Gravity
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Pays:
Américano-britannique
Thème (s):
Blessure, Guérison, Relation Christ-Eglise, Résurrection, Salut, Triangle dramatique de Karpman
Date de sortie:
23 octobre 2013
Durée:
1 heures 30 minutes
Évaluation:
*****
Directeur:
Alfonso Cuarón
Acteurs:
Sandra Bullock, George Clooney, Hed Harris
Age minimum:
Adolescents et adultes

 

Gravity, thriller spatial américano-britannique d’Alfonso Cuarón, 2013. Avec Sandra Bullock et George Clooney. Lauréat de sept Oscars dont celui du meilleur réalisateur.

Thèmes

Résurrection, blessure, triangle de Karpman, guérison, salut, relation du Christ et de l’Église.

    La Résurrection, avec légèreté et gravité

    (Billet du samedi 25 avril 2020)

     

    Devinette : qu’est-ce qui parle de la Résurrection avec autant de Légèreté que de Gravité ? Je précise : qu’est-ce qui parle de la résurrection, c’est-à-dire du passage de la vie, voire de la survie, à la vie éternelle, avec une telle légèreté que le corps ne présente plus aucun poids, et pourtant une telle gravité que l’existence devient infiniment précieuse et que nos meurtrissures méritent une infinie compassion ?

    Un indice. Comme dans l’énigme qui ouvre la porte de la Moria : « Speak, friend, and enter » (Le Seigneur des Anneaux, II, 4), la question contient la solution.

     

    Intrigué par les majuscules, vous avez (peut-être !) trouvé : Gravity, le thriller spatial sept fois oscarisé (2013) ! De prime abord, il raconte l’histoire, filmée à un rythme haletant, de deux astronautes, Matt (George Clooney) et Ryan (Sandra Bullock), effectuant une mission auprès de la Station spatiale internationale Explorer, qui, à la suite d’une catastrophe, se retrouvent totalement seuls dans l’espace, sans la moindre chance d’être sauvés par la Terre dont ils sont coupés. Alors qu’ils sont confinés (!) dans leur scaphandre, mais aussi protégés d’un milieu 100 % hostile, leur oxygène chute drastiquement et leur angoisse monte dramatiquement…

    À y regarder de plus près, cette intrigue au suspense constamment relancé narre aussi l’aventure intérieure d’une femme traumatisée par la mort accidentelle de sa petite Sarah. Depuis, elle s’est murée dans un enfer-mement, encore plus désolé et glacial que l’espace intersidéral ; mais, par la médiation, empreinte de charité et de vérité, de présence et d’effacement, d’un sauveur qui n’a rien d’un sauveteur, elle va littéralement renaître et se redresser…

    À regarder encore plus attentivement, cette dérive physique et psychologique est le symbole d’une autre dérive, spirituelle. Quittant les lunettes du psychologue et du moraliste pour chausser celles de la foi (voici plus d’un siècle, un jésuite, le père Rousselot, a écrit deux articles de grande portée encore aujourd’hui, qui s’intitulaient « Les yeux de la foi » [1]), nous voyons alors se dessiner, discrètement, mais par instant très clairement, un admirable itinéraire de rédemption qui s’achève dans un superbe geste de résurrection, au sens le plus propre du terme…

    Pascal Ide

    [1] Benoît XVI-François la reprend implicitement en affirmant : « La compréhension de la foi est celle qui naît lorsque nous recevons le grand amour de Dieu qui nous transforme intérieurement et nous donne des yeux nouveaux [novos oculos] pour voir la réalité » (François, Lettre encyclique Lumen fidei sur la foi, 29 juin 2013, n. 26).

    Le très grand film d’Alfonso Cuarón est assurément une prouesse technique – non sans quelques erreurs scientifiques [1] –. Mais il est avant tout une réussite narrative qui natte une aventure extérieure, une épopée intérieure et un drame supérieur [2].

    1) Une aventure extérieure

    L’intrigue multiplie les obstacles possibles et crédibles sur la route conduisant le Dr Ryan Stone de la solitude de l’espace sombre, désertique, froid et mortel à la Terre polychrome, habitée, chaleureuse et vivante.

     

    1. L’obstacle inaugural, qui semble d’emblée le pire, n’est que le premier d’une longue série. Ils présentent tous la caractéristique de se réfracter : l’éloignement en vrille de son corps culbuté et le désespoir vrillant son âme chahutée. De ce noir désespoir qui gante le cœur de plomb encore plus que de la sombre nuit de l’espace sidéral, Ryan est sauvée, totalement passivement, par l’arrivée impromptue de Matt. Contre toute attente, mais avec toute entente de ses coordonnées, ce Zorro de l’espace surgit, efficace, léger, attentif.
    2. La deuxième épreuve fait aussi converger deux difficultés majeures : la perte de l’oxygène et celle de Matt, la diminution du combustible vital et l’éloignement jusqu’à l’effacement de celui qui ne cesse de célébrer la vie. Ryan sera sauvée, un peu plus activement, par les conseils que son mentor lui prodigue à profusion, avant que le visage devenu voix ne s’éteigne pour toujours : « L’espace efface le bruit »…
    3. Mais à peine la jeune femme goûte-t-elle un peu de repos dans le vaisseau Soyouz que, à la suite d’un court-circuit, un feu accidentel s’y déclare. Derechef, l’obstacle se dédouble en extérieur et intérieur : à l’incendie au-dedans se joint, au dehors, les câbles du parachute qui retiennent le vaisseau à la station, empêchent la manœuvre de séparation et, bientôt, vont interdire le retour sur Terre, à cause de la perte du parachute. Seule solution : Ryan doit sortir avec une combinaison russe et s’attaquer à la main à chacune des entraves. Mais, son seul savoir-faire et son seul savoir-être (ici l’endurance) ne suffisent pas. En effet, avant qu’elle n’ait achevé ce patient labeur de libération, un nouvel obstacle se prépare et se présente : après 90 minutes, la vague de débris a fini d’effectuer son orbite et, revenant avec une puissance terriblement destructrice, pulvérise, atomise littéralement toute la station spatiale. Ryan et son vaisseau en réchappent passivement, plus, miraculeusement. Voire, par la loi de la double négation qui convertit le mal en bien, ce tsunami cosmique et cyclique affranchit le Soyouz de ses ultimes liens.
    4. Le répit ne va guère durer. Une fois installée dans le poste de pilotage, Ryan découvre que, sans doute à cause des manœuvres effectuées pour échapper à la collision avec la station, le Soyouz a épuisé son carburant. Désormais, elle ne peut donc plus que dériver et mourir dans cet espace décidément si hostile, en attendant que la troisième vague ne la volatilise définitivement. Une nouvelle fois, l’obstacle physique insurmontable est avivé par un obstacle intérieur encore plus écrasant : l’avalanche des difficultés, après avoir suscité une intense colère, laisse place, face à l’impuissance abyssale, à la désespérance, et bientôt à un fatalisme suicidaire.

    Le salut, ici, ne peut plus venir du dehors, d’un sauveur omnipotent ou d’un heureux concours de circonstances. Il doit donc surgir du dedans : d’une inspiration qui prend la figure hallucinatoire, emblématique et tutélaire de Matt. Celui-ci suggère à Ryan d’abord un principe général de vie : « Il y a toujours un moyen », qui conjure le décourageant « J’ai tout essayé ». Puis, il lui rappelle un principe technique appris lors de l’entraînement : « Atterrir, c’est décoller ». Autrement dit, les rétrofusées de freinage mises en œuvre immédiatement avant l’atterrissage peuvent remplacer les propulseurs inutilisables sans carburant. Mais ces précieux conseils reçus en elle sans elle demeureraient inefficaces si Ryan ne les met pas en œuvre : activement en trouvant le protocole qui permet d’actionner les commandes de séparation des deux éléments du vaisseau Soyouz liés au module de descente dans lequel elle se trouve, afin de permettre l’allumage des rétrofusées ; créativement, en se servant d’un extincteur pour se propulser vers la station Tiangong.

    1. Est-elle enfin arrivée au bout de ses peines ? En entrant dans la troisième navette qui, elle, est chinoise, elle se heurte à un nouvel obstacle lui aussi en écho : la barrière infranchissable de la langue et celle, encore plus invicible, des couches denses de l’atmosphère. En effet, d’une part, toutes les légendes sur les boutons et les écrans du vaisseau Shenzhou sont écrites en idéogrammes ; d’autre part, celui-ci a été également touché par le nuage de débris et a perdu beaucoup d’altitude.

