L’amour conjugal. Chemins de sainteté Introduction

 « Bienheureux ceux qui aiment. Le Seigneur les bénira [1] ».

 

« Pourquoi les grands hommes de bien ont-ils entraîné derrière eux les foules ? Ils ne demandent rien, et pourtant ils obtiennent. Ils n’ont pas besoin d’exhorter ; ils n’ont qu’à exister ; leur existence est un appel [2] ».

Introduction [3]

1) Pourquoi ?

Le parcours que vous avez vécu a pu être éprouvant à plus d’un titre : l’on a parlé des blessures de la famille, de la jalousie, etc.

Nous souhaitons terminer par une note lumineuse, une note d’espérance : la sainteté en famille. D’où ce titre énigmatique : non pas la Sainte Famille au singulier, que la liturgie fête juste après la fête de Noël et avant l’Épiphanie ; mais les saintes familles telles que l’Église vous appelle à devenir.

2) Qui ?

J’avais aussi le choix entre deux sortes de saintes familles : des familles canonisées ou des familles vertueusement exemplaires, mais pas encore canonisées.

J’ai choisi des couples et familles autant canonisés, que canonisables. Grande est la variété de ces couples. Surtout, un certain nombre d’époux sont de véritables convertis, dans leurs mœurs ou dans leurs convictions. C’est ainsi que le bienheureux Franz Jägerstätter avait une réputation de bagarreur et eut un enfant hors mariage avec une autre femme que son épouse ; Cyprien Rugamba a maintes fois trompé son épouse avant sa conversion. Il était aussi devenu un athée convaincu et Félix Leseur, un athée militant…

Rappelons que l’on distingue quatre degrés dans la vénération : saint, bienheureux, vénérable et serviteur de Dieu. Nous résumons les conditions d’accès dans le tableau suivant :

 

Conditions d’accès

Réputation de sainteté (fama sanctitatis)

Héroïcité des vertus

Miracles

Serviteur de Dieu

Nécessaire

Non nécessaire

Non nécessaire

Vénérable

Nécessaire

Nécessaire

Non nécessaire

Bienheureux

Nécessaire

Nécessaire

1 miracle

Saint

Nécessaire

Nécessaire

2 miracles

 

En fait, le choix était beaucoup plus vaste que je ne me l’imaginais. Tentons une brève typologie et une liste non limitative d’illustrations [4] :

a) Couples canonisés ensemble

Non seulement les deux époux sont déclarés saints, mais ils sont canonisés ensemble.

– Faut-il le préciser ?, Marie et Joseph.

– Saints Zélie Guérin (1831-1877) et Louis Martin (1823-1894). Ils ont été béatifiés en 2008 à Lisieux, et canonisés en 2015 par le pape François.

b) Couples béatifiés ensemble

Non seulement les deux époux sont déclarés bienheureux, mais ils sont canonisés ensemble.

– Bx Maria Corsini (1884-1965) et Luigi Beltrame Quattrocchi (1880-1951). C’est le premier couple à être béatifié, cela en 2001, par saint Jean-Paul II.

c) Couples dont l’un des conjoints est canonisé

– Sainte Gianna Beretta (1922-1962) et Pietro Molla (1912-2010). Gianna Beretta Molla a été béatifiée par saint Jean-Paul II en 1994 et canonisée en 2004. Son époux est déclaré Serviteur de Dieu.

d) Couples dont l’un des conjoints est béatifié

– Amélie Soulacroix (1824-1894) et Bx Frédéric Ozanam (1813-1853). Il ne semble pas que soit introduite la cause d’Amélie, encore largement méconnue, mais que la publication récente de la correspondance des époux va contribuer à découvrir plus profondément.

– Bse María Concepción Cabrera de Armida dite Conchita (1862-1937) et Francisco Armida Garcia de Monterrey (1858-1901). Elle a été béatifiée le 4 mai 2019 à Mexico. Il ne semble pas qu’il y ait une procédure en vue de la béatification de son conjoint.

– Zita de Bourbon Parme (1892-1989) et Bx Charles de Habsbourg-Lorraine (1887-1922). Alors que Karl fut béatifié par saint Jean-Paul II en 2004, Zita est Servante de Dieu, la cause de sa béatification étant introduite depuis 2009 (le dossier sera soumis à l’évêque du Mans, parce que Zita est devenue oblate de l’abbaye Sainte-Cécile en 1926, abbaye où elle a séjourné régulièrement et où trois de ses sœurs sont religieuses).

– Franziska Schwaninger (1913-2013) et Bx Franz Jägerstätter (1907-1943). Si ce dernier a été béatifié comme « martyr de la conscience » le 26 octobre 2007 et si son épouse a grandement contribué à son chemin de sainteté, Rien n’indique l’ouverture de la cause en béatification de l’époux.

e) Couples dont les deux conjoints sont vénérables

– Vénérables Sergio Bernardini (1882-1966) et Domenica Bedonni Bernardini (1889-1971).

f) Couple dont l’un des conjoints est vénérable

– Vénérable Pierre Toussaint (1766-1853) et la Servante de Dieu Juliette Noel Toussaint (ca. 1786-1851).

g) Couples dont les deux conjoints sont Serviteurs de Dieu

– Georges-Philias Vanier (1888-1967) et Pauline Archer-Vanier (1898-1991).

– Edmond Michelet (1889-1970) et Marie Michelet née Vialle (1900-1989).

– Pauline Archer (1898-1991) et Georges-Philias Vanier (1888-1967), parents de Jean Vanier.

– Raoul Follereau (1903-1977) et Madeleine Follereau née Boudou (1902-1991).

– Paul Takashi Nagai (1908-1951) et Maria Midori Miroyama (1908-1945).

– Cyprien Rugamba (1935-1994) et Daphrose Mukansanga (1944-1994) [5]. Ils ont tous deux été déclarés « Serviteurs de Dieu » en 2015. Une précision n’est pas inutile :

 

« Le 12 avril 2018, la Congrégation pour les causes des saints a donné son feu vert pour réunir les causes de canonisation de Cyprien Rugamba et de son épouse Daphrose Mukansanga en une seule cause de martyrs. La congrégation a aussi émis un décret qui associe à cette cause six enfants du couple – Serge, Émérita, Cyrdy, Dacy, Cyrdina et Ginny –, la petite cousine Gabriella Zitoni et l’employée Émérita Mukantabana qui ont été tués en même temps au domicile des Rugamba, le 7 avril 1994.

