La liberté à la lumière du don. Une lecture de la parabole de l’enfant prodigue

« Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : ‘Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir’. Et le père leur partagea son bien. Peu de jours après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu’il eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service d’un des habitants du pays, qui l’envoya dans ses champs garder les pourceaux. Il aurait bien voulu se rassasier des carouges que mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. Etant rentré en lui-même, il se dit : ‘Combien de mercenaires chez mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ; traite-moi comme l’un de tes mercenaires’. Et il se leva, et alla vers son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion, il courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit : ‘Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils…’ Mais le père dit à ses serviteurs : ‘Apportez vite la plus belle robe, et l’en revêtez ; mettez-lui un anneau au doigt, et des souliers aux pieds. Amenez le veau gras, et tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé’. Et ils commencèrent à se réjouir. Or, le fils aîné était dans les champs. Lorsqu’il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et les danses. Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que c’était. Ce serviteur lui dit : ‘Ton frère est de retour, et, parce qu’il l’a retrouvé en bonne santé, ton père a tué le veau gras’. Il se mit en colère, et ne voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria d’entrer. Mais il répondit à son père : ‘Voici, il y a tant d’années que je te sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des prostituées, c’est pour lui que tu as tué le veau gras !’ Mais le père lui dit : ‘Mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à toi ; mais il fallait bien festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et qu’il est revenu à la vie, parce qu’il était perdu et qu’il est retrouvé’ ». (Lc 15,11-32. Trad. liturgique)

1) Quatre formules pour trois personnages

La parabole dite de l’enfant prodigue – qu’il vaudrait mieux appeler la parabole des deux, voire des trois fils, le fils cadet se dédoublant du fait de sa transformation – doit d’abord être interprétée en son sens spirituel comme un enseignement sur la création divine, la décréation pécheresse et la recréation miséricordieuse. Elle n’en est pas moins riche, en son sens littéral, d’un contenu métaphysique inépuisable sur la liberté relue comme un don : celle que le père possède tout en le donnant, celle que le fils cadet en partance croit acquérir, celle que le fils aîné ignore avoir, celle que le père donne effectivement au fils cadet une fois revenu. Quatre expressions récapitulent comment les divers protagonistes se comprennent et évoluent (ou non).

« Je suis ». C’est la parole du père. Il est parce qu’il est stable, parce qu’il habite dans ce que l’on appelle si bien la demeure. « Je suis », parce que le père de la parabole est l’image de Dieu qui, dans le Buisson ardent, s’est révélé comme « celui qui est » : « Je suis qui je suis » (Ex 3,14). Or, ce « je suis » doit s’entendre dynamiquement : « ‘Dieu est’ veut dire : ‘Dieu aime’ », observe le grand théologien réformé Karl Barth [1]. De même que la maison du père est ouverte (on peut en sortir, on peut y rentrer), de même le cœur du père est-il apérité jamais démentie. N’affirme-t-il pas à son aîné sa générosité sans limite : « Tout le mien est [estin] tien » (Lc 15,31). Autrement dit, le « à moi » est aussi « pour toi ». C’est d’ailleurs parce qu’il est à moi, donc m’est propre, que je peux en disposer, et te le commun-iquer, le rendre commun, afin qu’il te devienne propre. « Je suis » signifie donc « Je donne ». Mais il faut dire encore plus. Le bien du père est donné entièrement : « Tout ce qui est mien est tien » Surtout, un mot, difficile à traduire et de fait, absent de toutes les traductions, montre que l’héritage n’est pas seulement un bien extérieur au père, mais une réalité intime. Il est dit que, lorsque le fils cadet exige sa part, le père « partagea à eux sa vie [ton bion] » (v. 12) : c’est son propre être qu’il donne. Voilà pourquoi, aussitôt requis, le père a partagé son héritage sans retard et sans reproche. Entièrement livré en ses biens qui le symbolisent, le père est donc entièrement livré en sa personne. Autrement dit, le « Je suis » signifie non seulement « Je donne ce que j’ai », mais « Je donne ce que je suis », tout autant que « Je suis celui qui se donne », Celui dont tout l’être est de donner et de se donner. A minima ou plus précisément, par participation, tout donateur – et particulièrement tout père – prononce ces paroles et les transforme en action.

