La Bible nous met en présence permanente de paire de frères, voire de jumeaux. Et souvent, ces frères sont en rivalité parfois sanguinaire. Quel est le sens théologique de ces différentes données ?
Tout commence avec Caïn et Abel (cf. Gn 4) que double la rivalité Caïn-Seth dont les arbres généalogiques se croisent. Puis, dès l’époque des patriarches, de multiples duos-duels : Abraham et Lot ; les jumeaux Esaü-Jacob, leur histoire et la responsabilité de Jacob-Israël ; les onze frères en rivalité avec Joseph. Toutes les destinées de ces couples fraternels se croisent, non sans violence. S’ajoutent les multiples divisions entre les tribus d’Israël. Elles aboutissent à la dramatique scission entre le royaume du Nord et le royaume du Sud, ce qui sera l’une des grandes souffrances du peuple de Dieu. Enfin, cette dualité s’élargira, retrouvant les divisions de l’époque de l’origine (cf. Gn 1-11), d’avant les temps proprement historiques, dans l’opposition des Juifs et des Païens qu’acutise la présence de la Croix du Christ, emblématiquement signifiée par les deux paraboles des deux fils (cf. Mt 21,28-32 ; Lc 15,11-32).
La signification est avant tout théologique. En effet, du point de vue de Dieu, cette dualité signifie la liberté de l’élection absolument gratuite. Elle présente aussi un sens du point de vue de celui qui est choisi. En effet, souvent, l’élu exclut. Or, la dualité rappelle à Israël que, s’il est élu, il n’est jamais que l’un des deux frères. Nul homme, nul peuple ne cumule pour lui seul toute la fraternité, c’est-à-dire ne se garde pour lui seul le privilège d’être le fils unique, le préféré du Père. Bref, le tandem fraternel rappelle à Israël que, si aimé soit-il, il a un frère que Dieu n’aime pas moins. « Il appartiendra au nouveau Testament de dévoiler que l’amour paternel de Dieu n’a jamais, en dépit des apparences extérieures, oublié l’autre frère [1] ».
Ces données sont aussi riches anthropologiquement. En effet, nous portons tous le rêve d’une fusion avec l’origine, d’une coïncidence avec notre source. Or, la multiplicité des enfants l’interdit. Plus encore, nous sommes tous tentés de nous considérer comme le préféré. Ce vœu est au cœur de la jalousie et de la rivalité parfois mortifère entre frères (et les sœurs ne sont pas exclues…). L’Écriture a enregistré et intégré cette donnée en montrant à la fois que les frères sont tous aimés, sans préférence, par le Père unique et qu’ils sont appelés à s’aimer comme des frères. Par la médiation de la Croix du Christ, « Pax nostra » (Ép 2,16). Les frères séparés jusqu’à l’annihilation dans la tragédie de Caïn et d’Abel se réconcilient par la grâce de Dieu en Jésus-Christ.
Les deux paraboles du Christ rappelées ci-dessus montrent aussi le chemin d’une réconciliation possible, l’espérance d’une sortie de la haine mortelle, une guérison de la jalousie homicide. Plus encore, explique Joseph Ratzinger,
« c’est par la voie du martyre (sous des formes variées) qu’arrive à son accomplissement le thème biblique des deux frères et, avec lui, le mystère le plus intime de la fraternité chrétienne : l’échange de destin avec le frère qui erre et, par là, sa réintégration cachée dans la plénitude de la fraternité. En fait, il n’y a que le support patient de l’injustice de ce monde (Mt 5,38-48) qui peut faire éclater le cercle fatal des injustices et, au milieu du triomphe de la haine et de l’égoïsme, dresser la force la plus grande de l’amour, qui vient de la foi, laquelle triomphe du monde [2] ».
Pascal Ide
[1] Joseph Ratzinger, art. « Fraternité », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome v, 1964, col. 1141-1167, ici col. 1144.
[2] Ibid., col. 1166.