« Si l’Église juge qu’il y a bien eu martyre, l’ensemble du groupe pourra être béatifié, sans qu’il y ait besoin de constater un miracle. Ce sera la première fois dans l’histoire de l’Église que des parents et enfants d’une même famille seront béatifiés ensemble.

« L’Église a bien conscience que Cyprien, Daphrose, leurs enfants et compagnes ne sont pas les seules personnes à avoir été victimes du terrible génocide de 1994. Si un jour, ils sont béatifiés comme martyrs, ce sera en même temps une manière de rendre honneur à toutes les victimes innocentes du génocide, et en particulier à ceux et celles qui sont morts en refusant de s’associer à toute violence, aux petits et aux enfants qui ont été massacrés sans pitié [6] ».

g) Couples dont l’un des deux conjoints est Serviteur de Dieu

– Élisabeth Arrighi (1866-1914) et Félix Leseur (1861-1950). Élisabeth est Servante de Dieu depuis 1936. Le 27 juin 1955, ses écrits ont été approuvés par la commission des théologiens de la Congrégation pour les causes des saints, permettant l’ouverture de la procédure pour sa béatification.

– Chiara Corbella (1984-2012) et Enrico Petrillo (1979- ). Le 2 juillet 2018, le diocèse de Rome a publié un édit annonçant l’ouverture de la cause en béatification de Chiara Corbella, la déclarant ainsi Servante de Dieu.

i) Couples qui sont candidats pour la canonisation

Pour les couples qui suivent, au moins l’un des deux a été inscrit après sa mort dans les registres de la Congrégation pour les Causes des Saints, commençant ainsi une procédure de béatification. Pour autant aucun n’est encore déclaré Serviteur de Dieu. Nous avons listé quelques-uns parmi les plus fameux.

– Olave St. Clair Baden-Powell née Soames (1889-1977) et Robert Stephenson Smyth Baden-Powell (1857-1941). Celui-ci est fameux pour avoir fondé le scoutisme.

– Claude d’Elbée (1892-1982), en religion Jean du Cœur de Jésus, père picpucien des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, et Louise de Sèze (1894-1980), carmélite sous le nom de Claire-Marie du Cœur de Jésus.

– Raïssa Oumançoff Maritain (1883-1960) et Jacques Maritain (1882-1973). Celui-ci est l’un des philosophes catholiques français les plus fameux.

– Emilie Pelzl Schindler (1907-2001) et Oskar Schindler (1908-1974). Ce dernier a été rendu fameux par le film de Steven Spielberg, La liste de Schindler.

– Fabiola de Mora y Aragon (1928-2014) et Baudouin de Saxe-Cobourg (1930-1993). Tous deux furent souverains de la Belgique.

– Lorraine Rita Moras Warren (1927-2019) et Edward Warren (1926-2006). Les deux sont fameux pour leur compétence dans le ministère de l’exorcisme (phénomènes de « paranormalité »).

– Evelyn Livingston Billings (1918-2010) et John Billings (1918-2007). Les deux sont des médecins australiens qui ont élaboré une méthode naturelle de régulation des naissances particulièrement efficace.

– Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe Geach (1919-2001) et Peter Thomas Geach (1916-2013). La première est une très fameuse philosophe anglaise.

j) Tableau synthétique

Le tableau synoptique ci-dessous rassemble quelques informations biographiques sur les couples qui seront cités dans notre étude. Comme pour les listes précédentes, nous suivons  l’ordre chronologique de naissance de l’épouse :

 

L’épouse

L’époux

Date du mariage

Durée du mariage

Durée du veuvage

Enfants

Amélie Soulacroix (14 août 1824 – 26 septembre 1894)

Bx Frédéric Ozanam (23 avril 1813 – 8 septembre 1853)

23 juin 1841

Mariés de 1841 à 1853 : 12 ans de mariage

De l’épouse : 41 ans

1 fille

S. Marie – Azélie, dite Zélie Guérin (23 décembre 1831 – 28 août 1877)

S. Louis Martin (22 août 1823 – 29 juillet 1894)

13 juillet 1858

Mariés de 1858 à 1877 : 19 ans de mariage

De l’époux : 16 ans

5 filles dont sainte Thérèse de l’Enfant – Jésus

María Concepción Cabrera de Armida dite Conchita (8 décembre 1862 – 3 mars 1937)

Francisco Armida Garcia de Monterrey (17 mars 1854 – 17 septembre 1901)

8 novembre 1884

Mariés de 1884 à 1901 : 17 ans de mariage

De l’épouse : 36 ans

9 enfants

Elisabeth Arrighi (16 octobre 1866 – 3 mai 1914)

Félix Leseur (22 mars 1861 – 25 février 1950)

31 juillet 1889

Mariés de 1889 à 1914 : 25 ans de mariage

De l’époux : 36 ans

Pas de descendance

Bse Maria Corsini (24 juin 1884 – 25 août 1965)

Bx Luigi Beltrame Quattrocchi (12 janvier 1880 – 9 novembre 1951)

25 novembre 1905

Mariés de 1905 à 1951 : 46 ans de mariage

De l’épouse : 14 ans

4 enfants, sans descendance

Zita de Bourbon Parme (9 mai 1892 – 14 mars 1989)

Bx Charles de Habsbourg – Lorraine (17 août 1887 – 1er avril 1922)

21 octobre 1911

Mariés de 1911 à 1922 : 11 ans de mariage

De l’épouse : 73 ans

8 enfants

Louise de Sèze (6 mai 1894 – 1er mars 1980)

Claude d’Elbée (7 septembre 1892 – 3 décembre 1982)

31 janvier 1918

Mariés de 1918 à 1980 : 62 ans de mariage

De l’époux :

2 ans

Pas de descendance

Pauline Archer (28 mars 1898 – 23 mars 1991)

Georges Vanier (23 avril 1888 – 5 mars 1967)

29 septembre 1921

Mariés de 1921 à 1967 : 46 ans de mariage

De l’épouse : 24 ans

5 enfants

Marguerite Boudou (17 mars 1902 – 3 mars 1991)

Raoul Follereau (17 août 1903 – 6 décembre 1977)

22 juin 1925

Mariés de 1925 à 1977 : 52 ans de mariage

De l’épouse : 13 ans

Pas de descendance

Franziska Schwaninger (1913-2013)