« J’ai ». C’est la parole du fils prodigue, c’est-à-dire du fils cadet lorsqu’il quitte la maison paternelle et familiale. Son désir n’est pas seulement de posséder légitimement – hors le moment, on va le dire – son propre bien (« j’ai »), mais de le posséder hors de la source paternelle, donc coupé de son « je suis », de son être de fils. Il ne reçoit pas, il prend ; plus, il arrache. D’ailleurs, demander un héritage avant la mort du testataire, c’est symboliquement le tuer. S’il ne se le formule pas sur le coup, le cadet le sait au fond de lui-même – ce fond (« rentrant en lui-même [éis éauton elthôn] » : Lc 15,17) où seule l’épreuve dramatique de la misère le fait descendre et où il prend conscience que, depuis cette demande, non seulement il ne se comporte plus en rien comme un fils, donc comme quelqu’un qui a reçu, mais qu’il n’est plus fils (en tuant le père, il a tué son être filial) : « Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ». Le père lui-même le confirmera en une phrase si importante qu’il la redira à son aîné : « Mon fils qui était mort… ». Mais il ajoutera aussitôt la seule parole qui ne redouble pas la mort voulue par le cadet de la condamnation désespérante du père : « … est revenu à la vie ». Or, divisé du « je suis », le « j’ai » s’épuise et finit par devenir un « Je n’ai pas » ou plutôt un « Je n’ai plus ».

« Je n’ai pas ce que je suis ». C’est la parole du fils aîné. En effet, il est demeuré fils (« je suis »), au moins en apparence, puisqu’il est dans la maison du père et qu’il ne cesse de bénéficier, chaque jour, des multiples richesses de cette maison, dont la première est la présence du père. La formule saisissante : « Tout le mien est tien » n’est-elle pas précédée par : « Tu es toujours avec moi » ? Toutefois, il ignore coupablement que le propre du fils est de disposer totalement des biens du père – d’autant que, depuis que le fils cadet est parti, le père a divisé l’héritage en deux, par conséquent, donné l’autre moitié au fils aîné – ; plus encore, il méconnaît, là encore non sans faute, la générosité sans borne du père. Ainsi ce qu’il est, l’aîné ne l’a pas. Autrement dit, il ne possède pas ce qu’il a reçu, et, ultimement, ce qu’il est : « Je n’ai pas ce que je suis », je ne suis pas entré en possession de toutes les richesses qui sont déposées hors de moi et en moi. Certes, il a conscience de ces biens qui sont ses biens et il a pleine liberté d’en user (sans ces deux conditions, il serait serviteur et non pas fils), mais pourtant, mystérieusement, il n’en dispose pas.

« J’ai ce que je suis ». C’est la parole finale du fils cadet revenu dans la maison du père. En effet, le père lui offre aussitôt non seulement des habits et des sandales, non seulement « la plus belle robe », mais l’anneau qui, à l’époque, permet de sceller les actes d’engagement, donc lui donne de nouveau accès à la totalité de ses biens. Et comme ces dons médiatisent le donateur, le père se présente comme celui qui se donne aussitôt, totalement et en personne. Le fils revenu à la vie éprouve donc derechef en actes ce qu’il a déjà expérimenté lorsque son père lui a donné sa part d’héritage et qu’il exprime maintenant en paroles à son frère : « Tout ce qui est mien est tien ». Mais cet avoir est désormais stable et joyeux, car il est abouché à la source de la « miséricorde inépuisable » qui donne sans mesure. La fête du retour n’a plus le goût de cendre de ces carnavals où le cadet s’excitait, s’étourdissait et s’épuisait en puisant dans ses ressources. Elle a la saveur inestimable du festin nuptial où toute relation devient communion et toute dénivellation se convertit en réciprocité, où le temps s’arrête pour prophétiser l’éternité, où les rires effacent les tensions et amorcent la réconciliation, où la circulation des nourritures délicieuses et des vins capiteux désinhibe les timidités et décloisonne les frontières, où la chaste danse rapproche les corps et fait se toucher les personnes, où la félicité de ceux qui sont fêtés devient sans jalousie le bonheur de ceux qui les fêtent. De tous les films, voire de tous les récits, Le festin de Babette est peut-être celui qui a su le mieux faire pressentir l’essence de la fête, jusque dans son titre heureusement ambivalent.

