Si je ne t’avais pas rencontrée (Si no t’hagués conegut), série télévisée espagnole en 10 épisodes de 55 minutes, de Sergi Belbel, diffusée entre le 15 octobre 2018 et le 17 décembre 2018 sur le réseau TV3, et en France, sur Netflix depuis le 15 mars 2019. Avec Pablo Derqui, Andrea Ros.
Thèmes
Culpabilité, amour, Dieu.
Cette bonne série télé au rythme lent, mais pas ennuyeux, paraît, de prime abord, parler d’amour, mais en fait traite de culpabilité et, au moins en creux, d’un autre sujet d’importance.
- Si je ne t’avais pas rencontrée se donne d’abord comme une « rom com » fantastique d’autant plus accrocheuse qu’elle se déroule entre deux personnes ordinaires vivant des existences ordinaires, selon une modalité extraordinaire.
En effet, le principal ingrédient de la comédie romantique est omniprésent : l’absolutisation de l’amour incarné par l’aimée. La Belle est chérie comme unique, depuis toujours (c’est-à-dire depuis que je l’ai rencontrée) et pour toujours (c’est-à-dire au-delà de la mort). Sa perte est donc aussi irrémédiable que sa cause est impardonnable et sa présence incommensurable.
Cette caractéristique mérite d’autant plus d’être soulignée que la série évite deux des poncifs complaisants de la plateforme Netflix : l’image érotique aguicheuse et l’idéologie gay racoleuse. Plus, cet amour total et triomphal conjure la tentation des trois affections qui le bornent et le bordent, en lui faisant aujourd’hui la plus rude concurrence : par en bas, l’amour parental – ce couple romantique est non seulement marié, mais, pour une fois, père et mère de deux enfants – ; par en haut, l’amour filial – dans la famille méditerranéenne, les parents, Manel (Sergi López) et Maria (Montse Guallar), jouent un rôle incontournable – ; par le côté, l’amitié – Clara (Paula Malia) – et la fraternité – Òscar Vila (Javier Beltran) – ne dérivent pas inéluctablement vers le statut d’amant, mais demeurent éthiquement des médiateurs et scénaristiquement des faire-valoir.
- Si l’amour est le pôle attracteur de l’histoire, la culpabilité en est le moteur. Plus encore, ils se disputent la primauté. En effet, l’intrigue est mise en route non point par l’accident qui est trop préparé pour ne pas être prévisible, mais par la tentative de suicide. Or, celui-ci est motivé non pas seulement ni d’abord par la perte irréparable de la famille, mais par l’impossibilité qu’a l’époux de se pardonner. La multiplication des transferts temporels décidés par Eduardo trouve son intention première dans le besoin de réparer le mal commis. Et si ses voyages permettent la joie d’une retrouvaille avec les siens, c’est par surcroît et toujours pour un temps. Éloquent et inquiétant avatar d’une éthique qui, ayant congédié la vertu et la loi, reporte sur la conséquence tout le poids de la moralité de l’acte humain [1]. Qu’il est parlant que la série se symbolise topographiquement dans ce pont suspendu au-dessus d’une voie ferrée, où Eduardo aime se retirer. D’abord, ce qui est ainsi mythifié n’est pas le lieu de leur rencontre, mais celui d’une solitude ; autrement dit, l’endroit est sigillé non par un « nous », promesse d’un amour, mais par un « je », voire par un « moi » qui n’est même pas en attente d’un « tu ». Or, autant l’amour authentique centre sur l’aimé et rend disponible à l’autre, autant la culpabilité suicidaire centre sur soi et rend indisponible à tous. Ensuite, le train, lieu nostalgique s’il en est, est le lieu de l’esseulement multiplié et de la séparation inconsolée : c’est toujours un chemin de fer qui emporte l’aimé dans un éloignement croissante et laisse l’aimant dé-solé sur le quai soudain déserté. Alors que la voiture peut toujours revenir en arrière (qu’on se souvienne d’une des dernières scènes de Cast Away) et que l’avion interpose trop de médiations pour permettre une intimité, la puissance immaîtrisable du train versus l’impuissance dominée du voyageur traduit au mieux le douloureux arrachement des époux séparés.