Bx Franz Jägerstätter (20 mai 1907 – 9 août 1943)

9 avril 1936

Mariés de 1936 à 1943 : 7 ans de mariage

De l’épouse : 70 ans

3 enfants

Sainte Gianna Beretta Molla (4 octobre 1922 – 28 avril 1962)

Pietro Molla (1912 – 3 avril 2010)

24 septembre 1955

Mariés de 1955 à 1962 : 7 ans de mariage

De l’époux :

48 ans

4 enfants

Fabiola de Mora y Aragon (11 juin 1928 – 5 décembre 2014)

Baudouin de Saxe – Cobourg (7 septembre 1930 – 31 juillet 1993)

15 décembre 1960

Mariés de 1960 à 1993 : 33 ans de mariage

De l’épouse : 21 ans

Pas de descendance

Daphrose Mukansanga (1944-7 avril 1994)

Cyprien Rugamba (1935-7 avril 1994)

Janvier 1965

29 ans de mariage

Aucun

10 enfants, dont 6 seront assassinés le 7 avril 1994

Chiara Corbella (9 janvier 1984 – 13 juin 2012)

Enrico Petrillo (1979 – )

2008

Mariés de à 2012 : 4 ans de mariage

De l’époux : 8 ans aujourd’hui

1 fils vivant (2 +)

 

Quelques observations. Une limite, c’est que ce sont souvent des couples appartenant à une certaine élite sociale (même s’ils ont vécu une authentique simplicité).

3) Quelques présentations

Certains couples étant moins connus, voici quelques brèves présentations.

a) Maria Corsini et Luigi Beltrame Quattrocchi. Une sainteté extraordinaire dans la vie ordinaire [7]

1’) Luigi Beltrame

Né le 12 janvier 1880 à Catane en Sicile, Luigi est le fils de Carlo Beltrame et de Francesca Vita. Il portera aussi le nom de Quattrocchi à la suite de la demande d’un beau-frère de Carlo qui, n’ayant pas d’enfant, tenait à ce que son neveu porte le sien. La famille s’installa à Rome en 1892, et Luigi s’inscrivit à la faculté de jurisprudence, la Sapienza où, en 1902 il soutint une thèse sur le thème l’erreur de fait dans le droit pénal. Il réussit ensuite un concours national lui ouvrant le chemin de la profession d’avocat et épouse Maria Corsini le 25 novembre.

Outre son travail et sa vie de famille, Luigi s’implique dans un apostolat actif et prend part à la vie associative catholique. En 1916, il travaille avec l’association scoute naissante l’ASCI, devenant en 1917 président du secteur Roma V et en 1918 membre du Commissariato Centrale. En 1919, il fonde le groupe scout Reparto Scout Roma XX, qu’il dirige jusqu’en 1923. En 1921, il devient Conseiller général de l’ASCI jusqu’en 1927.

Au moment du Fascisme en Italie, comme il avait refusé de prendre sa carte du parti, son avancement professionnel fut stoppé. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il cacha des Juifs, et d’autres personnes poursuivies par le régime en place. À la fin de la guerre, en 1946, il fut nommé vice-avocat général de l’État Italien.

Luigi mourut le 9 novembre 1951, d’un infarctus, sa veuve lui survivra 14 ans.

2’) Maria Corsini

Maria Corsini est née le 24 juin 1884 à Florence. Son père Angelo Corsini était capitaine de grenadiers, sa mère était Giulia Salvi. La famille déménagea souvent, à cause de changements d’affectation du père ; passant par Pistoie, par Arezzo, elle se fixa définitivement à Rome en 1883. Maria était une étudiante appliquée et studieuse, elle avait une formation humaniste importante et était particulièrement douée pour les lettres. Elle termina ses études par l’obtention d’une licence dans une école féminine de commerce.

Mariée le 25 novembre 1905 à Luigi Beltrame Quattrocchi, elle se consacra à l’éducation de ses enfants, aux soins de ses parents âgés, tout en ayant une vie spirituelle intense avec comme pères spirituels le Père Pellegrino Paoli, le Père Matheo Crawley qui souhaitait répandre la dévotion au Sacré-Cœur et le Père Garrigou-Lagrange, spécialiste du mysticisme et de l’ascétisme. Après avoir perdu son mari en 1951, elle vécut encore 14 ans et mourut le 25 août 1965 à Serravalle di Bibbiena dans une maison construite pour elle par son époux. Elle écrivit son dernier livre à l’âge de 71 ans.

3’) Leur vie commune

S’étant rencontrés en 1900, ils se fiancèrent en mars 1905, et se marièrent le 25 novembre de la même année à la Basilique Sainte-Marie-Majeure, proche de la maison Corsini via Agostino Depretis, où habitait Maria.

Leur vie était très pieuse, et très équilibrée. Tous les jours, ils assistaient à la messe et y communiaient. Maria expliquait : « La journée commençait ainsi: messe et communion ensemble. Sortis de l’église, il me disait bonjour comme si la journée ne commençait que maintenant. On achetait le journal, puis on montait à la maison. Lui à son travail, moi à mes occupations, mais chacun pensant sans cesse à l’autre. Nous nous retrouvions à l’heure des repas. Avec quelle joie j’attendais, puis je l’entendais mettre la clé dans la serrure, chaque fois bénissant le Seigneur de toute mon âme. Nous avions alors des conversations sereines qui se faisaient joyeuses et espiègles, la main dans la main. Nous parlions un peu de tout. Ses remarques étaient toujours perspicaces. Il était toujours bienveillant. ».

Ils élevaient tous les deux leurs enfants dans la piété mais aussi la joie et la détente, discutant ensemble très souvent, partageant à la fois des moments de prière et de loisirs. Tous les soirs, tous récitaient le chapelet. Tous les mois, ils faisaient une retraite ensemble à la Basilique Saint-Paul-hors-les-murs en compagnie d’Alfredo Ildefonso Schuster, proclamé bienheureux en 1996. Mais ils faisaient aussi de longues promenades, et ouvraient l’esprit de leurs enfants par de fréquentes conversations artistiques et culturelles. Leur maison était ouverte à tous, ils étaient toujours prêts à aider et à accueillir quiconque ayant besoin de leur sourire et de leur foi.Maria faisait le catéchisme et participait à de nombreux mouvements d’action catholique. Pendant la Guerre, elle s’était engagée volontairement comme infirmière de la Croix-Rouge pour porter secours aux blessés. Plus tard, elle servira pendant la Guerre d’Éthiopie, s’étant spécialisée dans les maladies tropicales. Luigi, par son attitude, témoignait discrètement de sa foi dans son milieu professionnel. Il accompagnait sa femme dans son action au sein des mouvements catholiques et soutint le mouvement scout quand il se répandit en Italie.

