Un divan à Tunis, dramédie franco-tunisienne de Manele Labidi, 2019. Avec Golshifteh Farahani.
Thèmes
Compassion, patriotisme, psychanalyse.
En nous faisant sourire sans dérision, le film sait aussi nous émouvoir avec compassion, voire nous conduire à la réflexion.
- Plus que du mécanique plaqué sur du vivant (Bergson), l’humour naît de la proximité avec l’éthique (Soloviov), voire de son ouverture au religieux (Kierkegaard). De fait, la réussite d’une psychanalyste à Tunis est aussi improbable que la présence de ce divan sur une terrasse en haut d’un immeuble, sur laquelle s’ouvre le film.
Et la raison de cette incompatibilité est explicitée en toute limpidité là aussi dès le premier échange entre Selma et son oncle. Elle tient à l’Islam qui imprègne en profondeur la culture et la mentalité du Magreb : « Mais on a Dieu, on n’a pas besoin de ces conn… ! ». Dans une religion aussi verticale que son minaret et dont la pratique invite à multiplier les prostrations horizontales, la Cause première s’ébroue de la cause seconde, le Créateur ne demande à sa créature que la soumission. De même que la Charia tient lieu de loi naturelle et de loi civile, le Coran tient lieu de manuel à tout faire et tout penser, la pratique religieuse et la confiance en Dieu suffisent à guérir tous les maux, psychologiques et même physiques. Et si l’on trouve mon jugement caricatural ou sévère, que l’on songe à la tentation spiritualiste ou providentialiste que, nous, chrétiens, n’évitons pas toujours : elle se fonde sur une vision dialectique selon laquelle plus on prend soin de soi et moins on prend soin de Dieu. Pourtant, tout dans la Bible récuse le « ou… ou », en faveur du « et… et ». Lorsque l’on me demande ce que je pense des relations entre la psychologie et la foi, je réponds régulièrement que je suis 100 % favorable et à l’un et à l’autre. La hauteur de la Croix n’est pas jalouse de la profondeur.
Dès lors, le cadre est dressé pour que se multiplient les quiproquos les plus cocasses (non, cette solo tatouée qui reçoit seule des hommes et leur parle de sexualité, en haut d’un immeuble pour gagner sa vie n’exerce pas le plus vieux métier du monde), les mésinterprétations les plus paranoïaques (non, cette étrangère dont on ignore pourquoi elle a quitté ce pays de Cocagne qu’est la France, qui est célibataire et compte le demeurer, et arbore dans son salon une photo d’un Juif inconnu, ne fait pas partie du Mossad…), voire les récupérations les plus insistantes (non, elle ne fait ni ordonnance, ni certificat de complaisance).
- Par la profondeur patiente de son écoute, Selma va, sans surprise, permettre aux maux d’être mis en mots, aux interdits d’être dits, aux censures d’être senties. Grâce à une galerie de portraits brossés non pas à la légère, mais de manière légère (le policier amoureux excepté), nous découvrons ainsi tout le refoulé et la souffrance d’un pays dont le premier drame n’est pas la corruption ni l’incurie administrative, ni le machisme, ni la victimisation post-coloniale, ni même l’emprise inquiétante d’un Islam radicalisé toujours plus envahissant. Mais cette écoute effective ne serait et ne pourrait rien sans une compassion affective, celle qui pousse la jeune femme à anticiper la muette demande de son voisin dépressif. Surtout, cette empathie serait elle-même surplombante et insupportable si Selma ne l’éprouvait en elle-même pour elle-même. Sa bonne volonté, son haut idéal vont progressivement être minés par l’inertie des tunisiens, les chicanes de la police, les procrastinations de l’administration et l’incompréhension de ses proches. Alors et alors seulement, sa compassion devient authentique, car elle se mue en une passion (aux deux sens du terme) pour son pays en si grande souffrance.