Dénonçons le mensonge de cette culpabilité infinie qui est le ressort tragique de la série. Si elle ne conduit pas à une salutaire réparation qui est toujours service d’autrui, elle est, dans sa désespérance, l’une des formes les plus subtiles, les plus innommées et les plus létales du narcissisme orgueilleux. Le travail du deuil consiste non pas seulement à abandonner ce qui nous a abandonné, mais à purifier un ego qui, en s’agrippant à la créature aimée, la déloge de son centre pour s’auto-adorer. Ce qui nous ouvre à une autre relecture de Si je ne t’avais pas rencontrée.
Auparavant, relevons deux non-dits confirmant cette primauté, voire cette prégnance, de la culpabilité. Le premier réside dans l’instrument des déplacements au sein des univers parallèles. Pourquoi adopte-t-il la forme non pas d’un unique anneau qui, en résonance avec l’alliance, symbolise l’amour, mais d’une multiple spirale qui, en souvenir de l’antique serpent, évoque la tentation et donc la chute ? Pourquoi son utilisation est-elle si effroyablement douloureuse ? Pourquoi cette souffrance est-elle ressentie non pas en enserrant le bras, mais en intériorisant l’ustensile ?
Le second non-dit est la fatalité. La série laisse une énigme irrésolue : pourquoi chaque histoire amoureuse entre les deux héros s’achève-t-elle inéluctablement par la mort violente de l’un d’eux ? Certes, elle s’essaie à une explication scientifique, le fameux effet papillon ; mais cette tentative est ponctuelle. Certes, elle semble évoquer une sorte de synchronisation (jungienne) ; mais elle ne s’y attarde pas. Cette concession sibylline à la tragédie invite elle aussi à tenter une troisième interprétation.
- Alors que, partout et toujours, la question de la mort et de la survie après celle-ci a toujours été le lieu par excellence de l’interrogation surnaturelle, jamais l’immortalité n’est évoquée et son ouverture sur le transcendant effleurée. Qu’il est attristant, alarmant et signifiant que le scénario de ce qui se déroule la très religieuse Catalogne soit aussi résolument a-thée. Ce silence sur l’Absolu serait-il l’angle mort de la série ?
Assurément, le romantisme idolâtre l’autre. Après que les Lumières ont dressé un autel à la déesse raison, le dix-neuvième siècle a réagi en déifiant l’affectivité et, avec elle, son objet idéalisé. Mais du moins Éros est-il un demi-dieu qui décentre l’homme de lui-même. Ici, l’attention se déplace de la lumière de l’amour vers la ténèbre d’une faute prétendument inexpiable. Quand Dieu est mort, plus encore, quand le Christ n’est pas ressuscité de son tombeau, l’homme ne peut plus attendre son salut que de lui-même. Et s’il devient responsable d’une faute irréversible, sa peine devient elle-même infinie. De même qu’elle occupe tout son espace (intérieur et extérieur), de même doit-elle remplir toute sa temporalité. Voilà pourquoi, avec grande cohérence, tous les univers parallèles ne peuvent que reproduire de manière désespérée, la mort qui, de coupable, devient expiatrice. La répétition qui, pour Freud, est l’œuvre par excellence de cette très problématique pulsion thanatique, est en réalité l’effet d’un monde désolé au sens le plus étymologique, car amnésique de la miséricorde toujours proposée.