2) « J’ai ce que je suis »

Attardons-nous sur cette formule qui, de prime abord, étonne. Depuis que le philosophe français Gabriel Marcel a opposé avoir et être [2], l’on a tendance à dévaloriser l’avoir au profit de l’être. De fait, il y a un avoir qui exclut l’être, un avoir qui est possession avide des choses, voire des personnes. Mais avoir, c’est-à-dire posséder, présente aussi deux significations positives. D’abord, avoir signifie « recevoir ». La créature ne s’identifie pas à l’être : seul Dieu est « celui qui est » (cf. Ex 3,14) ; moi j’ai reçu l’être, autrement dit je l’ai. Donc, l’avoir me signifie que je suis une créature qui ne me donne pas l’être. Ensuite, avoir signifie « posséder ». Mais il y a une possession qui est une auto-possession, une appropriation personnelle. Je n’ai aucune conscience de ce que je suis, par exemple de mes talents, du bonheur de vivre, etc., tant que je ne sais pas que je les ai [3]. Alors, loin d’exclure l’être, l’avoir l’enrichit : il dit que cet être s’enracine dans une origine (l’être que je suis, je l’ai, c’est-à-dire je l’ai reçu), il dit que cet être attend d’être possédé, habité (qui, justement, a pour étymologie, « avoir »).

Avant d’approfondir ce que signifie la formule « J’ai ce que je suis », tirons-en déjà quelques conséquences concrètes. Posons-nous quelques questions :

– Tel le fils cadet, est-ce que j’ai recroquevillé mes doigts sur le don et oublié le donateur ? Ai-je gaspillé tel talent, le temps offert à profusion, ignoré le don que sont les personnes de mon entourage ?

– Inversement, est-ce que, tel le fils aîné, je ne suis au fond pas intimement convaincu que Dieu m’a totalement donné ce que j’ai reçu ? Une partie de moi ne pense-t-elle pas : Dieu m’a seulement prêté mon être ? Est-ce que, ne serait-ce qu’une partie de mon être doute d’être totalement propriétaire de mon être ?

– Est-ce que je me vis comme possesseur de mes dons, comme propriétaire de mon être ? Est-ce que je me sens avec moi chez moi ?

– Est-ce que la formule : « Je suis le propriétaire de mon être » fait lever en moi des résistances ou des craintes (crainte d’être orgueilleux ? crainte d’abuser des dons de Dieu ?)

– Est-ce que la profondeur abyssale de ma responsabilité me donne parfois le vertige ?

– Est-ce que je me sens seul sans pour autant être solitaire ni esseulé ? Est-ce que je me sens habituellement bien en étant avec moi-même ?

3) L’auto-possession

L’homme a ce qu’il est. « Avoir » signifie ici la possession autant que la réception. Ayant longuement analysé en première partie la réception et le défaut de celle-ci chez l’homo consumericus, penchons-nous maintenant sur la possession. L’homme se possède, autrement dit il est propriétaire de lui-même. Autrement dit encore, avec les mots de Gœthe, l’homme est le seigneur de lui-même.

De telles formulations éveillent des doutes, voire de grandes résistances : ne risquent-elles pas de nourrir notre orgueil ? Ne conduisent-elles pas à une auto-affirmation de l’homme contre Dieu ? N’ôtent-elles pas à Dieu ce qu’elles donnent à l’homme ?

