La règle du jeu, drame français écrit et réalisé par Jean Renoir, 1939. Avec Marcel Dalio, Nora Gregor, Roland Toutain, Paulette Dubost, Jean Renoir.
Thèmes
Acédie, décadence sociale, mimésis, violence, bouc émissaire.
La règle du jeu est considéré comme le chef d’œuvre de Renoir et même comme l’un des chefs d’œuvre du cinéma mondial [1]. Et comme tout opus magnum digne de ce nom, il se prête à une lecture polysémique. La joie toujours renouvelée de son visionnement et la polyphonie jamais close des inteprétations attestent la richesse de son histoire, la créativité de sa photographie et la puissance de l’intuition créatrice.
- La lecture de loin la plus fréquente est, bien entendu, sociologique ou plutôt sociopolitique [2].
L’on sait la « sensibilité » politique, mais peut-être plus encore sociale de Renoir (il a toujours refusé d’être encarté au PC), éveillée par sa seconde épouse, Marguerite Houllé. Toutefois, sa liberté d’artiste liée à la profondeur de son observation des personnes et de la société lui ont permis d’échapper à la charge unilatérale, donc caricaturale : la classe des domestiques ne rachète en rien celle des maîtres. Néanmoins, la faute des « grands » s’avère plus grave que celle des « petites gens », tant la « condition » des grands, pour parler comme Pascal [3], n’est que le fruit du hasard et ne se mérite à proprement parler que si l’on en possède la vertu ; or, dans l’éducation de l’enfant comme dans celle, jamais achevée, de l’adulte, l’exemple a toujours mieux valu que le discours, et l’imitation toujours plus efficacement modelé l’être que l’exhortation.
Certes, le ton est leste. Le cinéaste, qui est aussi scénariste, parle de son film comme d’un « drame gai » ou d’une « fantaisie dramatique [4] ». Mais la critique est acerbe. Certes, l’image ne s’attarde pas sur les tensions et les altercations, mais la violence est latente autant qu’omniprésente : dans l’homicide final ; davantage dans la scène, qui le prépare autant qu’elle le préfigure, de la multiplication insupportable des meurtres d’animaux – elle-même portée par une multiplication, à l’époque novatrice, de plans qui accentue l’impression de massacre ; davantage encore dans l’image, fameuse entre toutes et presque plus intolérable, de ce lapin qui n’en finit pas de défuncter.
- Cette déconstruction sociale généralisée n’est pas que contextualisée dans l’immédiat avant-guerre, elle est historiquement et politiquement relue comme l’une de ses causes secrètes. Renoir a dit sa stupéfaction de la cécité coupable d’une classe sociale autant que de la société entière à la veille des hostilités pourtant inéluctables qui, engloutissant toute une époque, l’a engloutie elle-même. L’emballement du scénario qui multiplie les chassés-croisés et s’accélère progressivement est à l’image de l’affolement de toute une société qui court à l’abîme.
Si nous sommes loin de la description que donne par exemple la série télévisée Downton Abbey (Julian Fellowes, 6 saisons, 2010-2015) d’un monde encore plus hiérarchisé à l’orée de la première Guerre mondiale, que celui mis en scène par La règle du jeu, cela tient sans doute à la différence des univers français et britannique, mais beaucoup plus à la profondeur du diagnostic posé par son réalisateur et sur lequel nous allons désormais réfléchir.
Emblématique de cette peinture sociologique autant que politique est la liquidité de l’histoire qui valorise les entrecroisements, réduit les enchaînements et glisse, jusqu’à l’étourdissement, d’une scène à l’autre. La fluidité devient flux sans permanence et les personnes des personnages sans consistance. L’on admirera le brio du scénario, mais l’on restera sidéré par ce qu’il révèle : le néant de l’action comme de ses agents et du temps qui les mesure. Les épisodes se succèdent, sans impact parce que leurs sujets sont sans mémoire et leur psychisme sans intériorité. Demeure la seule constante : l’excitation et, dans celle-ci, le différentiel, donc la montée vers ce qui ne pourra être qu’un emballement.
- Comment dès lors, ne pas songer à la relecture girardienne de la violence, voire de l’homme en sa condition blessée autant que pécheresse ? De fait, le film met en scène les trois processus clés finement individualisés, précisément articulés et longuement illustrés par l’anthropologue français.