4’) Leurs enfants

Leur premier fils, Filippo, est né en 1906. Il deviendra prêtre à Rome sous le nom de Don Tarcisio.

Leur deuxième enfant, Stefania, est née en 1908. Elle sera moniale bénédictine à Milan sous le nom de sœur Cécile, longtemps supérieure de son couvent, elle mourra en 1993.

Le troisième enfant, Caesare, est né en 1909, il deviendra moine, d’abord chez les Bénédictins, puis chez les Trappistes, sous le nom de Père Paolino.

La quatrième enfant, Enrichetta, est née après une grossesse difficile. Luigi et Maria refusèrent l’avortement préconisé par le corps médical qui craignait pour la vie de la mère et de l’enfant. La petite fille naquit en bonne santé en avril 1914 et devint à son tour laïque consacrée.

Voilà pourquoi les Quattrocchi n’ont pas eu de descendance.

b) Frank et Franziska Jägerstätter. Témoins de la vérité dans l’amour [8]

Franz Jägerstätter est né le 20 mai 1907 dans le village de St Radegund, en Autriche. Sa mère, Rosalia Huber, était ouvrière agricole et célibataire. Son père, Franz Bachmeier, était le fils, également célibataire, d’un paysan originaire de Tarsdorf, dans la région de Salzbourg, tué pendant la Première Guerre mondiale. Après la naissance de Franz, la mère de Rosalia, Elisabeth Huber, veuve d’un cordonnier, a recueilli l’enfant pour s’occuper de lui.

Franz n’a pas fait beaucoup d’études. De 1913 à 1921, il a fréquenté l’école de St Radegund, ne disposant que d’une seule salle de classe, où un unique instituteur enseignait aux sept classes de niveaux différents. À l’époque de Franz, l’école comptait de 50 à 60 enfants en tout. Mais à lire ses écrits, on constate qu’il apprenait vite et qu’il avait un esprit libre et une tête bien faite.

Le village où il est né était aussi modeste que son éducation. St Radegund, situé en bordure de la rivière Salzach, se trouve au nord-ouest de l’Autriche. Le village, dont la population s’élève à environ 500 habitants, ne figure que sur les cartes les plus détaillées d’Autriche. Salzbourg, la ville de Mozart, est au sud, Linz, à l’est, et Vienne, beaucoup plus à l’est. La grande ville allemande la plus proche est Munich. La ville natale d’Hitler, Braunau, en Autriche, n’est pas loin de St Radegund.

Franz a grandi dans un milieu essentiellement paysan. La ferme des Jägerstätter est située dans une région qui en compte beaucoup. Une région profondément marquée par la religion catholique. L’idée qu’on puisse ne pas être catholique était, aux yeux de l’entourage de Franz, aussi inconcevable que de souhaiter s’installer sur une autre planète – même si le garçon avait un cousin devenu témoin de Jéhovah.

D’après les récits de la vie des saints, on sait que certains ont été pieux de la naissance à la mort. Les histoires que racontent les habitants de la région sur Franz en dressent un tout autre portrait. À l’adolescence, il participait fréquemment à des bagarres. Il aimait toutes les distractions qu’appréciaient ses amis. Comme tous ses voisins, il allait à l’église pour les grandes occasions, mais personne n’aurait prédit qu’il se destinait à être un saint.

En 1930, à l’âge de 23 ans, Franz a travaillé quelque temps dans la ville minière d’Eisenerz, en Autriche. De retour à St Radegund, il a surpris sa famille et ses voisins en arrivant au volant d’une moto qu’il avait achetée avec l’argent gagné à la ville. Personne d’autre, dans la région, n’avait de moto.

En août 1933, Theresa Auer, servante dans une ferme du coin, donnait naissance à une petite fille, Hildegard. Franz était le père de l’enfant. S’il n’y a pas eu de mariage avant la naissance, ni après d’ailleurs, c’est, pense-t-on, parce que la mère de Franz, convaincue que celui-ci n’était pas le père, s’y était opposée farouchement. Le plus frappant néanmoins, c’est que Franz, jusqu’à la fin de sa vie, a non seulement aidé Hildegard financièrement, mais est resté très proche d’elle et lui a souvent rendu visite. Peu de temps avant son mariage avec Franziska Schwaninger, Franz et sa future épouse ont proposé d’adopter Hildegard, mais la mère de l’enfant et sa grand-mère (qui l’élevait) ont refusé.

Selon plusieurs sources convergentes, le changement opéré chez Franz s’explique avant tout par son mariage avec Franziska Schwaninger.

La plupart de ceux qui ont côtoyé Franz estiment qu’il s’agit de l’événement le plus transgressif de sa vie d’adulte. Après son mariage, les voisins parlent de Franz comme d’« un homme changé ».

Franziska Schwaninger – ou Fani –, qui avait six ans de moins que Franz, a grandi dans une ferme du village de Hochburg, à huit kilomètres environ de St Radegund. Elle était issue d’une famille très pratiquante : son père et sa grand-mère étaient tous deux membres de la congrégation des pères marianistes. Sa grand-mère appartenait au Troisième Ordre de Saint-François. Avant de se marier, elle avait envisagé de devenir religieuse.

Fiancés depuis peu, ils se sont mariés le 9 avril 1936. Franz avait près de 29 ans, Franziska avait 23 ans.

Les Jägerstätter ont eu trois filles : Rosalia (Rosi) née en 1937, Maria, en 1938, et Aloisia (Loisi), en 1940.

Ils n’étaient pas coupés des événements se déroulant dans le monde. Franz et Franziska étaient attentifs à ce qui se déroulait à quelques kilomètres de là, en Allemagne, où Hitler était chancelier depuis 1933.

Le 12 mars 1938, la 8ème armée de la Wehrmacht franchit la frontière germano-autrichienne. Assistés par les nazis de la région et soutenus par la grande majorité des Autrichiens, les soldats allemands envahissent l’Autriche, puis Hitler organise un référendum national le 10 avril qui confirme l’annexion du pays. Si rares sont ceux qui osent voter contre une décision déjà imposée par la force, l’annexion (Anschluss) de l’Autriche par l’Allemagne est même entérinée par un scrutin populaire. L’Autriche, qui fait désormais partie intégrante du IIIème Reich, n’est plus un État indépendant. Le pays est rebaptisé province d’Ostmark.