Convoquons une autorité peu discutable : Karol Wojtyla. Dans Personne et acte, son ouvrage majeur, qui est un écrit de pure philosophie, l’archevêque de Cracovie parle d’« autopossession » ou d’« autopropriété », ne consacrant pas moins d’un chapitre à ce sujet. Il affirme : « L’autopossession » est une « propriété structurelle spécifique de la personne [4] ». Résumons un développement un peu technique.

Le futur Jean-Paul II se demande : quel est le contenu de l’expérience qui s’exprime dans la formule : « Je veux » ? La volonté s’éprouve comme un sujet qui décide, comme sujet de l’action : elle se porte intentionnellement vers un objet ou une valeur donnée. Voilà ce que signifie l’autodétermination. Mais, de plus, « la personne, ce ‘Je’ agissant, éprouve […] qu’elle devient, par suite de l’autodétermination, quelqu’un et, en même temps, tel ou tel (bon ou mauvais) [5] ». Dit autrement, la personne n’est pas seulement tournée vers des objets, mais aussi vers elle. Le sujet se prend comme objet. Plus encore, ce mouvement est nécessaire et même présupposé : si la personne ne voulait son propre bien et sa propre perfection (de manière non intentionnelle et non égoïste), elle ne pourrait pas se tourner vers les biens qui lui sont extérieurs. L’autodétermination présuppose donc l’autopossession. La personne qui est sujet de l’action car elle en est la cause efficiente [6], en est aussi l’objet, car elle en bénéficie et y trouve son achèvement [7].

Autrement dit, Karol Wojtyla distingue deux dynamismes en toute personne : l’autodétermination, qui la tourne vers l’extérieur, vers les différentes réalités qui l’entourent ; l’autopossession, qui la tourne vers la profondeur de son intimité. Mais je ne peux me déterminer librement que si d’abord je me possède. Concrètement, si j’ignore quelles sont mes compétences, mes ressources, mais aussi mes limites, mon action est vouée à l’échec ou demeurera en deçà de la réussite que l’on est en droit d’attendre. « Avoir ce que l’on est », c’est donc J’ai ce que je suis, si je me possède, si je suis donné à moi.

Inversement, le manque d’autopossession peut conduire à une désintégra­tion psychique, donc à des pathologies mentales. Par « désintégration, au sens fondamental de ce terme, ex­plique toujours le cardinal slave, nous comprenons ce qui, dans la struc­ture d’autopossession et d’automaîtrise propres à la personne, appa­raît comme un défaut ou une défaillance de cette structure ». Précisons : « La per­sonne désin­té­grée se révèle avant tout comme un ‘Je’ non soumis ou ‘non possédable’ (il faut excuser ici la mal­adresse de pareilles ex­pressions), et non comme une sim­ple néanti­sation ou limi­tation du ‘Je’ transcendant [8] ».

4) « Seuls les fils sont libres »

Revenons à l’objection qui ouvrait ce chapitre et sous-tend toute la réflexion de cette deuxième partie : n’y a-t-il pas une contradiction à affirmer à la fois notre indépendance et notre dépendance ? L’on peut multiplier toutes les distinctions que l’on veut – par exemple, entre autonomie et indépendance –, il demeure qu’être libre, c’est être cause de soi, donc ne pas dépendre d’une cause étrangère. Concrètement, le père ne manipule-t-il pas secrètement ses fils en leur assurant que tous ses biens sont leurs… à condition qu’ils restent à la maison ? De fait, la formule saisissante : « Tout le mien est tien » n’est-elle pas précédée par : « Tu es toujours avec moi » ? Si dorée (riche en biens) soit la prison, elle demeure prison. Telle est la morale de la fable Le loup et le chien : « Vous ne courez donc pas / Où vous voulez [9] ? ». D’ailleurs, tel le chien, n’est-ce pas pour des questions de nourriture (« de tous vos repas, je ne veux en aucune sorte ») que le fils cadet aliène le « trésor » de sa liberté en retournant dans la maison du père ?