Le premier est la mimésis. Chacun, dans La règle du jeu, ne cherche qu’à imiter l’autre, et il n’imite que parce qu’il envie : sa notoriété, sa richesse, son talent, sa beauté, sa situation sociale. Voilà pourquoi tous se retrouvent dans un même lieu, afin de mieux pouvoir s’observer, s’épier, se comparer, et bientôt se dénoncer, s’exclure, se venger. Qu’elle est symbolique cette lunette par laquelle Christine surprend le baiser d’adieu que Geneviève vole à Robert et, l’interprétant faussement, la poussera à le châtier… Voilà aussi pourquoi, au cœur de ces bagatelles, nous retrouvons ce bal masqué, qui réduit la personne à un personnage et cette loufoque comédie, pièce dans la pièce, qui, imitant le theatrum mundi, croise la métaphore et la métonymie.
Le deuxième, qui naît du premier, est la violence. Chaque spectateur, presque autant que chaque acteur ressent ce cercle vicieux que singe et signe la caméra virevoltante. Si Renoir l’euphémise en se plaçant sous la triple autorité du Mariage de Figaro de Beaumarchais [5], des Caprices de Marianne d’Alfred de Musset et du Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux, c’est pour pouvoir plus librement montrer que la comédie dissimule le drame de la violence et, bientôt, la tragédie du meurtre recouvert par le mensonge.
Le troisième, qui suit le deuxième, est la résolution de la violence mimétique dans le meurtre du bouc émissaire : où peut mener cette accélération sans frein de désir-plaisirs, qui ne font que creuser les frustrations-illusions ? Où peut conduire cet enchaînement-emballement où la crédulité de l’un (la marquise en vient à croire le premier aveu d’amour) le transforme en proie pour l’avidité de l’autre ? Seule une rupture brutale, un sacrifice, donc une mort, est à même de concentrer ce trop plein de passion ; seule la violence de l’irascible exacerbé sera à la (dé)mesure du concupiscible débridé. Funestes épousailles d’Éros et Thanatos… Même si le crime s’est produit dans la nuit et en cachette, il sera rendu public, lorsque, alertés par le bruit au petit matin, les invités s’attroupent devant le perron du château. Alors, acquiesçant par son silence, à la justification du crime de Schumacher par le marquis de La Chesnaye, la masse en devient le complice implicite.
Mais où trouver la victime ? Comme toujours, chez un individu assez semblable au groupe pour que celui-ci puisse s’identifier à celui-là, et assez différent de ce même groupe pour que l’expiation soit efficace (une durée toujours limitée). Comme bien souvent aussi, s’il n’est pas sans faute (si monogame soit-il, l’amour d’André est tout de même adultérin), il est loin d’être le plus coupable (du moins est-il célibataire, alors que le mari complice l’excuse pour s’excuser et que l’épouse infidèle vole de bras en bras). D’ailleurs, si le film commence et finit avec l’aviateur, n’est-ce pas pour souligner combien il est, peut-être, le véritable personnage central et le seul éros qui soit aussi un héros ? De fait, alors que tout n’est que feinte, hypocrisie, subterfuge et finalement mensonge, jusqu’à la légitimation ultime de l’assassinat interprété comme accident et ratifié par le général (Pierre Magnier), André, lui, demeure sans détour, comme son amour est sans mélange : c’est pour Christine que, au début, il a bravé la mort ; c’est privé d’elle que, au milieu, il veut se tuer ; c’est à cause d’elle que, au terme, il se fera tuer. Et même si Octave lui reproche amèrement son manque de diplomatie radiophonique, son ami ne démordra jamais de sa version des faits qui était son intention la plus noble autant que son émotion la plus sincèrement éprouvée : alors que tout le monde lui demande de tonitruer la joie de l’exploit accompli (qui est d’ailleurs instrumentalisé au service de la gloire patriotique et mimétiquement réinterprété à l’aune des autres héros nationaux), André exprime le seul sentiment qui s’imprime en son cœur, la tristesse due à l’absence de l’aimée (« Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé »), présage vraisemblable d’un abandon futur.
- Après les lectures relevant de l’ordre du corps (au sens général englobant les conditionnements sociologiques et politiques) et de l’esprit (en dernière instance, le processus victimaire relève de l’éthique et non de l’anthropologique), le film appelle une ultime lecture, qui relève de l’ordre de la charité, mais inversé. En effet, la clé de La règle du jeu ne réside-t-elle pas dans ce mot oublié (quoique de moins en moins) dont la réalité, demeure toujours actuelle (et de plus en plus) : l’acédie – qui est le premier péché contre la charité [6]?
