The greatest showman, biopic et comédie musicale américains de Michael Gracey, 2018. Avec Hugh Jackman, Michelle Williams, Zac Efron, Rebecca Ferguson.
Thèmes
Rédemption.
Cette jubilante comédie musicale est, encore plus, jubilatoire. Parce qu’elle donne à voir dans une grande clarté le cœur même de l’amour. En effet, The greatest showman épouse le schéma classique qui anime en secret le parcours du héros : création – décréation – recréation [1]. À condition de bien interpréter le moment de la décréation.
- Le moment de la création correspond bien entendu d’abord au rêve qui, dès le début, s’éveille dans le cœur du tout jeune Phineas. En effet, ce songe nous offre le tout, mais sous forme idéale et enveloppé. Autrement dit, la totalité est déjà présente sur le mode particulier de la promesse de même que le grand amour se cache dans le coup de foudre.
Voilà pourquoi tout est là dans le prime tableau : le rire de la petite fille, le courage du jeune protecteur et les épousailles. Voilà aussi pourquoi, dès leur rencontre inaugurale, qui est indéniablement tressée à son rêve (« A Million Dreams : Un million de rêves me garde éveillé / Je pense à ce que le monde pourrait être… »), nous rencontrons le germe de tout le grand œuvre de Phineas dont Charity sera la médiatrice privilégiée.
Dès lors, il y a sens à ce que, pour une fois, la toute première scène anticipe la toute dernière, sans pour autant déflorer l’intrigue. Certes, parce que nul n’ignore la fin heureuse de ce biopic. Qui, un jour, n’a entendu prononcer le nom de Barnum ? Il est même si fameux qu’il a inspiré en psychologie un effet éponyme [2]. Mais la vraie raison de cette anticipation est ailleurs : elle permet de comprendre que le rêve qui porte le jeune garçon a et doit avoir la même densité et la même intensité de présence que sa réalisation définitive pour pouvoir ainsi l’anticiper et un jour l’incarner. Autrement dit, ce que le spectateur vit en faisant jouer sa mémoire actualisante et en voyant l’image actualisée, c’est ce que, enfant, Phineas, vit dans le monde idéalisant (au sens poétique et non pas déréalisant), à l’aurore bénie de la vie. Loin des interprétations réductrices convoquant la prophétie autoréalisatrice, nous sommes plus près de la relecture augustinienne des chapitres 1 et 2 de la Genèse, faisant du premier le récit que Dieu fait de la création aux anges – autrement dit sa réalisation idéale – et du second, sa concrétisation [3].
- L’incarnation de ce désirable et nécessaire idéal dans l’épaisseur de l’histoire ne se contente pas de le fragmenter, elle lui résiste. De prime abord, nous pensons tous, les spectateurs comme le protagoniste principal, que les obstacles sont extérieurs au projet. Et la cécité induite par ce jeu de dupes est quasiment inévitable. Sans avoir besoin de convoquer quelque schéma gnostique de chute dans la matière, notre finitude créée et exilée dans le dehors (qui n’est pas synonyme de l’imparfait) y suffit. De fait, les empêchements extérieurs au projet de Barnum ne vont pas manquer. Par exemple, pour les épousailles, la différence passive et cruelle du milieu, les résistances actives du père.
Mais le plus grand obstacle est l’arrivisme de Phineas Taylor Barnum qui rime avec égoïsme. Inconnu de celui-ci en son existence, il est méconnu de son entourage quant à son intensité. Comprenons bien où se situe la faute du showman (qui est plus qu’une erreur), et elle est grave. Elle n’est pas de vouloir à tout prix et contre tous, sans rien lâcher, concrétiser le rêve dont il est l’heureux dépositaire comme d’une promesse non trompeuse. Elle réside dans le fait de le concrétiser pour lui seul et donc, tôt ou tard, par lui seul. Car toujours les deux sont solidaires : ce qui est pour l’autre doit aussi se réaliser par (avec l’aide de) l’autre, ne serait-ce que pour expérimenter au dehors, dans cette altérité des moyens et cette nécessaire coopération, ce qui lui fut donné au dedans comme fin, par autre que lui – osons-le dire, comme un appel et une mission. En finissant par travailler à son œuvre en s’appuyant sur lui-même, Barnum finit par perdre ce qu’il n’avait pas reçu par lui-même.