La parabole de l’enfant prodigue répond à cette objection : le père a non seulement donné la part d’héritage au fils qui la réclamait, mais tout semble dire qu’il l’a fait aussitôt. Le don du père est sans retour (il ne demande rien en échange), sans restriction (il donne tout son bien et sa « vie ») et sans retard (sans ces secrets chantages sur les héritages conditionnels que sont les « Plus tard, je te donnerai »). En outre, le texte souligne bien que le fils cadet est responsable et seul responsable de son « indigence » : il est parti dans « un pays lointain », ce même éloignement dont le chapitre précédent a montré qu’il permettait aux serviteurs de gérer librement ce qui leur était donné ; avant même que ne survienne cette famine, c’est encore le fils qui a « dépensé », et dépensé « tout » son bien, sans rien mettre de côté ; enfin, c’est lui qui a décidé de s’embaucher chez l’habitant du pays et donc de revenir chez son père, avant que sa pauvreté ne se transforme en une misère sans nom (le célèbre tableau de Rembrandt le montre en bagnard !).

Reprenons notre typologie et approfondissons-la dans la perspective de l’objection, c’est-à-dire de la liberté prétendue du fils, comme de la libération prétendue usurpée du père.

« Je suis » signifie non seulement « Je donne ce que j’ai » – et, à travers mon avoir, « je donne ce que je suis » –, mais « Je le donne librement ». Le père est souverainement libre. Lorsque son fils lui demande sa part d’héritage, il ajoute : « qui doit me revenir » : ce droit ne peut s’appliquer qu’après la mort de son père. Pourtant, celui-ci consent à le lui donner tout de suite. Cette gratuité apparaît encore plus grande lorsque, dès le retour du fils prodigue, le père remet aussitôt à sa disposition tout le bien qui lui reste.

Qu’en est-il des fils ? Sont-ils libres ? Saint Paul propose une opposition à la fois surprenante et éclairante. À deux reprises, il oppose explicitement le fils et l’esclave : « Vous n’avez pas reçu un esprit d’esclavage, au contraire vous avez reçu un Esprit d’adoption par qui nous crions : Abba ou Père » (Rm 8,15). « Aussi n’es-tu plus esclave mais fils ; fils, donc héritier par Dieu » (Ga 4,7). Cette opposition étonne, car l’esclave s’oppose à l’homme libre et le fils (celui qui reçoit la vie) au père (celui qui donne la vie). C’est donc qu’il existe non pas une, mais deux formes de liberté : celle du père et celle du fils. Si le fils n’est pas l’origine du bien, en revanche, il le reçoit réellement et en dispose totalement. Sa liberté consiste donc à consentir au don, c’est-à-dire à prendre conscience qu’il a ce qu’il est.

Une autre parole de Jésus peut éclairer notre propos. Elle est aussi inattendue que la première. Les collecteurs de la redevance du temple réclame celle-ci à Jésus et ses Apôtres. Comme le temple est le lieu où le culte est rendu à Dieu, Jésus demande à Pierre : « Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils taxes ou impôts ? De leurs fils ou des étrangers ? ». De la réponse évidente : « Des étrangers », Jésus déduit : « Les fils sont libres [éleuthéroi] » (Mt 17,25-26). Mettant en crise l’opposition moderne que Hannah Arendt résumait dans ce diagnostic puissant : le moderne vit dans un ressentiment à être né [10], la Bible lie donc définitivement la liberté et la filiation.

5) Des fils qui se comportent en esclaves

 