Dans une scène inattendue autant qu’inventive, Selma va trouver l’écoute dont elle a vitalement besoin et que nul dans son entourage, y compris sa nièce, ne peut lui offrir : la présence de ce chauffeur mutique, beaucoup plus présent qu’il n’y paraît (l’offrande discrète du mouchoir en papier l’attestera), jointe à la longue route de nuit et, plus encore, la cadence hypnotique de la signalisation routière autant que régulière, Selma va recevoir le don immérité de cette si nécessaire sympathie et pourra enfin verser les larmes cathartiques qui attendaient depuis longtemps de couler.
- Cette compassion ne trouvera tout son sens qu’en révélant à Selma que, au-delà de son affection pour les Tunisiens, elle est animée par une passion pour la Tunisie elle-même. Et telle est, selon moi, la plus belle leçon de ce film sans prétention, leçon qui passe par une réjouissante et gentille mise en abîme de cette psychanalyse encore trop idolâtrée chez nous. En effet, pourquoi l’héroïne fait-elle les cornes à cette figure tutélaire du « père » régnant dans son salon ? Pourquoi, dans cette camionnette thérapeutique, prend-elle conscience qu’elle est revenue chez elle, non pour régler son complexe d’Électre (équivalent féminin du complexe d’Œdipe), et rejouer-déjouer la problématique papa-maman, mais tout simplement parce qu’elle aime son pays, sinon parce qu’elle est loin de la photo obsessionnelle? Le patr-iotisme ou l’amour de la mère-patrie ne sont pas une énième sublimation de la blessure parentale, bref, une construction seconde à partir de prétendus besoins d’ego seuls originaires. Affirmons-le clairement, en étendant les résultats des enquêtes de Bowlby sur l’attachement à la terre, ils sont un besoin lui-même foncier, fondamental et fontal : celui d’être enraciné dans un pays et une culture qui, avant de nous mettre en dette, se promettent comme un don.
Discrète critique de ce qui, dans le freudisme, relève de l’idéologie (la centration sur le seul moi et le déni de la vie, si justement dénoncés par Michel Henry dans sa Généalogie de la psychanalyse), mais plus encore célébration de cet amour natif du pays natal. Et c’est ce double aspect que symbolise l’heureuse scène finale où se jouxtent, d’une part, au bord de l’eau, ce rivage qui, à la frontière entre la mer (sic !) et la terre, renvoie à la création du monde, et donc à la mémoire de l’origine, ici celle du pays qui l’a enfantée. Et d’autre part, la promesse d’une rencontre qui n’est jamais pleine assurance, en sa double ambivalence, celle de l’aimé qui aime sans oser le dire, et celle de la déjà aimante, qui se voit courir vers lui, tout en restant sur place…
Pascal Ide
Après avoir passé une partie de sa vie en France, la jeune psychanalyste Selma Derwish (Golshifteh Farahani) revient dans son pays d’origine, la Tunisie, pour y ouvrir un cabinet en banlieue de Tunis à Ezzahra. Elle est accueillie par son oncle Mourad (Moncef Ajengui), rempli de certitudes et sa tante Amel (Ramla Ayari), traversée d’incertitudes, et croisera bientôt sa nièce en pleine ambivalence adolescente, Olfa (Aïsha Ben Miled).
Au lendemain de la révolution, les Tunisiens s’interrogent sur l’avenir politique et économique de leur pays, en pleine reconstruction après une longue période de dictature. Et commencent même à s’interroger sur eux-mêmes. Aussi Selma ne tarde-t-elle pas à recevoir des patients, souvent hauts en couleur, entre Raouf (Hichem Yacoubi), le boulanger qui refoule son homosexualité, et Baya (Feriel Chamari), la propriétaire du salon de coiffure qui aimerait aller bien, mais ne va pas bien. Mais, très vite, vont se multiplier les tracasseries administratives. Naïm (Majd Mastoura), l’inspecteur de police, entre éros et nomos (loi), s’avise que Selma n’est pas en possession de l’autorisation indispensable pour exercer son métier. Elle va donc se heurter à l’incurie et l’acédie de Selma Nour (Najoua Zouhair), la secrétaire du ministère de la Santé publique. Mais cette femme célibataire en jean a-t-elle sa place dans un pays où 40 % de la population vote pour les frères musulmans ?