    À ces nouvelles tribulations, totalement subies, Ryan va dorénavant s’affronter avec une détermination totalement voulue. Elle multiplie intelligemment les essais sans se décourager et pose paisiblement les gestes idoines sans se précipiter. Désormais, c’est elle et elle seule qui se sauve. Non sans un ultime coup de pouce de la Providence : alors que les autres débris de la station s’embrasent et s’écrasent, elle sort indemne et inerme de ce nouveau passage du feu.

    1. Le spectateur, soumis à une tension interne presque aussi insupportable que l’héroïne, aggripé à son fauteuil comme Ryan à son siège spatial, se croit enfin désaliéné de toute nouvelle difficulté, quand le parachute se déploie triomphalement dans le ciel bleu, que les rétrofusées entrent en action à proximité du lac et que la communication radio avec Houston est enfin rétablie. Mais un dernier impédiment surgit incontinent, menaçant la vie de Ryan, pourtant saine et sauve, une ultime, pardon, une nouvelle fois. Et, comme il se doit, il bifurque : feu électrique à bord et, l’écoutille ouverte, l’eau du dehors qui s’engouffre dans l’habitacle et précipite la capsule au fond du lac. Est-ce la fin des périls mortels menaçant Ryan ? Son lourd scaphandre la cloue au sol.

    Si elle devra son salut à la maîtrise efficace de ses gestes, qui l’affranchiront de toutes ces entraves, l’on constatera sans étonnement, mais non sans gratitude, une aide extérieure aussi discrète qu’imméritée : le lac est heureusement peu profond.

     

    Ainsi, le récit palpitant et trépidant, qui multiplie les obstacles, extérieurs et intérieurs, n’a pas cédé aux seuls prestiges du spectaculaire et aux seules exigences du thriller. Il dessine un itinéraire où l’héroïne passe de l’assistance à l’initiative, de la dépendance à l’indépendance, de l’hétéronomie à l’autonomie. Voilà pourquoi le dernier mot du scénario, ainsi que le révèle l’un des bonus, porte splendidement en majuscules : « She is free ». Plus encore, elle transite d’une passivité inférieure à une activité intérieure, tout en étant secourue par une passivité supérieure. Dans ce rythme haletant, qui la et nous fait perdre haleine, Ryan va progressivement trouver son propre souffle, sans cesser d’être inspirée, voire portée, par un Souffle supérieur. C’est ce qu’il nous faut maintenant… explorer.

    2) Une épopée intérieure

    Pour prenante que soit cette spectaculaire odyssée, elle n’est qu’au service de l’exode plus caché, mais autrement plus décisif, vécu par l’héroïne. Si la première est scandée par le retour régulier du même obstacle extérieur, toujours plus létal, la seconde, elle, est rythmée par le dépouillement de nos faux selfs qui permet l’avènement de la nue humanité de Ryan, c’est-à-dire d’une féminité non seulement guérie, mais sauvée. Il est hautement symbolique qu’elle doive, à deux reprises, se dévêtir de son pesant scaphandre : la première, en suspens dans l’espace, signale le début de la guérison ; la seconde, sur la Terre, ou plutôt au fond de l’eau, le commencement de sa conversion.

    a) Une femme très détachée
    1. Dès les premiers plans, nous entendons de loin à la radio une voix nous expliquant que l’équipe médicale suivant les astronautes depuis la Terre s’inquiète pour Ryan. Comme pour attirer aussi notre attention. Soudain rendu vigilant, comment le spectateur ne notera-t-il pas que les symptômes relevés par Houston sont ambivalents, c’est-à-dire peuvent être d’origine psychique au moins autant que somatique : les nausées, les troubles de l’ECG, la tachycardie ? Par ailleurs, comment ne sera-t-il pas frappé par la différence abyssale entre cette femme taiseuse jusqu’à sembler éteinte et cet homme solaire jusqu’à paraître excentrique ? Comment ne pas noter le contraste entre la concentration presque momifiée de Ryan et la virevolte sautillante de Matt, entre le silence de la première (« Qu’est-ce qui vous plaît ici ? – Le silence. Je pourrais m’y habituer ») et le babillage humoristique, mais nullement superficiel du second, entre le tout-contrôle de la femme qui se justifie même de laisser échapper un boulon et la bonhomie non-jugeante de l’homme ? Surtout, enfin, comment ne pas relever le contraste entre la parole scénarique qui a tout du déni (« Je vais bien ») et le discours de Matt racontant, sans accusation ni victimisation, le départ de sa femme avec un avocat ? Et il peut parler de son traumatisme avec assez de détachement pour, l’instant d’après, lors de cette dernière sortie, entendre sans jalousie le défi de dépasser le record de sortie extra-véhiculaire détenu par Anatoli Soloviov ! Ne serait-ce pas pour signaler et souligner le contraste entre un commandant qui a digéré sa blessure et une scientifique qui, elle, est toujours en train de la refouler ?

    Bientôt, le « tableau clinique » de Ryan va s’enrichir, bénéficiant du contraste avec son alter ego spationaute. Autant Matt exprime ses émotions, autant Ryan en est coupée ; autant Matt est capable à la fois d’être totalement à sa mission et de prendre du recul vis-à-vis d’elle, en envisageant l’avenir ou en contemplant, émerveillé, le bleu profond de l’océan que soulignent ces virgules immaculées et ses volutes dorées (« Il n’y a pas plus beau comme vue »), autant Ryan s’identifie à elle de manière perfectionniste au point de négliger l’environnement et de minimiser le danger ; autant Matt est à l’écoute d’autrui et, au sens le plus étymologique, obéissant aux injonctions de Houston, en réagissant instantanément aux ordres, autant Ryan est tellement centrée sur son projet et sur elle-même qu’elle se refuse à lâcher son activité, retarde l’obéissance et finit par mettre ses collègues en danger.

    Désormais, nous pouvons conclure. Il n’y va pas que d’une différence de caractère – par exemple, Matt serait extraverti, alors que Ryan serait introvertie –, mais d’une disparité acquise : Matt est un homme blessé qui est aujourd’hui guéri ou en tout cas bien portant ; Ryan, elle, est une femme profondément navrée dont le trauma ne demande qu’à se réactiver.

    Dès lors, son décrochage et sa dérive sont plus que l’effet mécanique du choc violent qui la détache du bras télécommandé de la navette, ils deviennent le symbole de cette blessure : lorsqu’elle doit lâcher la mission à laquelle elle s’est identifiée pour ne surtout plus connecter à la souffrance que lui rappelle pourtant son corps, elle perd aussi tous ses si fragiles points de repère. De même que les débris émiettent la vulnérable ISS, de même l’épreuve va la dénuder de ses impuissants mécanismes de défense qui la protégeaient si peu efficacement. De même que son corps flotte à la dérive dans cet espace sombre, hostile et solitaire, de même son psychisme soudain désarmé, dénudé de ces protections de survie, erre dans un monde glacial déserté de toute présence et de tout réconfort.

     

    1. Les multiples ruptures, avec l’environnement, avec l’autre et avec soi-même, sont autant de signes et d’effets d’une fermeture où réside l’essence de la blessure : la division est un symptôme dont la privation est l’origine [3]. Cette blessure nous sera assez vite et clairement révélée, alors qu’elle se laisse conduire vers la navette Soyouz : « J’ai eu une fille. Elle avait quatre ans. Elle jouait à chat. Elle est tombée sur la tête. Il n’y a pas plus stupide. J’étais au volant quand on m’a appelée. Alors, depuis, c’est ce que je fais. Je me réveille, je vais travailler et je roule ». En quelques phrases simples, dépouillées, factuelles, d’une voix brisée, Ryan révèle non seulement le grand malheur de sa vie, le décès accidentel de sa fillette dont on apprendra plus tard qu’elle se prénommait Sarah, mais le mécanisme de survie que, désespérée, plus morte que vivante, elle a presque inconsciemment mis en place : vivre, non plus pour quelqu’un, mais pour son travail ; ne plus penser au-delà du présent immédiat, s’étourdire, plus, s’obnubiler, en accomplissant au mieux sa tâche quotidienne. Bref, ne plus s’ouvrir pour ne plus souffrir.