C’est à cette lumière que doivent se lire les quelques mots de reproche justifié que Charity adresse à son mari : « Je voulais ton rêve, avec toi et pas sans toi ». Barnum a perdu et son idéal et son épouse, parce qu’il a séparé ce qu’elle n’a jamais cessé d’unir : la personne et sa mission ; parce qu’il n’a pas compris qu’en perdant une partie, il perdait non pas le tout, mais aussi l’autre partie, tant elles sont soldaires sans pourtant jamais être confondues. Concrètement, en vivant son rêve près de Jenny Lind et loin de sa femme, en restant sourd à l’appel bouleversant de ses enfants, Barnum a déjà perdu Charity. Osons-le dire : sans consommer l’adultère en son corps, il l’a comme vécu en son cœur par cette séparation prolongée. Superbe et autre trouvaille du film. Certes, l’artiste n’a pas trompé sa femme. Certes, encore davantage, lorsqu’il sent monter en lui la tentation de partir avec la belle chanteuse qui l’attire d’autant plus qu’elle partage avec lui le même chemin de résilience, il pose l’acte que toute personne entraînée au combat spirituel doit poser : humblement fuir la tentation et humilier le tentateur. Tout cela doit lui être compté comme mérite. Il demeure que Barnum a d’abord fauté par imprudence en exposant journellement la célibataire qu’il contribue à réinventer selon le syndrome Pygmalion ou plutôt My fair Lady. Il peut se défendre en accusant Jenny de l’avoir piégé et manipulé. Mais ce baiser à un époux chaste n’a pas été volé à ce même époux imprévoyant et surtout narcissique, donc virtuellement adultérin. Centré sur lui, décentré de son épouse, comment n’appellerait-il pas le cœur d’une femme inépousée qui n’a pas nécessairement voulu briser le coupler ni même jalouser le bonheur de Barnum ? D’autant que le quotidien est fait du côte à côte le plus intime (en partant dans cette symbolique calèche, véhicule amoureux s’il en est) et du coude à coude le plus sublime (en lui prenant la main sur scène pour partager la gloire des vivants).
On pourrait légitimement se demander pourquoi Phineas est seul à vivre cet exil de soi. Cette humiliation du héros relève-t-elle encore de ce féminisme qui, à force de méphitique réactivité, en devient méphistophélique ? Non ! Car, secrètement, Charity a déjà vécu cette désappropriation exodale [4]. C’est peut-être le principal défaut du film que d’avoir fait l’impasse sur tout le prix que madame Barnum a dû payer pour ainsi abandonner son milieu et, plus encore, s’affranchir de la tutelle parentale. Mais c’est plus encore le défaut de l’amour romantique que d’écréter toute difficulté, d’abraser tout obstacle, comme si la passion anesthésiait le cœur et comme si la passivité de l’élan ressenti et jamais démenti pouvait se substituer à la répétition éminemment active de la vertu d’amour : seule celle-ci transforme au quotidien en inclination vraiment durable et intériorisée ce qui, au point de départ n’est qu’extase reçue en soi sans soi.
Du moins pressent-on tout le travail kénotique effectuée par Charity dans la scène chantée sur le toit où, malgré la misère conjugale que redouble la misère sociale, elle redit son amour à Phineas, en évoquant dans un même geste et la perte de ses rêves d’épouse et la promotion celui de son époux. En effet, en se mariant avec le jeune idéaliste, c’est lui et tout lui qu’elle voulait, donc lui et le grand œuvre qu’il portait et le portait.
- Dès lors, la scène de retournement, si brève soit-elle, prend tout son sens. La brusque conversion de Barnum cesse d’apparaître magique par sa soudaineté, pour révéler sa logique profonde. Phineas a tout perdu : son épouse, sa maison, son travail et son rêve. La tentation majeure serait d’accuser : la traîtresse chanteuse, les habitants incendiaires. Mais, en se victimisant, il créerait alors d’authentiques victimes : les comédiens de sa troupe. Et, en s’évadant à l’extérieur de lui, il continuerait à s’aveugler sur la cause ultime de tout qui est intérieure : lui-même.