J’ai accompagné Raphaëlle [11] pendant huit ans. Cette dynamique mère de trois enfants est engagée dans la paroisse et travaille aussi à mi-temps. Au début de l’accompagnement, elle présente une nette tendance spiritualisante. Par ailleurs, elle s’agace souvent contre son entourage, époux, enfants, collègues, se culpabilisant de ses colères tout en les justifiant secrètement. Enfin, elle fait le tri entre mes conseils, acceptant ceux qui sont spirituels, mais trouvant les autres trop humains. Résultat : les « progrès » n’étaient patents sur aucun plan. Face à ce surplace, je mets les choses à plat dans le bilan annuel que je propose habituellement à mes accompagnés. Partant de quelques exemples concrets, je montre à Raphaëlle qu’elle ne met pas en pratique les orientations que je lui propose : cet accompagnement ne lui est d’aucun profit ; plus encore, en faisant le tri, elle se prend comme unique mesure de son cheminement. La jeune femme tombe des nues : venant régulièrement aux rendez-vous, elle s’imaginait obéissante. Secouée par ma proposition de tout abandonner, elle prend alors une vive conscience qu’elle préfère demeurer dans une attitude victimaire vis-à-vis de son entourage proche, et donc accusatrice, plutôt que de partir d’elle-même et changer en profondeur avec la grâce de Dieu et sa volonté. À partir de ce moment-là, débuta un authentique chemin de conversion. Elle-même se rendit vite compte des fruits de paix qu’il portait, en elle et autour d’elle. Mais, après quelques années de réelle métamorphose, elle régresse pendant quelques mois, accusant de nouveau son alentour, retrouvant sa tendance à dramatiser et à spiritualiser. À la même époque, j’apprends que je pars pour une mission de plusieurs années, à Rome, ce qui me désole pour cet accompagnement. Arrive l’avant-dernier rendez-vous où je dois annoncer à Raphaëlle qu’il va falloir stopper l’accompagnement. Je suis déchiré de la voir si mal et de l’abandonner au moment où elle a le plus besoin d’être soutenue. Or, contre toute-attente, elle arrive, rayonnante : « Mon père, ce dernier mois, je ne sais pas pourquoi, l’idée m’a prise de relire une bonne partie des notes que je prends pendant les accompagnements. J’ai compris que, si j’allais si mal ces derniers temps, c’est que je retombais dans mes vieux travers, ceux que je croyais définitivement dépassés et dont, après le coup de tonnerre (vous vous souvenez, quand vous m’avez dit que cet accompagnement devait cesser ?), j’avais pris une si vive conscience. Alors, je me suis fait des fiches et j’ai rédigé tous les conseils que vous me prodiguez depuis si longtemps. Ils couvrent la plupart des situations auxquelles je me trouve confrontée, même si tout n’est pas prévisible, bien sûr. J’en profite pour vous dire un immense merci. Je suis émerveillée de voir combien j’ai déjà la réponse à ces questions que je croyais nouvelles ! Vous m’avez enseigné le chemin de la vraie liberté ! » C’était moi qui étais émerveillé de ce retournement et ému de cette gratitude. Puis arriva le moment, vers la fin de l’entretien, de lui annoncer que nous ne pourrions plus nous voir qu’une fois, car je devais quitter Paris. Elle m’écouta avec grande attention, comme sidérée. Des larmes perlent à ses yeux. Tout en m’offrant son plus beau sourire, Raphaëlle murmure lentement : « Mon père, sachez que, pendant toutes ces années, vous m’avez enfantée ! ». Et elle ajoute aussitôt, avec son entrain habituel : « Bon, j’espère quand même que vous aurez un peu de temps pour voir vos enfants spirituels quand ils passent à Rome ! » Elle reprend le même verbe « enfanter » dans un mail envoyé le lendemain, montrant ainsi que, même s’il avait jailli spontanément, il exprimait exactement ce qu’elle éprouvait.

 

Lors de nos premières rencontres, Raphaëlle désirait assurément vivre cet accompagnement dans une attitude de filiation spirituelle. Toutefois, à son insu, elle se défendait et demeurait dans une attitude servile vis-à-vis de ses schémas : un père spirituel ne donne que des conseils spirituels. Elle savait mieux que moi qui je devais être et ce que je devais lui apporter. Tout cela, je le répète, était inconscient. Raphaëlle se trouvait donc dans la posture du fils aîné. La crise a permis de démasquer cette attitude d’esclave à une époque où le lien d’accompagnement était suffisamment prolongé, sécurisé, pour qu’elle sache qu’elle pouvait compter sur ma fidélité, ma confiance en elle et mon souci de sa personne. Alors, Raphaëlle est passée de l’état de servitude à celui de fille de Dieu. Certes, elle connut après une période de régression apparente que, tôt ou tard, chacun traverse et qui s’avère, a posteriori, conduire à de féconds appauvrissements. Surtout, avec sa délicatesse merveilleuse, le Bon Dieu permit que, le jour même où, inquiet, je dus lui annoncer mon départ, Raphaëlle témoignât de la sortie de cette nouvelle crise, exprimât toute sa gratitude pour tout ce qu’elle avait reçu et, enfin, nommât ce lien de filiation qui l’avait conduite à une véritable liberté intérieure. Sans le savoir, elle joignait ce que ce chapitre cherche à rapprocher en affirmant d’une part « J’ai appris le chemin de la vraie liberté » et d’autre part « vous m’avez enfantée ! ». Oui, « seuls les fils sont libres ».