Bien avant l’Anschluss, Franz était antinazi, mais c’est un rêve qu’il fait en janvier 1938 qui exacerbe son aversion pour le régime hitlérien. Ce rêve avait peut-être été suscité par un article de presse où il avait lu quelques jours plus tôt que 150 000 jeunes supplémentaires avaient rejoint les Jeunesses hitlériennes.

Dans son rêve, il avait aperçu un « train magnifique » surgir au détour d’une montagne. La locomotive et les wagons rutilants attiraient particulièrement les enfants qui « se précipitaient vers le train, sans en être empêchés ». Puis, il a entendu une voix lui glisser : « Ce train va en enfer ». Il a réveillé Franziska pour lui raconter son rêve et y a longtemps repensé après. Il a compris que le train symbolisait le régime nazi extrêmement attirant grâce à son sens du spectacle et ses organisations, dont les Jeunesses Hitlériennes étaient l’une des plus importantes et des plus corruptrices.

À St Radegund, tout le monde savait que Franz, contre l’avis de ses voisins, avait voté contre l’Anschluss mais, quand le nouveau régime s’est mis en place à Vienne, le vote de Franz n’a pas été enregistré. Inscrire dans les registres officiels qu’une seule personne avait osé émettre une voix dissonante était considéré comme dangereux pour le village. Après tout, comme Franz en était tristement conscient, même la hiérarchie de l’Église catholique d’Autriche avait soutenu le « oui ». Ensuite, le cardinal Innitzer, plus haut dignitaire de l’Église catholique d’Autriche, a signé une déclaration en faveur de l’Anschluss. Il avait fait précéder sa signature des mots « Heil Hitler ! »

Devenus citoyens allemands, tous les Autrichiens en bonne condition physique étaient soumis à la conscription. Franz a été mobilisé en juin 1940, prêtant son serment militaire à Braunau, ville de naissance d’Hitler, mais quelques jours plus tard, il a pu rejoindre sa ferme, car on avait autant besoin de paysans que de soldats. En octobre, il a été rappelé pour être formé à devenir conducteur d’engins militaires, mais en avril 1941, six mois plus tard, on l’a de nouveau autorisé à rejoindre sa ferme.

Son bref séjour sous les drapeaux lui a permis de prendre conscience qu’il ne lui était pas possible de revenir dans l’armée. S’il était de nouveau mobilisé, il lui faudrait refuser, au péril de sa vie.

Franz parlait volontiers de ses opinions avec quiconque était prêt à l’écouter. Le plus souvent, on lui répétait qu’il avait des responsabilités familiales et qu’il était préférable de risquer d’être tué sur le champ de bataille que d’adopter une prise de position qui le condamnait à mort à coup sûr.

S’il était prêt à faire tout ce qu’il pouvait pour rester en vie pour le bien de ses proches, Franz a souligné qu’au nom de l’instinct de survie il n’était pas acceptable d’assassiner d’autres familles. Il a fait remarquer qu’accepter de servir sous les drapeaux revenait également à abandonner sa famille sans garantie de rentrer en vie.

Surtout, Franz a sollicité les conseils des prêtres. À l’époque, le père Ferdinand Fürthauer était le curé de St Radegund, en remplacement du père Josef Karobath qui, en 1940, avait été emprisonné pour avoir prononcé un sermon antinazi, puis banni du diocèse.

Loin d’encourager Franz, le père Fürthauer – jeune homme qui ne se sentait pas préparé à affronter une telle situation – s’est demandé si refuser de se battre dans l’armée ne revenait pas à commettre le péché mortel de suicide, étant donné qu’il serait très probablement condamné à mort. Quelques années plus tard, le curé écrivit à Franziska : « je voulais lui sauver la vie, mais il ne voulait pas jouer un rôle et rejetait toute forme de duplicité ».

Franz demanda alors conseil à son ancien prêtre, le père Karobath. « On s’est vus à Tittmoning, en Bavière », se souvient Karobath. « Je voulais l’en dissuader [de son refus se battre sous les drapeaux] mais il a vaincu mes arguments, les uns après les autres, en citant l’Évangile ».

Franz a même réussi à rencontrer l’évêque de Linz, Joseph Fliesser. Franziska était dans la salle d’attente voisine. Quand Franz est sorti de son entrevue avec l’évêque, Franziska se souvient qu’il était « très triste et qu’il m’a dit ‚Ils n’osent pas s’engager car ils savent qu’ils risquent leur vie à leur tour’ ». Franz avait le sentiment que l’évêque n’avait pas répondu à ses questions car il était possible qu’à ses yeux, son visiteur soit un espion de la Gestapo.

Après avoir fait ses classes, près de deux ans se sont écoulés avant que Franz ne reçoive un avis de mobilisation.

À cette époque, à chaque fois qu’ils recevaient du courrier, Franz et sa femme étaient terrorisés. Finalement, le 23 février 1943, la lettre fatidique est arrivée. « Cette fois, j’ai signé mon arrêt de mort », remarqua Franz en signant l’avis de réception. Il devait se présenter sur la base militaire d’Enns, près de Linz, deux jours plus tard.

Le même jour, il écrivit au père Karobath qu’il considérait toujours comme son prêtre, même si celui-ci avait été envoyé dans une autre paroisse : « Je dois vous informer que vous risquez de perdre bientôt l’un de vos paroissiens… J’ai reçu aujourd’hui mon avis de mobilisation. Comme personne ne peut me dire comment éviter le danger que mon adhésion au parti nazi ferait peser sur le salut de mon âme,

je ne peux renoncer à ma décision… On ne cesse de me dire que je ne devrais pas faire ce que je fais parce que je risque ma vie, mais je considère que ceux qui se battent sous les drapeaux sont eux-mêmes en danger. Cette séparation sera sans doute douloureuse ».

Ce fut en effet une séparation difficile. À la gare de Tittmoning, Franz et Franziska ne pouvaient pas se quitter jusqu’à ce que le train qui redémarrait ne les oblige à se séparer. Le conducteur était furieux.