Ici se vérifie au plus haut point cette grande loi de vie que le christianisme a énoncée, mais dont il ne s’est pas assez saisie, laissant son énonciation et son interprétation à des relectures moins assurées : l’extérieur reflète l’intérieur. Si Barnum a tout perdu au dehors, c’est qu’il a déjà tout perdu au dedans, assurément à son insu, plus assurément encore depuis longtemps.
Aussi la lumière ne pourra-t-elle advenir à l’intérieur de son cœur que par une parole venue de l’extérieur. Une parole de vérité qui, loin de le plaindre, de jouer au sauveteur, en mêlant ses larmes aux siennes, lui révèle ses mensonges : « Je me doutais que tu serais ici à te lamenter. Tu nous as donné une vraie famille. Le cirque. On veut notre chez-nous ».
Cette parole lui manifeste d’un coup le mensonge dans lequel il vivait depuis tant d’années. Il croyait travailler pour sa troupe, alors qu’en fait il n’œuvrait que pour sa propre reconnaissance : « Mes yeux ne seront plus aveuglés par la gloire ». Ce que mille signes confirment. Et il est hautement convenant que ces mots véridiques proviennent des comédiens, ce peuple d’exclus qui ne sont pas tant des personnes blessées, en manque de reconnaissance ou en privation d’achèvement, que l’humanité dans sa simplicité, sans masque – sauf ceux dont l’autre l’affuble pour mieux l’exclure. Il est aussi éloquent que le verbe libérateur soit proféré par le petit Napoléon et par la femme à barbe qui sont les plus petits parmi les plus petits, les prétendus monstres que deviennent réellement les bien-portants, en les congédiant. Car, le mal voulu dans son invisibilité mensongère est bien plus tragique que le mal subi dans son apparence patente.
Miracle d’un cœur qui abandonne son mensonge intérieur pour accueillir la lumière. Dès lors, tout peut germer à nouveau, mais surtout en inventant du nouveau. Car il ne s’agit pas de revenir en arrière. L’histoire de la conversion n’est jamais parménidienne, mais toujours héraclitéenne ; ou plutôt, ni cyclique ni linéaire, elle est spiralée. Certes, se convertir, c’est revenir, comme l’enfant prodigue, à la maison paternelle et de courir vers l’épouse avec un cœur rené. Mais pour construire une relation inédite. Barnum le dit dans les premiers mots du chant victorieux qui, après les paroles de Napoléon et de la femme à barbe, jaillit spontanément en lui :
« Car de ces débris
Ce qui survit
Ne peut être que le vrai.
Si je suis dépouillé,
J’ai encore plus gagné ».
Comment ne pas entendre en ces paroles paradoxales la loi même de la rédemption que résume Jésus dans la parabole du grain de blé : « Si le grain de blé, après être tombé dans la terre, ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,24) ?
Dès lors la superbe scène des retrouvailles prend tout son sens. Barnum ne trouve pas Charity extérieurement cloîtrée dans la maison familiale et intérieurement verrouillée dans un triangle maléfique (la victimaire éplorée chercherait sa pseudo-consolation auprès d’un père sauveteur trop content d’être confirmé dans sa prophétie avec qui elle diaboliserait un bourreau tout trouvé). Tout au contraire, l’épouse a laissé ses filles et la demeure parentale pour se retrouver devant l’infinité immuable du ciel redoublé par l’infinité changeante de la mer. C’est là qu’il la rencontre, debout sur le rivage, qui, depuis Télémaque, est devenu le lieu symbolisant non pas la nostalgie d’un passé dépassé, mais l’attente pleine d’espérance d’un avenir inédit. Précisons. Loin d’être tournée vers elle-même, la bien nommée Charity qui veut le bien de son époux, désire non pas le retour extérieur de Barnum, mais son retournement intérieur, son décentrement durable, d’un mot, sa conversion.
Alors, face à l’océan, où se mire le firmament incandescent, les époux s’épousent à nouveau dans une communion sans fusion que symbolise l’échappée belle du ruban féminin ; ouvrant la mandorle, il promet un don de soi dorénavant jamais lassé et toujours relancé.