    Comment expliquer que cette femme si protégée révèle soudain ce qu’elle s’efforce si soigneusement de se cacher à elle-même encore plus qu’aux autres ? Plusieurs processus conspirent à cette œuvre de vérité : projetée au loin, désespérée, elle a été brutalement et violemment dépouillée de cet exosquelette psychique que sont les mécanismes de défense ; enveloppée par la présence rassurante et l’écoute non jugeante de Matt, elle est incitée à la confidence ; en état d’hypoxie, son cerveau est introduit un état modifié de conscience et abaisse ses capacités de vigilance ; plus encore, la présence-absence d’un Matt aussi écoutant qu’invisible, flottant dans un espace avare de lumière, constitue une ambiance qui, psychanalyse oblige, reconduit la conscience aux frontières de l’inconscient ; enfin et surtout, le voisinage de la mort, passée, mais encore bien présente, dessaisit la personne de ses personnages et la recentre enfin sur le cœur de son cœur, où elle est attendue depuis toujours.

     

    1. La psychanalyse nous a aussi appris que les traumatismes adultes seraient d’impact très modéré, s’ils ne venaient surdéterminer des blessures beaucoup plus anciennes et beaucoup plus profondes. Comment ne pas noter que cette femme au physique très féminin porte un prénom très masculin ? « C’est quoi, ça, Ryan, pour une fille ? – Papa voulait un gars ! » Il ne s’agit pas d’accuser le père, mais de noter la perte d’identité féminine. Or, Françoise Dolto a montré combien notre nom structure notre personne [4]. L’aiguillage très tôt pris par son histoire l’a-t-il conduite à adopter une attitude qui emprunte symboliquement beaucoup plus au masculin (contrôle, cérébralité) qu’au féminin, et donc l’a coupée de son identité ? D’ailleurs, comme bien d’autres femmes, dans ce milieu machiste qui est celui des astronautes, Ryan a dû se suradapter et se montrer encore plus compétente pour se faire accepter de ses collègues masculins qui sont autant de rivaux – ainsi qu’un récent et excellent film avec Eva Green le met en scène (Proxima d’Alice Winocour, 2019).

    Mais n’accordons-nous pas trop d’importance à ce qui n’est au fond qu’une hypothèse ? Redisons-le : la perte présente même aussi traumatisante que le deuil d’un enfant ne pourrait être destructrice si elle ne venait réactiver des fragilités plus anciennes. De plus, n’est-il pas signifiant que le constat de ce décalage patronymique soit la dernière parole que le viril Matt échange de visu avec sa séduisante partenaire ?

    b) Un sauveur très attachant

    Face à une Ryan en survie, voire en zombie, le scénario n’a voulu dresser qu’un protagoniste, le très vivant Ryan. De prime abord, tout les oppose.

    L’on n’en finirait pas d’énumérer les qualités de Matt ! C’est un homme humble qui se compare à un « chauffeur de bus », alors qu’il pilote l’un des engins les plus sophistiqués que l’homme ait conçus. C’est un homme plein d’humour qui ne se formalise pas de ce que Houston lui dit qu’il radote. C’est un homme généreux qui fait le bien (quand elle lâche ce même boulon par maladresse, il le rattrape sans la juger) et compâtit au mal (« Cela fait très peur d’être lâché dans un endroit pareil. Vous avez très bien réagi »). Ainsi, quand Ryan demande pardon, il l’excuse pour lui éviter de perdre la face : « On aurait été percuté de toute façon. Vous n’y pouviez rien ». C’est un homme admiratif qui, malgré ses nombreuses sorties, ne s’est toujours pas habitué à la beauté de la terre vue de l’espace. C’est un homme juste qui sait obéir à ses supérieurs et commander à ses subordonnés. C’est un homme responsable, donc prudent, qui sait être cordial lorsqu’il n’y a nul enjeu et extrêmement ferme quand la situation l’exige : « C’est un ordre ! ».

    Est-ce à dire que toutes les fées trascendantales (beau, bien, juste, etc.) se sont données rendez-vous autour du berceau de Matt alors qu’elles auraient fui celui de Ryan ? Non pas ! Là aussi, dès les premières minutes du film, nous découvrons que Matt est un homme blessé : non seulement sa femme l’a quitté, mais elle l’a quitté alors qu’il était en mission, donc au sommet de son accomplissement d’homme : son travail, un travail enviable, exaltant, accompli avec compétence, utile pour l’humanité.

    Toutefois, cette blessure, loin de l’avoir replié sur lui, l’a ouvert à l’autre. D’abord, nous l’avons vu, Matt ne se confine ni dans la victimisation accusatrice ni dans la dénégation optimisante. De plus, il est capable de mettre en mots ses maux. Bref, cet homme blessé est devenu un homme vulnérable.

    Mais il y a plus. Matt est un homme donné qui est centré sur l’autre – quand Ryan part en vrille, il multiplie les questions pertinentes pour la repérer ; quand c’est lui qui est éjecté, il multiplie les conseils qui l’aideront – et totalement décentré de lui-même – on ne l’entend jamais demander de l’aide ou dire « J’ai peur ». Il est tellement donné qu’il ira jusqu’à livrer sa vie pour elle, en toute générosité et en toute liberté (« Cela ne dépend pas de toi », dit-il en détachant le crochet qui la retient à Ryan). Mais, au fait, est-il juste qu’il abandonne la navette et son collègue blessé, pour aller chercher sa coéquipière en perdition, lui-même au péril de son existence (via ses réserves de carburant) ?

    Traduisons : Matt n’est-il que le grand frère protecteur jamais affolé face à une cadette terrorisée qui en appelle au « commandant Kowalski » ? Apparemment tout opposés, Ryan et Matt sont en réalité secrètement accordés. Comment ce résilient ne serait-il pas attiré par cet alter ego féminin qui déploie une telle énergie ? Pourquoi ces multiples allusions sur son charme ravageur (« Je sais, vous êtes dévastée par ma beauté naturelle »), les beaux yeux bleus de Ryan qui sont bruns, son zèle à la chercher au plus loin, l’humour qu’il déploie au contact, parfois très rapproché, de la belle Ryan, le plaisir non déguisé qu’il a à lui prêter main forte sans demande expresse ni de Houston ni de son ingénieur préférée, etc. ? Une phrase mérite notre attention. Quand Matt reconduit Ryan vers Explorer, il lance : « Où tu iras, j’irai [Where you go, I go] » Or, cette formule presque anodine traduit celle qu’échangeaient les mariés romains : « Ubi Caïa, ibi Caïus ». Et il rajoute juste après : « Je vous ramène à la navette, cela vous va comme projet [plan] ? » Vous voulez dire projet de vie ? Lui qui ne cesse de songer à sa femme qu’il n’a pu sauver, comment ne songerait-il pas à cette femme qu’il est en train de sauver comme à une épouse ?

    Pourtant, l’amour secret est-il le secret de cette relation ? Si Matt était véritablement amoureux, pourquoi les Cuarón ne l’auraient-ils exprimé plus clairement ? Et si la signification était symbolique ?

    c) Une femme en réattachement

    La trajectoire de Ryan qui multiplie des obstacles de plus en plus dirimants devient le cadre d’une histoire qui multiplie les décisions de plus en plus guérissantes. Et, là encore, selon un ordre aussi millimétré que le scénario, la jeune femme va accomplir une progression d’étapes en étapes qui sont autant de sanations toujours plus profondes.

     

    1. La première est la demande de pardon à Matt : « Pardon de ne pas avoir obéi à votre ordre d’arrêter le travail ». Non seulement le commandant lui pardonne, mais, à l’instar d’une autre figure paternelle miséricordieuse qui interrompt l’aveu de son fils avant qu’il ne le détruise (cf. Lc 15,21-22), il l’excuse pour effacer toute trace de culpabilité. Ce faisant, le monde de solitude douloureuse où elle s’était murée commence à se fissurer.
    2. Un peu plus tard, Matt lui révèlera un des mécanismes de défense qui la corsète encore plus que son scaphandre. À Ryan qui a multiplié les paroles inconsidérées de contrôle (« Pas question que tu t’en ailles » ; « Je te tenais » ; « Je viens te chercher en Zoyouz »), il rétorque : « Tu dois apprendre à lâcher prise ». Avec fermeté, puisqu’il exprime très clairement sa manière de survie ; mais aussi avec douceur, puisqu’il le fait sous le mode positif du conseil. Il est d’ailleurs hautement significatif qu’il ajoute aussitôt après : « Je veux t’entendre dire que tu t’en sortiras ». Ce faisant, il montre que la perte du contrôle n’a rien d’un quiétisme fataliste, mais est enfin l’occasion d’une authentique initative. L’abandon de la toute-puissance est l’entrée dans la véritable puissance, celle qui est au service de la vie.