Bien qu’il ait pris ce train, Franz avait déjà deux jours de retard par rapport à sa convocation à Enns. Mais, après tout, il n’avait aucune raison de s’y rendre avec ponctualité : dès qu’il allait se retrouver à Enns, Franziska et lui étaient convaincus qu’il serait exécuté dans les jours ou les semaines qui suivaient. Son retard ne risquait pas d’aggraver sa peine.

En arrivant à Enns le lendemain matin du 1er mars, Franz a encore pris le temps d’assister à la messe de l’église de la ville avant de se présenter à la caserne.

Le lendemain, après avoir annoncé son refus de se battre, Franz a été placé en état d’arrestation et conduit à la prison militaire proche de Linz. Il y est resté trois mois. Bien que plusieurs personnes aient

été jugées et condamnées à Linz (un prêtre catholique qui visitait des prisonniers se souvient d’y avoir accompagné 38 hommes à leur exécution), Franz ne figurait pas parmi eux.

Nul mieux que Franziska n’était conscient que l’engagement de Franz avait été soigneusement mûri. Malgré tout, il lui était impossible de ne pas l’encourager de temps en temps à rechercher une autre voie lui permettant de ne pas être en désaccord avec sa conscience et, peut-être, de lui sauver la vie. Elle lui a écrit lors de son séjour à Linz : « On respecte la volonté de Dieu même lorsqu’on ne la comprend pas ». Pourtant, elle reconnaît avoir nourri « le très mince espoir » qu’il « change d’avis… par compassion pour elle ».

« Je suis prêt à avoir la vie sauve mais pas au prix du mensonge », a écrit Franz à sa femme. « À [la caserne de] Enns, on essaie de me piéger avec des questions spécieuses destinées, une fois encore, à m’enrôler dans l’armée. Cela n’a pas été simple de rester fidèle à mes convictions. Et cela risque de devenir plus difficile encore ».

Sans un mot d’avertissement, le 4 mai, Franz a été conduit en train à la prison de Tegel, dans la banlieue de Berlin. Il avait été décidé que l’affaire de Franz était « grave » et nécessitait d’être jugée devant une cour martiale du Reich de la capitale plutôt que dans un tribunal de province. C’est là que Franz a passé les trois derniers mois de sa vie à l’isolement.

Le 6 juillet, un procès expéditif a eu lieu. Franz a été reconnu coupable de « saper le moral des troupes » en « incitant le refus d’exercer son service militaire au sein de l’armée allemande ». C’était un crime passible de la peine capitale. Franz a été condamné à mort. Dès lors, on ne lui a plus retiré ses menottes.

Dans une ultime tentative de lui sauver la vie, son avocat commis d’office, Friedrich Leo Feldmann, a organisé une visite de Franziska et du prêtre de St Radegund, le père Fürthauer, dans l’espoir qu’ils parviennent à lui faire changer d’avis. S’il revenait sur sa prise de position, Feldmann estimait que le tribunal annulerait sa condamnation à mort.

Franz et Franziska se sont vus pour la dernière fois au cours de cette entrevue de 20 minutes. C’était le 9 juillet en présence de gardiens armés. Sans surprise, les visiteurs constatèrent que Franz n’envisageait pas d’alternative honorable sinon que de persister à refuser d’effectuer son service militaire.

De retour à St Radegund, Franziska écrivit au père Karobath pour lui raconter sa visite de Franz à Berlin, notant avec amertume : « Ils [les officiers] auraient facilement pu l’affecter au service médical des armées, mais ils étaient, bien entendu, beaucoup trop orgueilleux car cela aurait pu avoir l’air d’un compromis de leur part ».

Le 14 juillet, la peine de mort de Franz est confirmée par le Tribunal de Guerre du Reich. Le 9 août, Franz est emmené à Brandenburg/Havel où, à environ 16h, il est guillotiné.

Le prêtre qui accompagna Franz à son exécution, le père Albert Jochmann, remplaçant ce jour-là l’aumônier de Brandenburg, raconta plus tard les dernières heures de Franz à une congrégation de nonnes autrichiennes. Au début des années 1960, l’une d’entre elles, Sœur Georgia, apprenant que Gordon Zahn préparait une biographie de Franz Jägerstätter, écrivit à celui-ci pour lui faire part de ce que l’aumônier lui avait raconté. En rendant visite à Franz peu après minuit le 9 août, il remarqua sur une petite table de la cellule de Franz un document qui, s’il l’avait signé, lui aurait permis de quitter la prison et de rejoindre l’armée. Quand le père Jochmann le lui désigna, Franz le repoussa et dit : « Je ne peux pas prêter serment en faveur d’un gouvernement qui mène une guerre inique ».

Sœur Georgia poursuivit : « Par la suite, il a témoigné de l’attitude calme et posée avec laquelle il [Franz Jägerstätter] se dirigeait vers l’échafaud ». Il raconta aux sœurs, elles-mêmes autrichiennes, « Je ne peux que vous féliciter de compter dans vos rangs un compatriote qui a vécu comme un saint et qui est mort en héros. Je peux affirmer que cet homme simple est le seul saint que j’aie jamais rencontré dans ma vie ».

Durant son séjour à Berlin, Franz a été autorisé à écrire une seule lettre à Franziska par mois, en plus d’une quatrième qu’il a rédigée le jour de son exécution. Ces quatre missives témoignent de son calme, de sa détermination et même de son bonheur extraordinaires.

S’il était heureux, c’est notamment grâce au soutien qu’il a trouvé chez l’aumônier catholique Heinrich Kreutzberg. C’était un grand motif de consolation pour Franz d’apprendre de sa bouche qu’un prêtre, le père Franz Reinisch, avait, un an auparavant, été dans la même prison et condamné à mort pour les mêmes raisons.

Après la mort de Franz, le père Kreutzberg écrivit une longue lettre à Franziska où il précisait : « Je n’ai jamais vu un homme aussi heureux en prison que votre mari après que je lui ai parlé brièvement de Franz Reinisch ».

L’ultime lettre de Franz à sa femme a été écrite le matin même de son exécution.

Franz Jägerstätter était un témoin solitaire. Il est mort sans espérer que son sacrifice puisse éveiller la moindre conscience. Il savait que, aux yeux de ses voisins, son refus de servir dans l’armée était incompréhensible – un acte de folie, un péché contre sa famille, contre sa communauté, et même contre son église qui n’avait encouragé personne à refuser de se battre sous les drapeaux.

