La passion n’est certes pas un mouvement de la volonté. Il n’empêche qu’elle n’en est pas l’antagoniste. Le vouloir peut non seulement coexister avec elle, mais volontairement l’entretenir, en une très lucide conscience du caractère narcissique du mouvement passionnel et en redouble la captation de l’aimé. Auquel cas, d’inframoral, le sentiment devient immoral. La comédie de Molière, Dom Juan ou le festin de pierre, en est l’éclatante et tragique illustration.
- Nul doute que Dom Juan Tenorio aime et aime d’un amour de passion.
L’amour dont il aime a tous les caractères de la passion : son enracinement très physique (cf. par exemple la scène de séduction de Charlotte et de Mathurine), son instabilité, son héraclitéisme (« tout le plaisir de l’amour est dans le changement. » : I, 1), son extrême labilité (« ma passion est usée pour done Elvire » : III, 5), son narcissisme hédoniste : « Il n’est rien tel en ce monde que de se contenter », commente Sganarelle (I, 2) qui, non content d’être passivement lâche, fait office de miroir complaisant de toutes les turpitudes de son maître. Sans oublier la violence de son apparition et son irrésistibilité qui ligote, au moins momentanément, la liberté : « je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable […]. Les inclinations naissantes, continue-t-il, avec complaisance, ont des charmes inexplicables ». (I, 1)
Pressée d’arriver à son accomplissement, la passion aveugle sur la réalité : « n’allons pas songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. » (I, 2) Au fait évident du signe miraculeux opéré par la statue du commandeur, Dom Juan oppose la trop facile illusion des sens qui ne peut le duper : « nous pouvons avoir été trompés par un faux jour » (IV, 1). Il refusera ainsi tous les signes que l’aimante Providence multipliera sous se pas, souvent soulignés maladroitement par Sganarelle, avant sa définitive damnation, symbolisée par le « feu invisible qui brûle » (V, 6).
A quoi il faut ajouter la jalousie ou, dirait Girard, la rivalité mimétique qui accroît le prix de l’objet convoité. Il raconte ainsi que, contemplant « deux personnes être si contents l’un de l’autre, et faire éclater plus d’amour », Dom Juan s’émeut de leur tendresse visible et de leurs mutuelles ardeurs : « mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d’abord de les voir si bien ensemble. » (I, 2) Voilà une analyse digne de l’auteur de la Violence et le sacré.
De plus, cette passion a la forme de la convoitise masculine : « il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne ; et, j’ai sur ce sujet, l’ambition des conquérants. » (I, 1) Frustré d’une conquête raté, Dom Juan est prêt à tomber amoureux de n’importe quelle villageoise de rencontre, comme pour se rassurer : « Il ne faut pas que ce cœur m’échappe » (II, 2). Il aime l’intrigue, et le risque qui le fait vivre dangereusement, au point qu’il confine constamment à l’imprudence (II, 2 à 4). Certains ont même voulu réduire le donjuanisme à cette voracité belliqueuse. C’est confondre le genre et l’espèce. Le bonheur de Dom Juan est bien d’aimer, mais d’aimer en conquérant. Et il est vrai que la joie vaut ce que vaut la difficulté de la conquête. C’est l’irascible qui, pour une bonne part, fait la valeur de l’être aimé, non sa bonté intrinsèque que jamais la passion dévorante, impatiente et inquiète de posséder ne peut accueillir et découvrir. « Lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini » (I, 1).
- Pour autant, cette passion n’a pas aboli ni la conscience ni la volonté responsable de Don Juan, bien au contraire.
On sait déjà qu’il use de l’hypocrisie et du mensonge avec assiduité : « Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d’autres pièges pour attraper les belles ». (I, 1) Il usera ainsi de cette arme avec Done Elvire qu’il a séduite et vient d’abandonner : « Je vous avoue, madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère. » (I, 3) Son hypocrisie est si bien feinte, tellement passée à l’état de seconde nature, qu’il en viendra même à duper Sganarelle ; il devra lui avouer : « Non, non, je ne suis point changé » (V, 1).
Avec une intelligence retorse, Dom Juan explique à son valet qui lui reproche sa « méthode » et sa manière « d’aimer de tous côtés » : « La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! » (I, 1)
Dom Juan est au fond un sceptique, par décision : par déconstruction anticipée, il se refuse à croire à la médecine au nom de l’hypocrisie des médecins qui « ne font que recevoir la gloire des heureux succès » (III, 1). Avec une ironie cruelle, il se refuse de répondre autrement que par un silence méprisant ou quelques vagues réflexions aux démonstrations plus agitées qu’habitées de Sganarelle (par exemple III, 1) : il faut avouer que Molière l’a réduit au rôle de faire-valoir et n’a pas placé aux côtés de Dom Juan un adversaire de sa valeur. Mais peut-être, sans doute, celui-ci, par individualisme et confort personnel, n’en aurait-il pas choisir un ?