     

    1. C’est le moment de s’attaquer non plus aux signes-effets, mais au traumatisme lui-même : le décès de sa petite fille chérie. Auparavant, la transition est marquée, nous l’avons noté, par le dépouillement de cet exosquelette qui est le symbole de l’émiettement des mécanismes de défense. Ces processus qui l’ont protégée un temps de la déréliction autolytique (merci l’inconscient !) désormais l’aveuglent et la paralysent. Ils l’ont maintenue en survie, mais ils ne pourront la ramener à la vie. Mais une contemplation attentive de la photo (un ralenti inattendu nous avertit) montre davantage : dans un plan stupéfiant d’une très grande originalité et intensité, nous voyons le corps de Ryan suspendu en apesanteur, se lover comme un fœtus, son bras se replier comme si elle suçait son pouce et un des tuyaux comme sortir de son corps pour l’amarrer à la navette spatiale. Dans cette métaphore à peine voilée d’un fœtus paisiblement endormi et lié à sa matrice par le cordon ombilical dans la cavité amniotique, comment mieux dire la renaissance qui est en train de s’amorcer ? Comment mieux annoncer que, après la survie assurée à son insu par l’inconscient, désormais la vie assurée par la conscience et la liberté veut et vient prendre la relève ? De fait, aussitôt après, elle pose deux actes significatifs du processus de guérison qui commence à s’épanouir en elle : elle va aussitôt chercher à contacter Matt, autrement dit, elle se décentre d’elle-même ; puis, face à l’échec de l’appel, elle consent paisiblement au réel, autrement dit, elle cesse de se couper du monde : « Moi, Ryan Stone, je suis la seule rescapée ». Fruit immédiat de ce double acte : elle décline pour la première fois son identité, sans se dissimuler derrière sa fonction.

    Ainsi, en refusant d’abandonner lorsqu’elle se sent abandonnée de Matt, Ryan la mort-vivante pose un prime choix qui l’oriente vers la vie. Mais ce n’est encore qu’un embryon de guérison. D’autres pas décisifs autant que décisionnaires devront suivre.

     

    1. La souffrance de Ryan n’est pas liée à la honte ou à la culpabilité, mais à la tristesse infinie qui s’est abattue sur elle depuis la mort de sa fille. Comment reconnecter avec elle en elle ? En connectant hors d’elle avec un autre des plus improbables, un Groenlandais du nom d’Aninquaaq. Si celui-ci lui est très éloigné géographiquement et culturellement (il croit que Mayday est son nom!), il lui ressemble étrangement, lui l’habitant de contrées désolées, glacées qui, radio-amateur, cherche à entrer en contact avec l’extérieur. Dans un premier temps, en entendant son rire joyeux, les aboiements des chiens, elle participe aux joies simples de cet Inuit : « Faites aboyer vos chiens pour moi ».

    Mais, dans un deuxième temps, quand elle va entendre les babillements d’un bébé, toute la mélancolie abyssale qu’elle tentait de confiner désespérément remonte à sa conscience. Son psychisme heureusement désarmé ne peut plus désormais la protéger contre ce tsunami de chagrin qui la submerge.

    Dès lors, elle subit frontalement le choc de cette tristesse. Celle-ci se cristallise dans un joyau cinématographique qui est aussi un joyau cristallin : une larme échappée de l’œil de Ryan, dont Alfonso Cuarón dit qu’elle « flotte, brillant comme des saphirs au clair de lune ». Il nous faudra revenir sur cette splendide photographie au ralenti.

    Pour l’instant, il nous faut voir que, si cathartique soit l’expulsion de ce pleur (« Enfin, elle accepte sa douleur insupportable », dit le réalisateur dans la même interview en bonus), elle ne suffit pas à la purger de tout son malheur. Car, avec le chagrin insondable, viennent ses conséquences suicidaires. En effet, laissé à sa propre logique, il redouble la mort extérieure de sa fille par la sienne propre. Aussi Ryan décide-t-elle de vider l’habitacle de cette source même de la vie qu’est l’oxygène, acte d’autant plus symbolique qu’elle a connu la souffrance si angoissante de l’anoxie.

    Le salut viendra de ce rêve éveillé presque vraisemblable, où le statut ontologique de Matt est un moment en suspens. En effet, le plus important des conseils qu’à nouveau il lui dispensera sera non pas la géniale astuce qui consiste à utiliser les rétrofusées non plus comme des freins, mais comme des accélérateurs, mais l’attitude et les questions qui vont décider de sa guérison. D’ailleurs, là encore symboliquement, le remède psychoéthique partage avec la solution technique le même processus d’inversion ou de contrepied qui élargit brutalement le champ des possibles et fait advenir la liberté.

    Pour le comprendre, il s’agit d’abord de démasquer le scénario aussi caché que toxique où Ryan s’est enfermée depuis le décès de Sarah. Nous avons dit plus haut qu’elle s’était concentrée sur son travail pour mieux se décentrer de son affliction : minimiser l’ouverture au maximum pour minimiser le malheur au maximum. Mais derrière ce mécanisme s’en cache un autre, encore plus occulté : la posture Victimaire. Nous l’avons cent fois évoquée en ces critiques au travers du triangle maléfique de Karpman. D’un mot, le piège le plus subtil présent dans les blessures liées à un traumatisme massivement exogène (ici le deuil d’un enfant), est d’adhèrer à l’équation : je ne suis pas responsable de ce mal, donc je ne suis pas responsable de mon retour à la santé ; pourtant, la passivité du mal subi ne me décharge jamais de l’active décision d’en sortir.

    Or, loin de s’opposer à Ryan, ce qui courrait le risque de le positionner en Bourreau ou en Sauveteur, Matt va au contraire s’en approcher dans un premier temps : « Tu préfères rentrer ou rester ici ? C’est sympa ici. Tu peux simplement couper tous les systèmes. Toute les lumières ? Fermer les yeux et zapper tout le monde. Personne ne te fera de mal ici. À quoi bon continuer de vivre ? » En quelques phrases, Matt met des mots sur la manière dont Ryan a résolu ses maux : l’anesthésie. Loin d’être ironique ou cynique, son attitude est profondément empathique, ainsi que l’atteste la suite : « Ta gamine est morte. Rien de pire ne peut arriver ».

    Ayant serré au plus près ce que vit Ryan, il peut maintenant se permettre d’en décoller. En convoquant son active liberté et révoquant sa passive fatalité : « L’important, c’est ce que tu fais de ta liberté ». En effet, antérieurement à tous les moyens psychothérapiques qui opèrent la guérison, celle-ci requiert un acte proprement éthique : décider une bonne fois pour toutes de revenir à la santé ; c’est seulement dans ce « oui » inaugural et auroral que les outils sanateurs trouveront leur efficacité plénière, que le mécanisme de chute s’inversera enfin en dynamisme de remontée. Mais, une fois convoquée à cet exigeant idéal qu’est le libre-arbitre, comment l’aider humblement ? D’une part, en l’enracinant, c’est-à-dire en lui donnant une origine, un point d’appui tangible : « Ancre-toi dans le sol et mets-toi à vivre ». D’autre part, en l’enciellant, c’est-à-dire en lui transmettant une fin tout aussi concrète : « Dis, Ryan, il est temps de rentrer chez toi ».

     

    1. Demeure la blessure la plus fondamentale qui se cèle sous autant que dans la précédente (la disparition de l’enfant chéri) et l’imprègne de son funeste poison : l’effacement de son identité en général, de sa féminité en particulier.