Une confirmation de choix est fournie par la manière dont la trame narrative traite les multivers. Beaucoup de critiques internautes se sont vantés d’avoir deviné la fin de la série dès le deuxième épisode. Pour ma part, le dixième m’a véritablement surpris. Certes, je n’ai pas anticipé parce que ma forma mentis est de me laisser surprendre et est plutôt tournée (quel scoop !) vers l’évaluation psycho-éthique des personnages et des situations. Mais il y a une autre raison. Le dernier épisode est scénaristiquement incohérent et anthropologiquement absurde. En effet, pour anticiper le rebondissement final, il faut s’imaginer que le Dr Everest est l’un des devenirs possibles – le sommet ! – de la vie d’Elisa. Or, rien dans le présent ne permet de le prévoir. Artiste et musicienne, elle n’a aucune affinité pour le monde de la science (dont le pragmatisme ne répond guère au néopythagorisme de l’harmonie des sphères un instant évoquée). Tournée vers l’agir, elle ne possède pas ce tropisme pour le savoir, disons plus, cette inclination qui va jusqu’à l’obsession, caractéristique du génie [2] : seul celui qui se laisse transir par une idée sans jamais la trahir en fait l’astre autour duquel gravite toute son existence ; seul celui qui a fait d’une unique idée le centre de son esprit et de sa vie peut un jour en faire le cntre d’une explication de l’univers. Certes, le génie est un monomane persévérant qui n’est têtu que parce qu’il a en tête une pensée entêtante. Mais Elisa est plus butée que persévérante. Ses nombreuses colères traduisent son indépendance davantage que sa capacité à devenir dépendante d’un unique objet qui mobilise toute son énergie.
Précisons. Je ne suis pas en train de plaider pour l’innéité du génie contre son acquisition, mais simplement en faveur de sa précocité et de sa longue durée. Or, suspense oblige, nul signe préannonciateur ne permet de prophétiser qu’Elisa grimpera sur l’Everset de la physique théorique. Il reste donc à l’intrigue de lui inventer cet avenir sans passé par une bifurcation survenue tardivement à quinze ans (entre lettres et sciences). Dès lors, celle-ci livre tout son sens : sa capacité à inventer non pas un devenir nouveau, mais, beaucoup plus radicalement, un être nouveau. Or, ce fantasme de création de soi par soi est encore le reliquat d’un monde sans Dieu. L’éternel retour nietzschéen du même n’est vraiment supportable que parce que l’éternel enfant ne cesse de s’inventer dans un rire aux éclats qui brise les tables de valeurs. Ainsi ces mondes parallèles sont plus des autocréations que des bifurcations. Ils incarnent la dernière ébullition d’un monde a-thée où la multiplication indéfinie, horizontale et dé-risoire s’est substituée au seul Infini qui, dans sa verticalité descendante mais non condescendante, comble l’homme de sa plénitude.
Pascal Ide
[1] Voilà pourquoi ce courant éthique s’appelle conséquentialisme.
[2] Pour le détail, je renvoie à l’approche phénoménologique de Max Scheler, plus qu’à l’interprétation idéaliste d’Emmanuel Kant.
Eduardo Marina (Pablo Derqui) est un homme d’affaires barcelonais, heureux et amoureux : il vit avec son épouse Elisa (Andrea Ros) et leurs deux enfants, Carla (Berta Garcia) et Jan (Joel Bramona). Un soir, ils se dispurent pour savoir qui conduira les enfants à l’école le lendemain et comment. Eduardo ne lâchant rien, Elisa se résout à les amener avec la voiture branlante de son mari. Peu après, il apprend que tous trois sont décédés dans un tragique accident de voiture. Pire que la tristesse, la culpabilité qui vitrifie Eduardo. Ni sa famille ni ses amis n’arrivent à atténuer sa souffrance. Il décide de mettre fin à ses jours radicalement en se jetant du haut d’un pont lors du passage d’un train.
C’est alors qu’une mystérieuse femme âgée l’arrête. Elle se fait connaître sous le nom de Dr Liz Everest (Mercedes Sampietro). Physicienne à la retraite, elle affirme avoir besoin de lui et demande à Eduardo d’expérimenter un dispositif permettant de voyager non pas dans le passé, mais dans des univers parallèles. Il pourra y trouver un monde dans lequel sa famille peut être sauvée. Mais, étrangement et tragiquement, chacun de ses voyages se termine par la mort d’un de ses proches, le plus souvent Elisa, de surcroît à cause d’un accident de voiture. Pourquoi ce pattern ? Surtout, comment sortir de cette fatalité ? Mais est-ce possible ?