En relevant que le scandale public peut se relire de manière girardienne, comment ne pas noter cette conjonction du meurtre et du mensonge, qui rappelle celui qui est assassin et trompeur dès l’origine (cf. Jn 8,44) – surtout quand cette figure dia-bolique s’oppose à la figure d’André qui est, sinon innocente, du moins unifiée par son unique passion, pour la femme de sa vie ? Le voleur d’âme qui tire vers le bas versus l’homme volant attiré vers les hauteurs. Or, de toutes les tentations démoniaques, la plus pernicieuse est peut-être aussi la plus méconnue : ce que les Grecs appelaient akédia. Dans la tactique de l’Adversaire, elle n’a en effet d’autre but que de précipiter le pécheur vers le péché le plus enfermant : la désespérance. En effet, elle condamne l’avenir en avant autant que le Ciel (la miséricorde) vers le haut, pour n’ouvrir qu’à la course effrénée et régressive vers les jouissances en arrière et à la chute assurée vers le bas.
De l’acédie [7], j’ai assez dit ailleurs [8]. Rappelons simplement son biface. Au recto, nous lisons la tristesse du Tout-Autre, le dégoût de l’action (tædium operandi). En effet, si le film de Renoir est ce prodige inépuisable qui enchante par sa virtuosité, inspire par ses audaces, régale par ses ironies et fait réfléchir par ses justes critiques, il laisse le spectateur atone et morose, à l’image même de la pathologie spirituelle qu’il dépeint.
Mais l’homme ne peut durablement vivre sans plaisir. Ainsi, au verso, nous trouvons l’hubris hédonique du divertissement (pour citer une dernière fois Pascal), celui-ci se distribuant entre le thumos de la chasse et l’épithumia d’une autre chasse, le libertinage. Et ces jouissances sont d’autant plus illusoires que leur vacuité est éventée, conduisant à un scepticisme le disputant avec le cynisme. Sans étonnement, c’est dans la bouche du rôle peu glorieux que le cinéaste a choisi de jouer, Octave, que nous entendons la réflexion peut-être la plus lucide, sur la blessure (la solitude de l’ego) et le péché (le mensonge autojustifié) acédiques : « Le plus terrible sur cette terre, c’est que chacun a ses raisons ». À moins que ce ne soit dans le titre à la polysémie et à l’homonymie jubilatoires : La règle du jeu est autant la réduction de toute norme à celle tyrannique du ludique, que la coupe réglée de toute règle autre que celle élue par le « je ».
De l’acédie, le film emprunte aussi la forme : dans le choix du polycentrisme contre la narration linéaire, qui vaut décentrement ; dans la direction d’acteurs qui demande autant de surjouer, type commedia dell’arte, que d’improviser ; dans le pullulement synchronique des actions permis par l’utilisation de la profondeur de champ.
Si La règle du jeu a été si mal reçu par la critique pour ensuite devenir selon le mot de François Truffaut, « le credo des cinéphiles, le film des films [9] », c’est parce qu’il est presque toujours impossible d’accepter de voir, dans le miroir sans défaut qu’il tend, le défaut en miroir qu’il nous montre. En effet, comment reconnaître la vanité-vacuité (étymologiquement, vanum signifie « vide ») de notre existence au moment même où, la vivant, l’on cherche par tous les moyens à la fuir et à la justifier ? En revanche, la loyauté rétrospective décuplant la lucidité, il devient très jouissif jusqu’à l’excessif de crier au génie quelques décennies plus tard : le passage de génération aidant, le contempteur transmué en adulateur bénéficie de sa bonne conscience sans avoir à endosser les affres de la culpabilité.
La règle du jeu a quelque chose de fellinien. Dans le style ironique qui traite légèrement de choses graves ; dans la thématique qui joint critique sociale et fantasme sexuel, avec vérité et sans vulgarité. Mais, plus encore, dans la profondeur lucide, mais jamais méprisante du regard porté sur notre temps : au moment où la proximité pourrait faire soupçonner une complicité, Renoir se fait moraliste (au sens où Molière et Marivaux le sont), mais plus encore visionnaire : l’errement de cette classe minuscule est aussi le péché majuscule de toute une époque, qui est aussi la nôtre. Une œuvre d’art exemplaire n’est donc pas seulement polysémique, elle est aussi prophétique ; elle ne s’enracine dans le factuel que pour mieux asseoir sa portée universelle.
Pascal Ide
[1] Cf. Antoine de Baecque et Christian Delage (éds.), De l’histoire au cinéma, Paris, Complexe, 1998, p. 145.
[2] Cf., par exemple, Gérard Guégan, « La règle du jeu », Bernard Rapp et Jean-Claude Lamy, Dictionnaire mondial des films, Paris, Larousse, 1996 p. 630.
[3] Cf. Blaise Pascal, Trois discours sur la condition des Grands, 1670.
[4] Jean Renoir, cité par Diane Morel, La règle du jeu, Paris, Bréal, 1998, p. 21.