    Accéder à son identité, c’est renouer avec sa mission, donc retrouver un but. Or, elle a perdu celui-ci quand, sur cette route où elle a appris la mort de Sarah, elle a décidé de rouler pour rouler. Avant de décrire la disparition de sa mort qu’elle conclut ainsi : « Je me réveille, je vais travailler et je roule », elle avait eu ces mots qui disent tout : « Je roule, c’est tout. Je roule sans but ». Or, là, tout au contraire, Ryan affirme avec force : « Rentrons à la maison ». Rouler sur la route n’est qu’un moyen, la maison en est le but. Or, derrière cette prime décision qui inverse le cours de sa vie, suit, en cascade, toute une série de choix de vie : cesser de se raconter des histoires, pour avoir, enfin, une bonne histoire à raconter ; cesser de se murer dans le silence pour advenir à une parole légère (et, pourquoi pas, raconter une histoire à la Matt dans son module chinois) ; cesser de mourir à petits feux pour renaître au foyer brûlant de l’amour (celui de Matt) et de la beauté (celle du monde) qui irradie autour d’elle ; cesser de sombrer au plus profond et de se noyer dans ses regrets auto-entretenus d’un passé indéfiniment ressassé pour advenir à la liberté joyeuse d’un avenir toujours neuf ; cesser de sombrer au plus cesser de se détacher de tout, de soi, du monde et de tout le monde, pour se relier à nouveau à son corps, à sa vie animale (aboyer avec les chiens), à la puissance indomptable de sa liberté ; cesser de se bâillonner dans l’amertume, pour rouvrir les yeux au spectacle somptueux de la Terre, lever son visage et tout son corps vers le Soleil, et ainsi naître, enfin, à la gratitude : « Merci ! ».

    Cette guérison de son identité est aussi celle de sa féminité. L’on n’en finirait pas de décliner la symbolique des quatre éléments cosmiques qui l’entourent : celle, plus agressive, des éléments à charge masculine, le père feu qui, à de multiples reprises manque de ravager son habitacle, du dedans comme du dehors (au fait, où était le père de Sarah quand celle-ci est morte ?) et son frère l’air qui met le feu au vaisseau Shenzhou ; celle, réconciliatrice, des éléments à saveur féminine, sa sœur l’eau qui, sous la forme festive de la vodka, fête le retour de Matt, sous la forme envahissante de l’eau du lac, éteint le feu et sa mère la terre, solide, qui la reçoit, la repose et la régénère. Plus encore et comme en retour, le contact avec cette glaise imprégnée d’eau l’invite, à se redresser dans l’atmosphère et se tourner vers le soleil : à partir de son fondement stable et fiable, que l’imprégnation de l’eau adoucit, Ryan peut ainsi se réapproprier au dedans son animus et se réconcilier au dehors avec le monde masculin qu’elle avait congédié. Après avoir été enveloppée par l’élément liquide, celle qui se nomme Stone et qui a dû se durcir comme « pierre » pour résister à l’adversité, consent maintenant, en s’élevant dans l’air, à rencontrer le troisième état de la matière et, en se pneumatisant, à s’alléger définitivement et se laisser inspirer par ce monde qui l’attendait.

    Voire, ce cadre cosmique puissamment symbolique convoque, comme son contenu et son achèvement, toute la vie en sa dynamique génésiaque autant que génétique. Comment ne pas noter que, dans une phylogenèse que récapitule l’ontogenèse, Ryan passe du stade poisson à celui d’amphibie, bientôt de terrien quadrupède et enfin d’humain bipède ? Cette assomption de l’histoire se double de l’abréviation de la géographie (humaine et plus seulement physique) : Ryan n’est pas seulement passée de la navette ISS à la capsule Soyouz pour achever son voyage dans la station Tiangong, elle a emprunté un scaphandre américain avant de se revêtir d’un costume russe et revenir sur terre dans une navette chinoise. Si l’Europe est comme présente dans l’Amérique qui en est née, l’Afrique ne manque-t-elle pas au rendez-vous ? J’émettrai l’hypothèse aussi invérifiable qu’irréfutable que le module a chu dans le continent qui a vu naître l’homme.

    Assumant en son être et en son devenir, la totalité de l’humanité, Ryan naît donc comme la première femme, cette Ève dont le nom signifie la mère des vivants…

    3) Un drame supérieur

    Vous avez dit génésiaque ? Le polyèdre des significations et le réseau des métaphores n’est pas encerclé. Levons les yeux non plus vers le cosmos intersidéral, mais son Auteur « qui meut le Soleil et les autres étoiles ». Pour faire voir l’invisible (transcendant), on ne peut plus démontrer, mais montrer. À la manière de Dieu qui entre en nos vies à pas de colombe, le réalisateur oscarisé a semé des signes autant que des allégories, tout en ébauchant un récit. Les premiers mobilisent notre vigilance, les deuxièmes notre intelligence, les troisièmes notre confiance.

    a) Quelques signes

    Commençons par le plus transparent, ce qui ne veut pas dire le plus patent. Dans le Soyouz de secours, juste après qu’elle a échappé à l’incendie, Ryan regarde le tableau de bord que surmonte une petite icône russe représentant saint Christophe [5]. Or, celui-ci est le saint patron protégeant les voyageurs. Ne nous est-il pas suggéré ainsi que Quelqu’un ne cesse de veiller sur Ryan qui vient d’échapper à plusieurs reprises à une mort certaine pour des raisons qui dépassent sa seule raison ?

    Plus tard, dans le vaisseau chinois, Ryan croisera un petit bouddha doré [6]. Or, celui-ci ne représente pas seulement l’état de l’homme qui est arrivé au sommet de la pacification telle que se le représente le bouddhisme, mais tout simplement une certaine forme de foi à un au-delà de l’immédiateté empirique.

    Il y a plus. Ces deux symboles typiquement religieux sont montrés en vision objective. Celle-ci s’oppose à la vision subjective qui épouse le regard d’un des acteurs. Cela signifie donc qu’ils sont hors du champ immédiat de Ryan et que, loin de refléter sa seule croyance ou incroyance personnelle, ils représentent une densité objective incontournable. Nous est ainsi signifié que le divin n’est pas une construction culturelle accessoire : il s’invite dans notre existence, que nous le voulions ou non, car il la précède depuis toujours déjà.

    La symétrie ne devrait-elle pas exiger que, même plus massivement sécularisé, voire athée, que le monde oriental, le monde occidental qui est le terrain du premier acte rende témoignage à la présence de l’Absolu ? Ne le fait-il pas à plusieurs reprises à travers l’expression « Oh, my God ! » : une fois, comme une formule passe-partout dans la bouche de Ryan pour exprimer son inquiétude ; une fois, en revanche, comme un syntagme beaucoup plus évocateur dans la bouche de Matt en vue de célébrer son action de grâce pour tant de splendeur gratuitement offerte : « Oh, mon Dieu, c’est une merveille ».

    b) Une allégorie christique

    À côté des signes sont semées des allégories. Limitons-nous à deux images et à deux paroles.

     

    1. Lorsque les débris du satellite russe détruisent la navette, Ryan est propulsée dans l’espace et perd de vue la navette ainsi que ses deux collègues. Si la vrille engendre la perte totale des repères et l’impossible maîtrise sensorielle et rationnelle, bientôt la désorientation angoissante laisse place à un sentiment encore plus destructeur. Après avoir été prise de panique, Ryan est submergée par le désespoir. C’est ce que signifient le ton intensément angoissé de sa voix, l’expression décomposée de son visage et le contenu même de sa question : « Est-ce que quelqu’un m’entend ? ». Alors qu’elle répète indéfiniment son Mayday cosmique, Ryan fait l’expérience du plus total abandon. Dans cet état d’absolue dériliction, si personne ne la reçoit, personne ne peut la sauver. De plus, Ryan est expulsée du côté du cône d’ombre de la terre. Le fond noir cosmique ne symbolise plus seulement l’hostilité abiotique de ce milieu stérile, mais la désespérance sans fond ni terme. En outre, par la brutale expulsion, l’esseulement définitif se dramatise en un éloignement qui vaut exclusion. Enfin, après avoir suivi, au plus près, en gros plan, toutes les expressions de Ryan (admirable jeu de Sandra Bullock, mais non moins admirable direction d’actrice !), la caméra arrête soudain de la suivre, s’arrête et la filme s’éloignant, comme si, à bout de ressources ou lassée de ses appels sans réponse, elle l’abandonnait. Ce faisant, la photographie élargit le champ et la bande son se tait, donnant à voir comme à entendre le silence effrayant de ces espaces infinis. Comment mieux dire la perdition ? Oui, dans cet univers muet et indifférent, l’homme est définitivement perdu, dans tous les sens du verbe.

