1) Les quatre questions fondamentales selon Kant
Le philosophe Emmanuel Kant a posé trois grandes questions : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer [1] ? » Et à ces questions qu’il qualifia de « critiques », il consacra ses trois plus grands ouvrages, respectivement : la Critique de la raison pure (1781) qui s’interroge sur les fondements de la connaissance, mathématique, physique et métaphysique ; la Critique de la raison pratique (1788) qui pose le problème des fondements de la morale ; la Critique de la faculté de juger (1790) qui offre les fondements de l’esthétique et, plus encore, d’une réconciliation entre le déterminisme naturel et la liberté humaine.
Or, ces trois questions se ramènent à une seule : « Qu’est-ce que l’homme ? » Selon Kant dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1800), elles sont posées par le « je » qui, lorsqu’il est substantivé (« le Je »), correspond à la subjectivité de la conscience raisonnable, l’homme, qui fait face à l’objectivité du monde et l’interroge. Cette dernière question correspond donc au sens littéral ; face à lui et se fondant en lui, se déclinent, dans l’ordre, les trois sens spirituels : allégorique, éthique et eschatologique.
2) La pulsation du monde
Les philosophes grecs, en particulier Platon, Plotin, Proclus, ont découvert l’une des lois les plus fondamentales du cosmos : la loi de sortie et de retour. D’un mot, elle énonce que « tout ce qui sort de sa source y revient ». Cette pulsation se vérifie au plan le plus élémentaire – comme le souffle qui est inspiration et expiration, ou la circulation qui part du cœur et y retourne –, au plan intermédiaire – dans les grands cycles découverts par l’écologie (et qui ont conduit à la théorie de James Lovelock selon laquelle la Terre est un immense organisme autorégulé, donc autonome) – et jusqu’au plan le plus englobant – saint Thomas d’Aquin structure son maître-ouvrage, la Somme de théologie, à partir de cette dynamique de sortie de Dieu (Dieu un et trois, création et Providence) et de retour en Dieu (l’homme, par la médiation du Christ).
Cette loi naturelle et humaine traverse aussi toute la Bible. Elle rythme le devenir de l’homme : le fils prodigue quitte la maison paternelle et y revient (cf. Lc 15,12-31) ; la vie du Christ : « Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu » (Jn 13,3) ; le plan même de Dieu, le prophète Isaïe en proposant une parabole qui inclut la nature et l’homme :
« La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission » (Is 55,10-11).
Or, les deux premiers sens de la nature sont liés à la sortie de Dieu : le sens théorétique s’émerveille de ce donné qui est un don ; le sens allégorique pénètre jusqu’au don de l’homme et au Donateur qui a tout fait « avec sagesse et par amour ». Les deux derniers sens, quant à eux, s’incrivent dans le retour en Dieu : le sens écologique prescrit le chemin, qui est la responsabilité présente de l’homme et le sens eschatologique vise la communion finale en Dieu de la nature, de l’homme et de leur croisement dans la technique. Ainsi, de concert avec la nature et avec tout ce qu’il a pu réaliser grâce à elle (les artefacts, la technique), l’homme retourne, de la maison commune vers la maison du Père. Cette dynamique nous ouvre à un dernier quaternaire.
3) L’archi-Rythme trinitaire
Au terme de l’Évangile selon saint Matthieu, Jésus envoie ses onze disciples baptiser toutes les nations « au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit » (Mt 28,19). Le redoublement « et », grammaticalement inutile, voire incorrect, signifie de manière originale que ce que l’on appellera les trois Personnes divines sont éternellement unies dans l’unique « nom », c’est-à-dire l’unique être (substance) divin.
L’ordre (au sens de succession) qui vient d’être énoncé (Père, Fils, Esprit), celui que suit le Credo et que chaque signe de Croix inscrit sur notre corps, ne va pas sans un autre ordre, lui aussi attesté dans l’Écriture : le Père qui est l’Alpha, est aussi l’Oméga (cf. Ap 1,8 ; 21,6 ; 22,13), il est au principe et au terme de la vie intime de la Trinité, car le don est pour la communion.
Enfin, si les Personnes divines sont toujours toutes à l’œuvre dans l’économie de la création et de la rédemption, il est possible d’approprier l’une ou l’autre à telle ou telle étape de l’histoire du salut – sans jamais les séparer, ce qui fut l’erreur de l’abbé Joachin de Flore – : le Père à l’Ancien Testament, le Fils au Nouveau Testament, l’Esprit au temps de l’Église ; et le Père qui est l’alpha et l’oméga, à l’eschatologie.