[5] Le carton d’entrée porte : « Cœurs sensibles, cœurs fidèles, Qui blâmez l’amour léger, Cessez vos plaintes cruelles : Est-ce un crime de changer ? Si l’Amour porte des ailes, N’est-ce pas pour voltiger ? N’est-ce pas pour voltiger ? N’est-ce pas pour voltiger ? » (Acte IV, scène 10)
[6] Cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 35.
[7] Cf., par exemple, la description détaillée qu’en donne Évagre le Pontique, dans le Traité pratique ou Le Moine, 12, éd. et trad. Antoine et Claire Guillaumont, coll. « Sources chrétiennes », n° 170 et 171, Paris, Le Cerf, 1971, 2 volumes, ici tome 2, p. 521-527. Pour une actualisation, cf. Jean-Charles Nault, La saveur de Dieu. L’acédie dans le dynamisme de l’agir, Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille, Rome, Lateran University Press, 2002.
[8] Voir par exemple les critiques des films suivants : Le temps d’un week-end (Martin Brest, 1993), Wildlife : une saison ardente (Paul Dano, 2018), Burning (Lee Chang-dong, 2018). Une illustration réussie se rencontre aussi dans The big Lebowski (Joel et Ethan Coen, 1998).
[9] Les films de ma vie, Paris, Flammarion, 1975.
- Après 22 heures de vol, l’aviateur André Jurieux (Roland Toutain) atterrit à l’aéroport du Bourget. Venant de battre le record de traversée de l’Atlantique, il est accueilli par une foule en liesse, à travers laquelle son ami Octave (Jean Renoir) arrive à se frayer un chemin. Octave apprend au héros du jour que la femme pour laquelle il avait entrepris son raid n’a pu venir. Alors, à la journaliste de radio qui lui tend son micro, l’aviateur laisse éclater son amertume en la qualifiant de « déloyale ». S’ensuit un petit scandale radiophonique dans le Tout-Paris.
Un effet de montage nous amène à cette femme : c’est la jolie Christine de La Chesnaye (Nora Gregor), d’origine autrichienne. Dans ses luxueux appartements, elle écoute l’émission consacrée à l’exploit, mais éteint rapidement la radio lorsque Lisette (Paulette Dubost), sa camériste, vient l’assister. En effet, Christine a épousé, voici trois ans, le marquis Robert de La Chesnaye (Marcel Dalio). La femme de chambre, quant à elle, est mariée depuis deux ans à Édouard Schumacher (Gaston Modot) ; le garde-chasse de La Colinière, la luxueuse résidence de campagne du couple, est aussi grave que son épouse est légère. Nous apprenons alors que le marquis n’ignore pas la relation ambiguë de son épouse et d’André Jurieux. Mais s’il pardonne à son épouse cet écart, ce n’est pas qu’il rejette la faute sur l’aviateur, trop naïf avec les femmes, mais tout simplement parce que lui-même, Robert trompe sa femme avec sa maîtresse, Geneviève de Marras (Mila Parély).
Toutefois, le marquis décide de la rencontrer le lendemain, afin de mettre un terme à leur relation. Mais faible d’esprit, ainsi qu’il le reconnaît, Geneviève arrive à le persuader de ne pas rompre. Plus encore, elle se fait inviter dans la propriété solognaise de La Chesnaye pour un week-end de chasse. Alors qu’André, désespéré de l’indifférence de celle qu’il aime, décide de mettre fin à ses jours au volet de sa voiture, Octave son passager, pris de compassion, décide d’en parler à Christine, qui est une amie d’enfance, et réussit même à le faire inviter à La Colinière.
C’est là que se déroulera la seconde partie du film. Nous faisons d’abord connaissance avec Schumacher qui, patrouillant dans les bois, arrête un braconnier, Marceau (Julien Carette), qui a attrapé un lapin avec un collet. Ils croisent alors le marquis, agacé par la prolifération des lapins. Immédiatement attiré par le côté roublard autant que sympathique de Marceau, La Chesnaye l’emploie comme domestique au château. D’aillleurs, à peine commence-t-il son office que l’ex-braconnier se met à courtiser Lisette, qui est loin de se montrer insensible à ses avances.
Jurant sur les invités qui, tous, appartiennent à l’aristocratie et à la grande bourgeoisie, Jurieux est accueilli par Christine qui, sauvant la face devant ses hôtes, met en avant leur amitié. Tout est désormais en place pour que, unité de lieu, de temps et d’action oblige, la tragédie soit consommée. Qui en sera la victime ? Qui en sera le bourreau ? Quelle en sera la motivation ?