    Or, après un mortel silence qui vaut cut, Matt surgit. L’on entend d’abord sa voix, puis on aperçoit sa silhouette approcher sa vive allure, on perçoit le choc de la rencontre, enfin, l’on voit son visage rassurant rencontrer Ryan en face à face. Deux indications, l’une visuelle, l’autre auditive, doivent attirer notre attention.

    Ryan apparaît au centre de l’image [7]. Or, non seulement une image peut se lire consciemment (nous l’avons vu à propos de la larme), mais elle produit un effet inconscient avant même d’être déchiffrée par l’intelligence, en fonction même de son organisation. Or, spontanément, en regardant une photo ou un film, nous sommes attirés par ce qui se trouve au centre ; et cette impression est redoublée dynamiquement lorsqu’un élément visuel passe du bord vers ce même point central. En outre, si elle est au centre, Ryan est vue légèrement en surplomb ; or, une image objective, surtout d’une personne, se situe toujours au même niveau. D’une part, en ciblant ainsi Ryan, le cinéaste attire notre attention ; d’autre part, en la considérant d’un point de vue légèrement supérieur, il nous suggère que ce n’est pas tant nous qui la regardons qu’un autre. Ryan est regardée par un Quelqu’un d’assez supérieur pour lui être transcendant, mais pas trop pour ne pas la dominer. Comme si ce Quelqu’un l’enveloppait et ne l’avait jamais perdue de vue.

    Considérons maintenant les paroles de Ryan. Nous les avons condensées en une seule question : « Est-ce que quelqu’un m’entend [Anyone copy] ? ». En réalité, elles s’égrènent selon un ordre aussi admirable que précis : « Explorer, do you copy ?… Houston, do you copy ?… […] Anyone ?… Anybody ?… Do you copy ?… Please, copy… Please… ». Progressivement, la question se simplifie. Progressivement, l’adresse se personnalise. Surtout, progressivement, la demande se transforme en prière, en supplication…

    Enfin, Matt apparaît, là encore selon un ordre riche de sens : après une longue attente dans la nuit, retentit d’abord une voix, puis apparaît un homme, enfin, celui-ci se donne à voir en un visage. Avec une autorité pleine de douceur, suaviter et fortiter, il attache celle qui était détachée, il prend la tête avec une autorité indiscutable et indiscutée, et la conduit malgré toutes ses résistances et ses soubresauts.

    L’on se rappelle alors que, dans cette manœuvre de sauvetage (vous avez dit salut ?), Matt (vous avez dit le bon berger) a dû abandonner le reste de la station (vous avez dit troupeau ?) pour conduire Ryan à la maison (vous avez dit la brebis au bercail ?). Discrètement, voire secrètement, mais très réellement, le réalisateur n’invite-t-il pas à penser que la prière de Ryan fut exaucée ? Celle qui était effectivement perdue et se croyait définitivement abandonnée était, au-delà même de ce qu’elle pouvait imaginer, définitivement sauvée ?

     

    1. Une autre image confirme cette interprétation. En effet, nous sommes désormais aussi à même d’interpréter ce que j’oserais appeler l’icône de la larme, à laquelle, dans une interview du making-off, Alfonso Cuarón dit accorder une grande importance [8]. D’abord, cette larme quitte le visage de Ryan tout en la représentant en image inversée, c’est-à-dire en le contenant. Puis, la caméra la suit : elle devient à ce point nette, donc importante, que l’arrière-fond se floute. Enfin, elle quitte l’écran en haut à gauche ; or, dans la lecture occidentale d’une image, l’angle ainsi situé correspond, statiquement, au début de la lecture, et dynamiquement à l’entrée dans l’espace, autrement dit, à l’angle d’arrivée ; donc, pris à rebours, le mouvement correspond à une réception par une instance transcendant l’espace. Joignant ces trois constats, nous pouvons donc conclure que cette larme qui somme la totalité de l’être et de la souffrance de Ryan est si cruciale, si précieuse que, mystérieusement, elle est recueillie par Quelqu’un. Un autre fait le confirme : comme pendant l’épisode de la perdition, Ryan est filmée d’un point de vue supérieur sans être surplombant. Or, n’est-ce pas celui que, dans une intuition géniale empruntée à saint Jean de la Croix, Salvador Dali adopte dans sa vision du Crucifié : le Père y contemple son Fils d’un regard descendant qui embrasse le monde dans une compassion infinie. Une nouvelle fois, il nous est ainsi suggéré que même la plus désolante des ténèbres est habitée. Même lorsqu’elle accomplit son geste suicidaire dans le plus âpre des désespoirs, jamais Ryan ne fut oubliée.

     

    1. Par ailleurs, nous avons vu plus haut que, lorsqu’il sauve Ryan de sa mortelle expulsion, Matt prononce une formule qui, loin d’être anodine, évoque le lien conjugal. Il est désormais possible d’en comprendre pleinement le sens. Une bouleversante parole du livre d’Isaïe ose lier la relation de salut à celle du mariage : le rédempteur n’est pas seulement vivant (cf. Jb 19,25) ; il n’est pas seulement notre créateur (cf. Is 43,14-15) ; mais notre rédempteur est aussi notre époux ! (cf. Is 54,5). Ainsi, loin d’abandonner sa mission, le commandant de l’expédition l’accomplit. Cette femme lui a été confiée et il lui sera fidèle jusqu’à la mort, c’est-à-dire jusqu’au don de soi le plus total. Ainsi, beaucoup plus radicalement que par une passion amoureuse, Matt est sponsalement uni à son épouse par la passion dative qui lui fait offrir sa vie pour son salut (cf. Ép 5,25). Comme Rose De Witt, Ryan Stone pourra confesser un jour : « Il m’a sauvée de toutes les manières dont un homme peut vous sauver » – la chaste continence en plus.

    Au-delà de la mère des vivants, Ryan est donc l’allégorie de l’Ève de la nouvelle création que le nouvel Adam sauve en l’épousant et en donnant librement sa vie pour elle [9]. Partant de là, comment ne pas filer la métaphore ? De même que l’Église est animée par l’Esprit du Christ, de même Ryan a hérité et intériorisé l’esprit de Matt (allant jusqu’à imiter son goût particulier de l’anecdote). De même que l’Église transmet la vie à travers la médiation des sacrements, dont, le premier d’entre eux, le baptême, reproduit la dynamique pascale de descente et de remontée, de mort et de résurrection, de même Ryan finira en étant plongée dans l’eau d’où elle resurgit – avec les grenouilles ! –, totalement renouvelée. De même que la grâce opérante du salut fructifie dans la grâce coopérante du sauvé qui est jeté, mais jamais abandonné dans un monde rempli d’embûches et qui, par l’Esprit joint à son esprit, pourra désormais les surmonter, de même Ryan, germinalement libérée de sa peur, devra encore et surtout pourra dorénavant déployer toute son intelligence de « petit génie » et se battre comme une lionne pour échapper aux multiples entraves qui barrent son chemin vers la pleine liberté.

     

    1. Osons ajouter ce qui est à peine plus qu’une boutade. Comment ce Matt Kowalski de Gravity ne rappellerait-il pas le Walt Kowalski du Gran Torino (Clint Eastwood, 2008) ? Comment l’identité des patronymes et l’homophonie des prénoms pourrait-elle s’interpréter comme un hasard dans un film où rien, en particulier le choix de l’appellation de la femme, n’est laissé au hasard ? Or, sur fond de différence radicale de caractère, ces deux solos issus de l’immigration polonaise et amateurs de limousines (Corvet, d’un côté, Gran Torino de l’autre) accomplissent leur vie en la donnant gratuitement pour un autre.
    c) Un chemin pascal

    Cette allégorie du Christ et de l’Église est à la fois beaucoup, puisqu’elle révèle une profondeur polysémique inattendue, et pourtant trop peu, puisqu’elle demeure extrinsèque aux protagonistes. Le symbole, pas plus que la parabole ne transforment, tant qu’ils ne deviennent parole appropriée par le sujet.

    Or, justement, le réalisateur s’est aussi ingénié à montrer l’ébauche d’un cheminement, voire d’une transformation. Même si, nous le disions, à l’instar de l’action infiniment respectueuse et mystérieuse de Dieu au fond des cœurs, l’image se fait encore plus réservée, la discontinuité de l’inspiration (typologique) n’interdit pas la continuité de la narration. Relevons brièvement quelques étapes.