Mais là où éclate sa duplicité est sa relation blasphématoire au Ciel qu’il ose prendre à témoin de son infidélité à Done Elvire qu’il vient justement de dérober à la clôture d’un couvent pour la courtiser à son aise (I, 3 ; il resservira encore l’argument à Dom Carlos l’un de ses frères en V, 3). Le mécréant, Dom Juan qui ne croit ni à Dieu ni à diable, ni au ciel, ni à l’enfer, borne sa foi à « deux et deux sont quatre », et « quatre et quatre font huit. »
Voilà pourquoi Dom Juan méprise si profondément toute autorité, même parentale.
- Dom Juan n’est-il pas d’abord blessé ?
Sa première blessure est l’esclavage de ces passions, qui le fait nomade et errant : « il se plaît à se promener de liens en liens, et n’aime guère à demeurer en place. » (I, 1) Dom Juan est finalement un faible qui a consenti à faiblesse : « J’aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurais me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles. Je te l’ai dit vingt fois, j’ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. Mon cœur et à toutes les belles, et c’est à elle à le prendre tour à tour » (III, 5).
Mais lourde demeure sa responsabilité. D’ailleurs, lorsque Sganarelle osera rappeler que le ciel, lassé de ses crimes, scandalisé de sa vie, lui envoie un miracle en la statue du commandeur, Dom Juan entrera dans une colère dont la démesure en dit long sur la révolte qu’il a cru soigneusement cautériser. Jugez-en par la menace : « Si tu m’importunes davantage de tes sottes moralités, […] je vais appeler quelqu’un, demander un nerf de bœuf, et faire tenir par trois ou quatre, et te rouer de mille coups. » (IV, 1) Le fond
Le mépris de Dieu et de son image sur terre qui se double du signe antiévangélique par excellence du mépris du pauvre (III, 2). Il le tente jusque dans sa foi : « Tu te moques : un homme qui prie le ciel tout le jour ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires. » (III, 2) Tel Satan, il veut l’obliger à jurer, ce qui révèle sa haine diabolique de la foi. A l’instar d’une Mouchette ou d’un abbé Cénabre, Dom Juan serait-il un héros démoniaque ? Défenseur de l’hypocrisie (V, 2), serait-il un serviteur du Prince du mensonge ? Nourrissant une haine assassine et rancunière – « Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable » (V, 2) –, serait-il le disciple de celui qui est homicide dès l’origine ?
Comment expliquer autrement le durcissement du cœur de Dom Juan face à Done Elvire qui vient, en toute humilité, le conjurer de se laisser toucher par la foi : « C’est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du ciel ». Lequel ? « De grâce, Dom Juan, accordez-moi pour dernière faveur cette douce consolation : ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes ; et, si vous n’êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières. » (IV, 6). La réponse de Dom Juan, comme juste avant à son père (Iv, 4), est d’un tel décalage, qu’elle en devient grossière dans son apparente courtoisie : « Madame, il est tard, demeurez ici. » (IV, 6) Mais, contrairement à M. Dimanche, ni Done Elvire, ni Dom Luis ne sont dupes (IV, 3). Jusqu’à la fin, Dom Juan se refusera aux signes de la miséricorde aussi clair que la voix du spectre (V, 5). C’est l’orgueil qui a cette phrase terrible, révélatrice d’une fermeture bouclée depuis bien des années : « Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. » (V, 5) Il mourra damné, parce que « l’endurcissement au péché traîne une mort funeste » V, 6).
Est-il excusé par l’aveuglement sur son propre compte, par exemple dans ses sentiments à propos d’Elvire (I, 3) ou cette cécité rime-t-elle avec complicité ? Son courage le rachète-t-il ou n’est-il qu’une forme plus subtile d’adoration de soi ? Dom Juan est un gentilhomme qui porte au secours à Dom Carlos, frère de Done Elvire, sans connaître son identité (III, 2 et 3). Il garde un certain sens de l’honneur : il s’oppose résolument aux deux frères de Done Elvire (III, 3). En fait, celui qui a tué toute vérité et tout sens moral, a aussi dû anesthésier bien des craintes (« rien n’est capable de m’imprime de la terreur » : V, 5) autant que le respect des défunts, surtout lorsqu’il les a offensés (il se moque de saluer le commandeur qu’il a tué : III, 5).
- La passion amoureuse est donc loin de toujours se duper. Elle peut même s’accompagner d’une clôture pécheresse, fautive de la personne qui s’aveugle et, confirmée, peut aller jusqu’à la donation de son être au diable.
Ajoutons que la lâcheté du valet Sganarelle qui, à aucun moment, ne préfère la vérité à sa propre vie, doublée de sa vénalité qui semble constituer son unique motivation, au point que la perte irrémédiable de ses gages le précipite dans la désespérance (V, 6), montre en creux que seul un saint bernanosien aurait pu sauver don Juan de l’ampleur de sa perdition.
Pascal Ide