Franz savait que, au-delà de sa famille et de sa communauté, sa mort passerait entièrement inaperçue et n’aurait aucun impact sur le parti nazi, ou ne précipiterait la fin de la guerre. Il allait rapidement tomber dans l’oubli. Qui se souviendrait du geste antinazi d’un paysans sans éducation – et qui s’y intéresserait ? Il ne serait que l’un des milliers d’hommes et de femmes jugés et exécutés avec une froideur bureaucratique par le régime nazi, puis dont le nom disparaîtrait parmi les archives.

c) Baudouin et Fabiola de Belgique. Une rencontre providentielle [9]

Nous sommes en 1960. À 30 ans, Baudouin, roi des Belges, ne peut cacher sa tristesse, sa solitude, le poids de ses responsabilités. Il confie au Cardinal Suenens, primat de Belgique, avoir passé la nuit en prière devant la grotte de Lourdes, incognito, pour demander à la Vierge Marie de lui trouver la femme de sa vie, celle qui puisse partager sa foi. Le Cardinal lui présente une religieuse charismatique, Veronica O’Brien, qui accepte d’aller en Espagne – pays très catholique –, en « reconnaissance ». Elle est mise en relation avec une certaine Fabiola de Mora y Aragon, et trouve cette infirmière issue des grands d’Espagne pétillante de vie et d’intelligence, bonne, droite.

« C’est elle », se dit-il en la voyant pour la première fois, conviction confirmée par un signe troublant : Veronica reconnaît dans l’appartement de la jeune femme un tableau qu’elle a vu en songe la veille. Fabiola, qui a déjà refusé un mariage avec un diplomate, lui avoue avoir mis sa vie entre les mains de Dieu : « Peut-être que Lui me prépare quelque chose ? » Lors d’une deuxième entrevue, Veronica est obligée de révéler les vraies raisons de sa venue. Fabiola le prend très mal et il faut l’intervention personnelle du nonce pour qu’elle se laisse convaincre de rencontrer le roi.

Une première entrevue a lieu à Bruxelles, dans l’intimité, puis à Lourdes. Baudouin est ébloui, il voit en Fabiola une personne « choisie depuis toujours par la Sainte Vierge ». Elle, pourtant, repousse l’idée, « ne se sentant pas digne d’une mission qui la dépasse », explique le P. Benoît Lobet qui fut le confident de la reine Fabiola à la fin de sa vie. « Mais le roi la trouvant très à son goût, elle s’est laissée persuader. Ils se sont sentis destinés l’un à l’autre par Dieu. Leur union conjugale a aussi été vécue comme une mission de service très particulière, dans une vocation commune consentie au service d’un pays. Le mariage d’État est devenu mariage d’amour. » Pour l’heure, les voilà fiancés à Lourdes, en ce jour de grâce du 8 juillet 1960.

Chaque année, les époux se souviendront de cette rencontre bénie, conduite par la main de Notre-Dame. « Ils se sont sanctifiés en s’obéissant mutuellement », note le P. Lobet. Elle, très joyeuse et démonstrative, a appris de Baudouin la discrétion, et lui, plus réservé, a appris de Fabiola à s’ouvrir, à sourire, à oser. » Le roi, dans ses notes intimes, ne cessera de rendre grâce au Seigneur de lui avoir donné cette « perle précieuse » qu’est Fabiola. Dix ans après la mort de Baudouin, Fabiola lui rendra un hommage digne du Cantique des cantiques évoquant « mon bien-aimé qui reste pour moi un don unique, aujourd’hui, demain et pour l’Éternité ».

d) Frédéric et Amélie Ozanam. Deux cœurs brûlants de charité

Frédéric, pas plus qu’Amélie n’envisageaient de se marier. Mais leur rencontre dépasse le simple mariage de raison. Ils vivent un amour passionné. « Ni moi sans toi, ni toi sans moi », se promettent-ils. Durant leurs sept mois de fiançailles où ils se trouvent séparés – une éternité pour l’époque, en 1840 –, ils s’écrivent énormément, habitude qu’ils garderont toute leur vie.

S’ils avaient eu un portable, ils se seraient ruinés !

« S’ils avaient eu un portable, ils se seraient ruinés ! » a confié leur descendante directe, Raphaëlle Chevallier-Montariol, lors d’un colloque en 2001. « Qu’elle soit bénie pourtant, cette correspondance qui nous a fait connaître l’un à l’autre, écrit Amélie à son bien-aimé (…) Venez sans crainte, je crois par moments que je vous entends arriver et mon cœur bat si fort qu’il semble qu’il va éclater. » Le fondateur de la Société de Saint-Vincent-de-Paul va se transformer au contact de sa femme, trouvant dans le mariage une véritable vocation.

Le 23 de chaque mois, en souvenir de leurs noces, il offre des fleurs à Amélie et l’associe à son œuvre en tout, ne cessant d’écrire « ma femme et moi ». Leur amour mutuel les ouvre à une charité toujours plus large, dépassant le cadre de la famille qu’ils forment avec leur fille unique Marie. Leur foyer rayonne auprès des pauvres.

e) Cyprien et Daphrose Rugamba. La puissance du pardon

Le mariage en 1965 de ce couple rwandais était plus qu’improbable. Cyprien a épousé Daphrose par dépit, alors que l’amour de sa vie, la cousine de Daphrose, a été massacrée. Elle est chrétienne, lui pratique l’animisme et refuse Dieu ostensiblement après avoir quitté le séminaire. Elle est une femme discrète, intérieure, oublieuse d’elle-même, lui est connu dans tout le Rwanda comme poète, compositeur, chorégraphe. Elle reste fidèle, malgré les écarts de son mari. Après quelques années de ce mariage malheureux, Cyprien répudie Daphrose, et la renvoie dans sa famille sous la pression de mauvaises langues l’accusant de pratiques magiques. Il finit par la reprendre avec lui, mais continue de la mépriser.

Cyprien implore humblement le pardon de Daphrose, conscient de tout le mal qu’il lui a fait.

Daphrose endure tout et croit fermement à l’amour de Dieu qui veut « sauver ce qui était perdu ». Très attachée à la Vierge Marie, elle passe ses nuits en prière pour la conversion de son mari. C’est ce qui se produit de façon spectaculaire, au moment où des apparitions mariales ont lieu dans le pays, à Kibeho. Cyprien implore humblement le pardon de Daphrose, conscient de tout le mal qu’il lui a fait, alors qu’elle a continué à lui faire tant de bien. « Je ne demanderai jamais assez pardon, témoignait-il, et dois rattraper le temps perdu. » Elle pardonne tout, et pour le signifier, accueille sa fille hors mariage comme la sienne, en l’élevant avec leurs autres enfants. La vie du couple se transforme, Daphrose et Cyprien deviennent inséparables et leur amour rayonne.