    1. Au point de départ, Ryan a manifestement englobé le divin dans l’universelle exclusion où l’a conduit son repli sur elle seule. Pour survivre, elle a congédié autant le Tout-Autre que l’autre. Un signe en est que, presque constamment, la foi dans le Dieu éternel s’accompagne de celle en la survie de l’âme immortelle. Or, quand Matt demande sur le chemin vers la station russe : « Qui te regarde d’en bas ? Qui pense à toi ? », Ryan ne répond rien : il n’y a pas plus de Sarah Stone qui pense à elle au Ciel que de Mr Stone qui l’attende à son retour sur terre. Comment l’incon-solable ne serait-elle pas dé-solée ?
    2. Puis arrive la scène culminante (le climac) qui va transformer cette dramatique en théodramatique : le moment où, croyant avoir tout essayé, elle met en scène son suicide. Si déjà l’accompagnement empathique de Matt sur fond de mort subie a conduit Ryan à l’aveu désarmé de sa blessure psychologiquement la plus profonde, a fortiori la proximité de la mort agie va-t-elle la mener à une vérité beaucoup plus radicale que celles auxquelles elle était déjà parvenue. « Je vais mourir, Aninquaaq. Je sais, on meurt tous. Mais, moi, je vais mourir aujourd’hui ».

    Comprenons bien ! Cette femme n’est plus en train d’éplucher les couches successives de l’oignon ; elle est, au contraire, en train de changer de demeure intérieure : elle pénètre de son psychisme à son cœur ; elle monte de son âme vers son esprit. Nous avons le droit à son aveu le plus bouleversant. « Mais j’ai quand même peur. Très peur. Personne ne priera pour mon âme. Vous voudriez prier pour moi. Dire une prière pour moi ? J’en dirais bien une pour moi-même, mais je n’ai jamais prié ».

    Mais Ryan transite-t-elle vraiment du centre vers le centre de son centre, pour parler comme Edith Stein ? Ne s’agit-il pas plutôt de l’attestation d’un Dasein enfin parvenu à l’authenticité que Heidegger identifiait à l’être-pour-la-mort et, si l’on tient à une relecture religieuse, au beau consentement stoïcien à l’anankè (le destin) ? D’ailleurs, en avouant son incapacité à prier, la jeune femme s’arrête sur le seuil. Quatre raisons récusent cette interprétation immanentiste, voire matérialiste. Tout d’abord, son visage n’est pas indifférent, il n’a rien de l’apathie bouddhiste et de son analogue occidental qu’est l’ataraxie stoïcienne : transfiguré, il est paisible. Ensuite, c’est à ce moment-là qu’elle émet sa larme ; or, nous avons vu que celle-ci est accueillie par un mystérieux consolateur hors caméra. Puis se produit un deuxième événement encore plus inattendu : la voix du bébé et celle de l’Inuit lui chantant une berceuse ; or, cette poignante présence n’éveille pas seulement le souvenir passé de Sarah : « Moi aussi, je chantais pour mon bébé », mais un désir qui, lui, est tout tourné vers l’avenir : « J’espère la voir bientôt », autrement dit, le germe d’une foi dans la vie éternelle. Voilà pourquoi elle continue, tout en abaissant la commande d’entrée de l’oxygène : « Continuez de chanter comme cela. Bercez-moi et endormez-moi ». Loin d’être plongée dans la nuit sans nom d’une absence sans fond, son départ devient alors la promesse incomparable d’une rencontre intensément désirable.

    1. Enfin et surtout, toute cette scène est le prélude à « l’apparition » de Matt. Peu importe qu’il s’agisse ici d’un nouveau symbole christique. Si Matt, bien que mort, est vivant, c’est donc que sa fille est vivante et que la vie ne s’achève pas avec la mort. Nous avons vu comment, avec sagesse et délicatesse, le commandant compatissant a déjoué tous les scénarios mortifères de Ryan. Venons-en à l’essentiel : la prière finale : « Dis-moi ! J’ai un service à te demander (elle rit). Tu vas rencontrer une petite fille aux cheveux châtains. En bataille, plein de nœuds. Elle n’aime pas les brosses. Ce n’est pas grave. Elle s’appelle Sarah. Pourrais-tu lui dire que Maman a trouvé sa chaussure rouge ? Fais-lui un gros câlin… Dis-lui qu’elle me manque. Dis-lui que je suis fière, très fière. Et que je ne renonce pas. Dis-lui que je l’aime de tout mon cœur. Tu peux faire cela pour moi ? ».

    Le sceptique tentera peut-être une ultime contre-attaque : ce phénomène hallucinatoire ne fait-il pas qu’attester la puissance de résilience de l’inconscient ? Une interprétation aussi horizontalisante néglige cinq faits têtus. D’abord, de paisible, sa physionomie devient heureuse, souriante, rayonnante. Ensuite, contrairement à une représentation tenace, plus la foi est authentique, plus elle est incarnée : la spiritualité se vérifie non pas à son élévation, mais à son « racinement », pour parler comme Péguy ; or, Ryan fait une description d’une précision photographique de la rencontre de Matt avec Sarah. D’ailleurs, loin d’achever sa demande sur elle (« je ne renonce pas »), elle la termine sur sa petite fille (« je l’aime de tout mon cœur »), tout en honorant profondément la liberté de l’envoyé (« Tu peux faire cela pour moi ? ») ; or, cet amour qui joint absolu don de soi et respect tout aussi absolu de l’autre porte un nom, la charité. Puis, lorsqu’elle pose l’ultime question, son regard se lève vers le haut, sur fond de musique triomphale ; or, nous avons suffisamment dit et vu combien le cinéaste structurait soigneusement l’espace de l’image ; et la hauteur est le symbole du Donateur : « Notre Père qui es aux cieux ». Enfin, toute la suite va désormais attester que Ryan n’est pas seulement passée de la survie à la vie, mais de la vie naturelle fondée sur la liberté à la vie surnaturelle arrimée à la foi.

    Ainsi, le dernier article du Credo – « Je crois en la vie éternelle » – se double de son jumeau – « à la résurrection de la chair », c’est-à-dire des personnes avec leurs corps – et symbolise avec le premier – « Je crois en un seul Dieu ».

     

    1. Désormais la fin de l’histoire ne fait plus que confirmer, tout en l’approfondissant encore, cette naissance à une autre vie. Le second abandon du scaphandre, loin de répéter le premier, exprime non plus une réanimation, mais une résurrection. D’ailleurs, ne s’accompagne-t-il pas d’un redressement ? Or, le terme grec utilisé par les évangiles pour dire « ressusciter » renvoie au geste par lequel le corps se met debout. Le relèvement final n’est ni seulement guérison (en tout cas psychologique), ni seulement libération (en tout cas humaine), il est, très proprement, une résurrection ! Ryan est devenue une créature nouvelle.

    Enfin, à qui s’adresse son action de grâces finale ? À la vie ? Rien, dans ce film éminemment personnaliste, n’autorise une interprétation moniste de fusion avec une Nature anonyme. À Matt ? Sans nul doute, elle éprouve une gratitude sans borne à son égard ; mais nous avons vu qu’elle le convoque différemment : soit comme souvenir intériorisé, soit comme figure extériorisée, donc toujours dans une rencontre interpersonnelle. Si le destinataire n’est ni le cosmos ni l’homme, il ne demeure qu’une seule possibilité : cette gratitude, qui devient action de grâce s’adresse à Dieu même !

    d) Deux objections

    Répondons pour finir à la double aporie qui ne manquera de se lever en lisant notre interprétation : ne surdéterminons-nous pas une aventure qui vaut d’abord pour elle-même ? Voire ne détournons-nous pas l’intention du réalisateur ?

    Nous répondrons à la première objection que le cinéaste a lui-même dit dans une interview que son film est débordant de métaphore. « Je voulais que cela parle d’une possible renaissance au terme de l’adversité ». Il a voulu montrer que ce qui se vit ici de manière particulièrement intense et dramatique dans l’espace intersidéral est vécu de manière beaucoup plus ordinaire par beaucoup de gens sur terre, dans leur vie quotidienne. Autrement dit, Gravity offre sous un verre grossissant et dans un verbe abrégé (verbum abreviatum [10]) un cheminement qui se donne à voir de manière bien plus prosaïque et diluée. En même temps, cet effet de loupe qui, dans son didactisme, pourrait manquer sa visée métamorphosante, est comme dissimulé par le décalage : non seulement l’intrigue nous parle de l’histoire de cette femme et de cet homme, mais la quasi-totalité des spectateurs ne subira jamais la situation physiquement extrême qu’ils vivent.