Pascal Ide
[1] Cf., avant tout, Joseph Campbell, Le héros aux mille et un visages, trad. Henri Crès, Paris, Robert Laffont, 1977 : Escalquens et Paris, Oxus, 2010 : coll. « J’ai lu. Bien-être », Paris, J’ai lu, 2013.
[2] Aussi appelé « effet de validation subjective » ou « effet Forer », du nom de son inventeur, le psychologue américain Bertram R. Forer, est le biais cognitif par lequel une personne à qui l’on fait lire une description de sa personnalité tellement vague qu’elle vaudrait pour n’importe qui, se l’applique spécifiquement à elle-même (cf. Bertram R. Forer, « The fallacy of personal validation: A classroom demonstration of gullibility », Journal of Abnormal and Social Psychology, 44 [1949], p. 118-123 ; Serge Ciccotti, « L’effet Barnum », Revue électronique de psychologie sociale, 2 [2008], p. 27-31).
[3] Cf. Jean Borella, Un homme, une femme au Paradis. Sept méditations sur le deuxième chapitre de la Genèse, coll. « Théologie », Genève, Ad Solem, 2008. On pourrait aussi relire le premier moment du syllogisme hégélienne L-N-E qui se meut dans l’idéal du Logos.
[4] Cf. Emmanuel Housset, L’intériorité d’exil. Le soi au risque de l’altérité, coll. « La nuit surveillée », Paris, Le Cerf, 2008.
Dans les années 1870 à New York, l’entrepreneur américain Phineas Taylor Barnum (Hugh Jackman), mariée à Charity (Michelle Williams), cherche à développer une activité de divertissement pour améliorer les conditions de vie de sa famille. C’est dans ce contexte qu’il crée le freak show, un spectacle composé de comédiens aux caractéristiques et capacités uniques (femme à barbe, nain, trapézistes, etc.), inventant le premier « cirque » (qui porte son nom). Ces spectacles sont globalement appréciés, mais également très critiqués par la presse de la haute société américaine qui traite ses comédiens comme des parias. Pour améliorer son image, celui-ci décide de s’associe avec Philip Carlyle (Zac Efron), un jeune dramaturge populaire et influent qui va lui permettre de se faire connaître au-delà même des frontières américaines. Lors d’une visite au palais royal d’Angleterre, M. Barnum fait la connaissance de Jenny Lind (Rebecca Ferguson), une chanteuse à succès sur le continent européen, qu’il convainc de venir chanter aux États-Unis sous son aile. Grâce au talent de Miss Lind, ce nouveau spectacle est un succès et M. Barnum est encensé par les critiques, au point qu’il décide de risquer la vie de son cirque pour financer une tournée dans tout le pays avec sa nouvelle chanteuse.
Cependant, la crise guette. D’abord, les comédiens du cirque commencent à souffrir des critiques qui se font de plus en plus violentes à leur égard à cause de leur condition. Ensuite, M. Carlyle peine à trouver sa place dans sa nouvelle vie, partagé entre l’amour qu’il porte à Ann Wheeler (Zendaya), la trapéziste du cirque, et ses parents qui, appartenant à l’aristocratie américaine, sont honteux de sa profession. Par ailleurs, lors de sa tournée, Jenny avoue ses sentiments à Phineas. Fidèle époux, celui-ci s’éloigne d’elle. Mais, pour se venger, Miss Lind décide de créer un scandale : à la fin d’un spectacle pendant la tournée, alors que la presse nationale est réunie, elle embrasse M. Barnum sur la bouche sans crier gare. Non seulement la presse scandalisée cause sa ruine, mais quand elle apprend ce qui s’est passée, Charity quitte le domicile familial avec leurs deux enfants. Enfin, de retour à New York, M. Barnum voit son cirque prendre feu à la suite d’une violente altercation entre la troupe des comédiens et un groupe d’opposants.
Ruiné et abandonné de tous , comment M. Barnum trouvera-t-il, plus encore que l’argent, l’énergie intérieure pour se relever face à tant de coups du sort ?