Judy, biopic musical américano-franco-britannique de Rupert Goold, 2019. Adapté de la comédie musicale End of the Rainbow de Peter Quilter. Avec Renée Zellweger, Jessie Buckley. Le film a reçu les Oscars 2020 de meilleurs maquillages et meilleures coiffures. Et l’actrice principale a été multirécompensée pour sa prestation.
Thèmes
Norme personnaliste versus norme utilitariste.
Sur le thème rebattu de la star déchue, Judy offre un film ambigu.
L’histoire met en scène les réelles souffrances de la star, en ses signes présents : insomnies rebelles à tout médicament – dont seule celle qui les subit peut savoir combien elles sont destructrices – ; la dépendance alcoolique ; la multiplication des échecs sentimentaux (pas moins de quatre mariages et un dernier dont on verra la naissance et la dégénérescence éclairs) ; l’éloignement si douloureux de ses enfants ; etc.
Par de nombreux flashbacks, elle en montre aussi les causes passées : la petite fille qui, dès l’âge de deux ans, fut forcée de monter en scène, d’y demeurer et surtout de connaître mille frustrations, à commencer par celles du sommeil et du soleil des joies simples. Comment ne pas compâtir pour cette toute jeune fille déchirée entre une sensibilité privée des plaisirs élémentaires, comme celui d’un bon gâteau d’anniversaire, et un surmoi doublement incarné par, d’un côté, une figure maternelle tyrannique qui a substitué le règlement à l’amour, et une figure paternelle, entre séduction (« Tu as quelque chose que toutes les jeunes filles n’ont pas : une voix ») et manipulation (« Tu es ma préférée, Judy ! »). Dans une série d’essais fameux, plus vigoureux que rigoureux, Alice Miller a multiplié les exemples de ces personnalités aussi célèbres que souffrantes, dont l’enfance fut un martyr non pas fantasmé, mais bien réel [1].
Mais, à la toute fin, le réalisateur bascule soudain de l’involontaire au volontaire. Dans un montage, animé par la logique du post hoc, ergo propter hoc (succession vaut causalité), deux épisodes, séparés d’une trentaine d’années, s’enchaînent. Le premier montre que la dépendance fontale de Judy n’est pas le whisky ou les somnifères, mais la reconnaissance de son public : « Je crois en l’amour qu’on reçoit du public ». Le second, lui, atteste qu’elle a scellé cette addiction à l’âge de seize ans lorsqu’elle a choisi l’engouement de la foule anonyme, éloignée autant que versatile, contre l’amour d’un homme proche et fidèle. Traduisons :
Assurément, la dernière scène au Talk of the Town est bouleversante. Soudain vulnérable, Judy cesse d’osciller entre séduction et affront, délaisse toute supériorité, s’asseoit, parle avec le public, comme une amie à sa confidente. Et, à propos de la chanson qu’elle va interpréter, elle lève le voile sur l’une des attentes profondes de son cœur : « Ce n’est pas une chanson sur un but à atteindre, mais sur un chemin vers un lieu dont on a rêvé. Ce chemin doit suffire. Elle parle d’espoir. Nous en avons tous besoin ». Enfin, elle interprète l’air le plus fameux, celui qui s’inscrit dans le titre de la comédie musicale qui a inspiré le film, celui que chaque spectateur a attendu tout le film, celui qui nous a fait tous rêver, en sa mélodie, en son décor (Le magicien d’Oz), en son inspiration, en ses paroles : « Somewhere over the rainbow… »
Mais, rattrapée par cette faiblesse qui vérifie la vulnérabilité, sa voix se brise, Judy ne peut achever. Alors, le couple gay qui éprouve pour elle non seulement de l’admiration inconditionnelle, mais une compassion réelle pour sa détresse, se lève, entonne l’air si consolant et soulève avec lui, toute la salle, retournée. Moment de communion intense et poignante. Comment mieux dire la suprême fécondité de l’artiste : non pas seulement enfanter dans la beauté, mais vibrer et faire vibrer son public, en une symbiose désintéressée (cf. l’analyse plus détaillée dans A star is born) ?
Toutefois, Judy conclut non pas en laissant jaillir sa gratitude, donc en remerciant purement et simplement le public, mais, subtilement, en incurvant le don qu’elle vient de recevoir, et en cherchant à le multiplier pour elle : « Je vous aime tous. Ne m’oubliez jamais. Promettez-le moi ». Nous retrouvons donc l’ambivalence de la bifurcation initiale, celle par laquelle la jeune fille a opté pour le show contre l’amour, c’est-à-dire, osons l’affirmer, la secrète préférence de soi à travers la reconnaissance du public versus le décentrement de soi dans la vie conjugale.
Et si nous avons encore un doute, la phrase de l’épilogue, extraite du Magicien d’Oz, confirme définitivement cette secrète option en faveur de la norme utilitariste contre la norme personnaliste [2] : « Un amour ne se juge pas par l’amour qu’il donne, mais par l’amour qu’il reçoit des autres ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes que cette phrase contredise ouvertement l’une des sentences les plus décisives du Christ, que nous rapporte saint Paul : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35).
Loin de nous de juger le besoin de reconnaissance présent chez l’artiste (et en tout être humain). Non seulement sa grande sensibilité le rend très vulnérable, mais le surcroît gratuit qu’apporte son art ne se mesure pas à quelque utilité objective et mesurable, mais à son fruit spirituel, donc au retour ; beaucoup plus que toute autre profession, celle d’artiste vit donc de cette communion dans l’œuvre accomplie. Et c’est justement la raison pour laquelle il est d’autant plus important (et crucifiant) qu’il ne profane pas la gratuité du remerciement offert par le public, par l’exigence intéressée de cette redamatio, donc qu’il vive d’une générosité sans retour pour qu’il puisse en accueillir la surabondance dans une joie sans mélange. Bref, qu’à la reconnaissance (retour) de l’autre, il substitue constamment et parfois héroïquement, la reconnaissance (gratitude) du bien fait par l’autre.
Pascal Ide
[1] Sur une bibliographie largement répétitive, cf. surtout : Alice Miller, Le drame de l’enfant doué, trad. Bertrand Denzler, Paris, p.u.f., 1983 ; Id., C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, trad. Jeanne Étoré, Paris, Aubier, 1984.
[2] Cf. Pascal Ide, Aimer l’autre sans l’utiliser. Pour des relations transformées, Paris, L’Emmanuel, 2019.
Hiver 1968. La légendaire Judy Garland (Renée Zellweger), 47 ans, arrive à Londres pour une série de concerts à guichets fermés au Talk of the Town, dirigé par Bernard Delfont (Michael Gambon). L’actrice américaine a débuté son travail d’artiste à l’âge de deux ans et cela fait maintenant trente ans qu’elle est devenue une star planétaire grâce au Magicien d’Oz. Pour gagner sa vie, plus, pour éponger ses dettes, elle a une nouvelle fois dû abandonner ses enfants, Lorna (Bella Ramsey) et Joey (Lewin Lloyd). Mais elle est épuisée, physiquement et moralement. Hantée par une enfance (Darci Shaw) sacrifiée pour Hollywood, elle aspire à rentrer chez elle. Alors qu’elle se prépare pour le spectacle, se bat avec son agent Rosalyn Wilder (Jessie Buckley), et contre son ex-mari Sidney Luft (Rufus Sewell), elle charme le chef d’orchestre Royce Pierreson (Burt Rhodes) et séduit son entourage par son humour et sa vivacité. Mais, rongée par l’alcool et l’amertume, celle qui mourra dans six mois aura-t-elle seulement la force d’honorer son contrat et son public ?