    Nous répondrons à la seconde difficulté que le cinéaste a travaillé considérablement son film : il n’a pas fallu moins de quatre ans et demi entre tournage et montage pour qu’il soit réalisé ! Or, le temps est proportionnel à l’élaboration. « Tout, absolument tout, était écrit », affirme le réalisateur dans un bonus. De plus, la technique permet aujourd’hui un travail image par image. Si le raffinement technique rime avec le souci esthétique pour se mettre au service de la profondeur métaphysique et de l’élévation mystique, comment, dès lors, s’étonner de la surabondante profusion de chaque plan et de chaque élément narratif ?

    4) Conclusion

    Rarement un film a réussi à ce qu’une histoire aussi simple en son cadre (respectant parfaitement la règle des trois unités, même si le théâtre n’est rien moins que le cosmos), en ses personnages et en son intrigue (linéaire), concentre d’une part, synchroniquement, une polysémie aussi riche que limpide, d’autre part, diachroniquement, une évolution aussi radicale que crédible. Gravity n’est pas qu’une splendide parabole de la résurrection, elle en est le récit. Quelle métamorphose entre la scientifique involuée qui gravite dans l’espace et la femme évoluée qui renaît à son monde !

    Le sobre titre invite à un jeu de mots qui, à l’instar de la lecture en trois temps que nous venons de proposer, se réfracte selon les trois ordres de Pascal : l’ordre (extérieur) des corps, l’ordre (intérieur) de l’esprit (la liberté), l’ordre (supérieur) de la charité (le salut). Ryan rencontre successivement : la gravité physique qu’elle subit, depuis sa vrille initiale autour de la terre jusqu’à sa chute finale dans l’atmosphère ; la gravité intérieure, celle subie de la blessure qui la plombe et celle agie de la responsabilité qui la leste ; la gravidanza (Cuarón est mexicain, donc hispanophone) n’évoque-t-elle pas la gestation, celle qui commence dans l’espace et s’achève par la (re)naissance sur la Terre.

    L’entrée de Gravity dans le club très select du top 10 des 5 étoiles est-elle proportionnelle à la longueur de la critique, ou bien est-ce l’opposé ? Et si, à l’instar du film en-thou-siasmant d’Alfonso Cuarón, qui ouvre la porte au Mystère, nous laissions la réponse, ou plutôt la parole, à ce qu’évoque l’étymologie de ce dernier, le murmure de fin silence où se révèle Dieu (cf. 1 R 19,12) ?

    Pascal Ide

    [1] La version française de l’entrée Wikipédia en énumère un certain nombre.

    [2] Je souhaiterais ici remercier Yves Mathonat, un prêtre grand amateur de cinéma : pour avoir attiré mon attention sur ce film vu une première fois au cinéma sans lui accorder toute la vigilance qu’il mérite ; pour l’analyse qu’il propose des trois scènes, celle des retrouvailles après l’expulsion en vrille, de la position fœtale et du sanglot ; pour l’interprétation résolument chrétienne.

    [3] Sur la différence entre les mécanismes de division et de fermeture, cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, 2e partie.

    [4] Cf., par exemple, l’histoire de Frédéric-Armand dans Françoise Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1982, p. 46-48.

    [5] La scène (7) se déroule de 0 h. 57 mn. 10 sec. à 0 h. 57 mn. 16 sec. En fait, si les bornes changent selon les lecteurs, la durée, elle, est invariable – ce qui permet de retrouver la scène.

    [6] La scène (9) se déroule de 1 h. 15 mn. 35 sec. à 1 h. 15 mn. 40 sec.

    [7] La scène (2) se déroule de 0 h. 15 mn. 30 sec. à 0 h. 16 mn. 06 sec.

    [8] La scène (7) se déroule de 0 h. 59 mn. 51 sec. à 1 h. 00 mn. 28 sec. La première larme apparaît à 0 h. 59 mn. 46 sec.

    [9] Nous n’irons pas jusqu’à dire que, à une lettre près, Ryan est l’anagramme de Mary

    [10] « Dieu a rendu brève sa Parole » (Is 10,23 ; Rm 9,28).

    La navette spatiale Explorer effectue une mission de maintenance sur le télescope spatial Hubble (mission STS-157). Trois astronautes sont dans l’espace en train d’effectuer des travaux sur le télescope amarré dans la soute de la navette : le commandant chevronné Matt Kowalski (George Clooney), qui effectue sa dernière sortie dans l’espace ; une brillante experte en ingénierie médicale, le docteur Ryan Stone (Sandra Bullock) qui, elle, réalise sa première expédition à bord de la Station spatiale internationale (ISS) ; enfin, un non-américain, que nous ne faisons et ne ferons qu’entendre, Shariff. Soudain, le centre spatial de Houston informe l’équipage que les Russes ont détruit par un missile l’un de leurs satellites, engendrant un nuage de débris spatiaux. De prime abord sans danger, les débris se multiplient par réaction en chaîne (syndrome de Kessler) et certains d’entre eux se dirigent droit vers les astronautes. Alors qu’ils se préparent à réintégrer la navette spatiale, les débris les rejoignent. Ryan, qui était amarrée à la navette se trouve propulsée en vrille dans l’espace et, dans la panique, perd de vue la navette, sans même savoir si ses collègues ont survécu. Elle se retrouve dans l’espace sidéral infiniment seule et infiniment angoissée.

    Mais, soudain, elle entend la voix rassurée et rassurante de Matt qui, grâce à un MMU (ou un engin très ressemblant) la rejoint. Il l’arrime à lui à l’aide d’un câble et, grâce à la propulsion de son MMU, l’emmène à sa suite jusqu’à la navette spatiale. Hélas à bord, il n’y a pas d’autres survivants et les destructions l’ont rendue inutilisable.

    Le seul espoir réside dans la Station spatiale internationale située à 100 kilomètres de là : un vaisseau Soyouz qui y est amarré leur permettra de regagner la Terre. Pendant le parcours dans l’obscurité sidérale, Ryan confie à Matt qu’elle a perdu sa fille de 4 ans au cours d’un banal accident scolaire et qu’elle est hantée par ce tragique souvenir. Alors qu’elle révèle qu’elle est presque à court d’oxygène, ils arrivent à la station spatiale et découvrent qu’elle a également été ravagée par les débris spatiaux et que ses occupants l’ont déjà évacuée à l’aide d’un premier Soyouz. Il demeure un vaisseau Soyouz amarré, mais le parachute s’est déployé sans doute à la suite de l’impact des débris, ce qui le rend inutilisable. Ayant épuisé tout le carburant du MMU, les astronautes ne peuvent pas réduire leur vitesse trop importante par rapport à leur cible. Ils doivent donc tenter de se freiner en s’agrippant au passage aux divers composants de la station. In extremis, Ryan se prend les jambes dans les courroies du parachute et Matt, qui n’a pas eu cette chance, est seulement retenu par le câble qui le relie à Ryan. Il comprend alors que, s’il reste accroché à l’aide du câble, son inertie les arrachera tous deux à la station et que, entraînés dans le vide spatial, ils mourront. Malgré les protestations de la jeune femme, Matt choisit de se détacher. Ryan se retrouve attirée par la station. Entre asphyxie et étourdissement parce qu’elle respire son propre gaz carbonique, elle parvient à pénétrer dans la station par un sas d’un des modules russes grâce aux ultimes conseils que Matt lui communique par radio, alors qu’il s’éloigne à tout jamais dans l’espace.

    Après avoir remis en pression le sas, s’être débarrassée de sa combinaison spatiale et avoir ouvert l’écoutille qui communique avec le reste de la station, elle se dirige vers le poste de télécommunications pour lancer des appels radios à son compagnon qui restent sans réponse. Elle comprend qu’il doit être mort, et se résigne à appeler le centre spatial de Houston mais ne parvient pas à le joindre. Pendant ce temps, une nouvelle épreuve se prépare : un violent incendie s’est déclaré à bord du Soyouz. Survivra-t-elle, seule, à ce combat inédit ? Matt a-t-il survécu ? Hantée par ses anciens démons, notamment son acédie, parviendra-t-elle à rejoindre la Terre ?

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