Redford, secrètement religieux ? En 2019, il eut une rencontre marquante avec le pape François ; il a connu la foi mormone par son épouse Lola Van Wagenen ; il est fier de ses origines irlandaises dont on sait qu’elles sont liées au catholicisme (et pas seulement à l’esprit rebelle) ; il affirmait que sa spiritualité réside dans la nature et non dans une religion instituée dont il se méfie. Et s’il fallait chercher la trace du divin chez lui dans son regard sur l’homme dont Pascal disait qu’il « passe infiniment l’homme » ?

 

Tout jeune, Robert Redford aimait grimper au sommet de la tour du Westwood Fox Theater pour apercevoir les studios d’Hollywood. Espérons (au sens le plus précis et le plus fort de la vertu théologale d’espérance) qu’il a aujourd’hui grimpé la montagne sainte et qu’il a rencontré le Créateur de cette création qu’il a tant aimé, célébré et contribué à protéger !

3.10.2025
 

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