Au Père-Alpha qui est « l’Amour dans la source » et l’origine de qui « vient tout don parfait » (Jc 1,17) correspond le sens théorétique qui est le sens originaire de la nature. Au Fils, révélateur du Père (Jn 1,18 ; 14,9), correspond le sens humain et allégorique qui révèle le sens profond de la nature. À l’Esprit qui imprime en nous ce Père que le Fils exprime à l’extérieur de nous correspond le sens écologique qui nous rend responsable de la nature. Enfin, au Père-Oméga qui est le terme de toute la création correspond le sens eschatologique où convergent les autres sens dans l’unité finale [2].
4) Résumé synoptique
Rassemblons en un tableau les différentes correspondances ci-dessus dessinées – sans d’ailleurs prétendre être exhaustif [3].
Les quatre sens |
Sens littéral |
Sens allégorique |
Sens moral |
Sens eschatologique |
Les questions de Kant |
Qu’est-ce que l’homme ? |
Que puis-je savoir ? |
Que dois-je faire ? |
Que puis-je espérer ? |
Les facultés de l’homme |
La mémoire |
L’intelligence |
La volonté |
Le cœur (comme unification) |
Les transcendantaux |
Le beau |
Le vrai |
Le bien |
L’unité |
Les vertus théologales |
L’humilité |
La foi |
La charité |
L’espérance |
Les facultés de l’homme |
Mémoire |
Intelligence |
Volonté |
Cœur (comme unification de l’homme) |
Les transcendantaux |
Beau |
Vrai |
Bien |
Unité |
Les vertus théologales |
Humilité |
Foi |
Charité |
Espérance |
Exitus-reditus |
La sortie de Dieu |
L’ncarnation de Dieu |
La divinisation de l’homme |
Le retour vers Dieu |
La dynamique du don |
La réception |
L’appropriation |
Le don à l’autre |
Le don en retour au Donateur |
La dynamique du don |
Réception |
Appropriation |
Don à l’autre |
Don en retour au Donateur |
Le Christ |
promis et attendu |
venant dans l’Incarnation |
venant à l’intime de l’âme |
venant dans la gloire |
La Trinité en son économie |
Le Père |
Le Fils |
L’Esprit |
La communion trinitaire |
Rappelons une règle de lecture. Les similitudes sont séduisantes. Elles offrent une vision synoptique, dévoilent des correspondances inattendues, font résoner harmoniquement des réalités très éloignées, suscitent l’enchantement. Toutefois, les ressemblances ne sont pas univoques et ne sont pas toutes superposables ; voire peuvent se contredire, si l’on oublie le principe qui en commande l’organisation. Par exemple, s’il y a de fortes correspondances entre les vertus théologales et les facultés humaines, en revanche, il n’y aurait pas beaucoup de sens à les rapprocher des Personnes trinitaires. Autrement dit, plus les connexions s’élargissent, plus elles deviennent laches. Ce que nous gagnons en extension, nous le perdons en précisons [4].
Pascal Ide
[1] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, dans Œuvres philosophiques I, éd. Ferdinand Alquié, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1980, p. 1365.
[2] Les quatre sens sont donc étroitement corrélés à divers ternaires. Ce parallèle de prime abord bancal s’éclaire, si l’on considère que le quaternaire permet de préciser, d’introduire du mouvement, de fonder, de conjurer les risques de systématisation trop rigide liés à l’emploi d’une unique loi (par exemple, la dialectique hégélienne).
[3] D’autres connexions seraient envisageables. Nous avons vu que Gaston Fessard corrélait les quatre sens de l’Écriture aux quatre semaines des Exercices spirituels de saint Ignace et qu’Albert Chapelle en faisait le fondement des quatre parties de la théologie, voire, par le biais des quatre semaines, les corrélait à de nombreux quaternaires philosophiques (les quatre moments de la liberté, les quatre moments du verbe humain, etc.) Cf. Benoît de Baenst, L’Écriture, âme de la théologie. La parole et le langage chez Albert Chapelle, coll. « Collège des Bernardins. Essai » n° 22, Paris, Parole et Silence, 2014.
[4] Il est significatif que le xiie siècle qui fut si séduit par ces multiples similitudes (sept vertus, sept dons du Saint-Esprit, sept béatitudes, sept demandes du Notre Père, sept sacrements, sept paroles du Christ en Croix, etc.) a été suivi et complété par le xiiie siècle qui a valorisé les causes plus que les similitudes (et donc les signes). Mais le mouvement inverse est aussi nécessaire : une approche plus conceptuelle, centrée sur la cause, a besoin d’être équilibrée par une approche plus imagée, centrée sur l’analogie. Les deux se complètent comme le cerveau gauche le cerveau droit.