Daphrose et Cyprien deviennent inséparables et leur amour rayonne.

« On les voyait désormais toujours ensemble, avec une réelle complicité », confie Jean-Marie Twambazemungu, un ami proche. « Pour nous qui étions jeunes mariés, poursuit-il, leur exemple a été une école de vie. » Les rugamba s’engagent dans l’évangélisation, dans la formation conjugale, et fondent la première communauté de l’Emmanuel au Rwanda. Touchés par la détresse des enfants des rues, ils créent un centre pour eux.

Cyprien prône et vit la non-violence, alors que le climat social devient délétère. Le soir du 6 avril 1994, veille du génocide, se sachant inquiétés, ils passent une nuit en adoration devant le Saint-Sacrement, chez eux. Au matin, Daphrose et Cyprien ainsi que six de leurs dix enfants sont massacrés. Leur réputation de sainteté a poussé à l’ouverture de leur cause en béatification, en 2015.

e) Félix et Élisabeth Leseur. La prière, ce lien d’amour qui peut tout

Élisabeth et Félix Leseur, issus tous les deux d’un milieu bourgeois, aisé, intellectuel, vivent à Paris les mille feux de la Belle Époque, dans les années 1900. Lui, journaliste, puis assureur, a perdu la foi mais promet à sa femme de respecter la sienne. Elle, rapidement malade au point de ne pouvoir enfanter, est très spirituelle. Ils s’adorent, s’écrivent des mots doux.

Félix est aux petits soins pour cette femme aussi jolie qu’intelligente, mais à la santé fragile, qui n’hésite pas à apprendre le russe pour lire les grands auteurs dans le texte. « Sa tendresse est le plus grand bonheur de ma vie », témoigne Élisabeth, épouse parfaite pour ce « cœur si cher ». Elle suit son mari partout dans ses voyages, jusqu’en Orient.

Mais le tourbillon de leurs réceptions mondaines et l’anticléricalisme ambiant des milieux qu’ils fréquentent les éloignent de la foi. Félix devient athée militant, et fait lire à sa femme le philosophe Ernest Renan, virulent antichrétien. C’est le coup de grâce à l’envers. Élisabeth retrouve le chemin de la foi, sans rien en dire à Félix. La maladie la tenaille, elle offre à Dieu ses innombrables souffrances physiques pour la conversion de Félix, avec la certitude intérieure qu’il reviendra à Dieu. En dépit de sa santé, elle aura à cœur de rester une femme élégante, vive et aimante jusqu’à sa mort, à 48 ans.

Félix est inconsolable. Il tombe sur le journal intime de sa femme, et comprend que toutes ses souffrances offertes pour sa conversion et son immense amour pour lui ne peuvent venir que de Dieu. Il se convertit, vend tous ses biens et entre chez les dominicains. « Tu te convertiras et deviendras le P. Leseur », avait prédit Élisabeth. Pour Bernadette Chovelon, la biographe du couple, « dès le début de son mariage, Élisabeth a été persuadée que l’athéisme militant de son mari retomberait sur lui en pluie de grâces ». Mais encore fallait-il laisser à Dieu le temps de sa grâce… Félix passera le reste de sa vie à faire connaître la vie et les écrits de sa femme, jusqu’à faire ouvrir son procès en béatification.

4) Comment ?

J’avais le choix entre un plan historique (raconter des exemples édifiants les uns après les autres) et un plan thématique. Chacun a ses avantages et ses inconvénients. J’ai finalement opté pour le plan thématique ; mais celui-ci intègrera de multiples exemples et anecdotes.

Pour les thèmes, la matière était très abondante ; j’ai alors décidé de prendre quelques points communs qui m’ont sauté aux yeux. Tout autre lecteur aurait opéré un autre choix. En l’occurrence, quatre thèmes se sont imposés à moi, qui ont constitué la trame de fond et donnent le plan des quatre chapitres :

 

  1. L’amour entre les époux (chap. 1).
  2. L’amour des époux pour Dieu (chap. 2).
  3. La compassion pour les plus déshérités (chap. 3).
  4. L’amour à travers les épreuves (chap. 4).

 

C’est une fois arrivé au terme que je me suis rendu compte que j’ai surtout insisté sur deux points : les couples (plus que les familles) ; l’amour entre les époux (plus que les autres actes ou attitudes). Mais il s’avère que l’amour conjugal est la source de l’amour parental, et la sainteté s’identifie à l’amour dans son achèvement.

Pascal Ide

[1] Raoul Follereau, Le livre d’amour, Paris, Association française des fondations Raoul Follereau, 1972, p. 9.

[2] Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, p. 28.

[3] Cette intervention a été donnée dans deux cadres : Mardi théologique, Saint François-Xavier, salle Saint François-Xavier, 4 février 2020, 15h et 20h 30 ; Amour et Vérité. Rencontre des responsables régionaux, Domus, 15 mars 2020. D’où le style parlé.

[4] Pour une liste de couples modernes, cf., par exemple, l’entrée de Wikipedia de langue anglaise : « List of venerated couple ».

[5] Cf. Amaury Guillem, Cyprien et Daphrose Rugamba, Paris, L’Emmanuel, 2019. Pour l’instant, l’ouvrage n’est pas publié, à cause du refus opposé par l’un des enfants. Je citerai les épreuves.

[6] Amaury Guillem, Cyprien et Daphrose Rugamba, p. 245.

[7] Cette biographie est empruntée à l’encyclopédie Wikipédia.

[8] Jim Forest, « Introduction », Franz Jägerstätter: Letters and Writings from Prison, Erna Putz éd., Maryknoll (New York), Orbis Books, 2009.

[9] Les quatre dernières biographies sont dues à Raphaëlle Simon, « Couples de feu et de foi », Le Pèlerin, 7107 (14 février 2019). Aussi publié sur le site, consulté le 27 janvier 2020 : https://www.lepelerin.com/archives/archives-a-la-une/a-la-une/couples-de-feu-et-de-foi/

12.2.2020
 

Les commentaires sont fermés.