 

Revenons à la parabole du fils cadet et du fils aîné. Bien que fils, ils se comportent comme des esclaves, mais ils l’ignorent, au moins pendant un temps pour le premier d’entre eux.

Au point de départ, le fils cadet se croit libre puisqu’il a reçu tous les biens que le père a mis à sa disposition. De fait, pendant un temps, il en jouit en toute liberté. Mais, une fois perdus, il perd sa liberté. De fait, lui-même s’aliène en acceptant de travailler aux tâches les plus viles (le cochon est l’animal impur par excellence dans la religion juive) et de ne même pas avoir de quoi subvenir au besoin le plus fondamental, se nourrir. De libre, il est donc devenu esclave. Mais, en « rentrant en lui-même », il prendra conscience qu’il n’est devenu esclave objectivement, institutionnellement, que parce qu’il l’est d’abord devenu subjectivement, intérieurement, en « vivant dans le désordre » et en dilapidant son avoir : esclave de ses passions, il a abdiqué la raison qui lui conseillait, en prudence, de mettre de côté.

Plus subtile et plus profonde est l’illusion du fils aîné. Demeurant chez son père, il est réellement libre de disposer de ses biens. Il n’a pas eu besoin d’attendre la parole de son père : « Tout le mien est tien » pour le : il lui a suffi de voir son père diviser son bien en deux et donc lui remettre, à lui aussi, sa part d’héritage. Mais, comme le fils cadet, il a oublié ce don. Il ignore tout ce qu’il possède parce qu’il ignore que son père lui a tout donné et ne cesse de tout lui donner. Le fils aîné ne vit pas les choses comme étant à lui. Il ne suffit pas de dire : « Je suis (sous-entendu : fils, et non pas salarié) », ni « J’ai (sous-entendu : tout reçu) » ; il faut conjuguer les deux affirmations, soit : « J’ai ce que je suis ». Or, l’esclave se définit précisément ainsi : celui qui ne possède rien, celui qui n’a pas ce qu’il est. Extérieurement fils, l’aîné est donc intérieurement esclave. Tout est là à portée de mains : les biens et l’autorisation du père. Mais il vit comme un esclave près de ces biens qu’il croit indisponibles.

Pourquoi ? Les deux fils sont symboliquement parricides. Le fils cadet tue le père en s’en éloignant physiquement et intérieurement : en l’oubliant et, plus profondément, en le réduisant à son avoir, en réduisant toute relation à l’utilité et en dynamitant la communion. Mais le fils aîné tue le père encore plus radicalement en vivant au quotidien une image faussée de lui : en le croyant avare de ses biens, donc en niant son être essentiellement généreux, il voit le père comme un tyran : il ne peut donc qu’en devenir l’esclave. Sa détresse est profonde que celle de son frère, parce qu’il a dévasté la ressource intérieure qui lui permettrait de se tourner vers son père. Dans sa misère, le fils cadet garde un souvenir exact de la bonté de son père : jamais celui-ci ne réduirait ainsi un employé à la famine. En revanche, le fils aîné s’est construit une représentation, dénuée de tout fondement, qui lui interdit de reconnaître quelle richesse lui est offerte à chaque instant. Les éloignements intérieurs sont infiniment plus grands que les séparations physiques. L’athée vide le ciel cosmique parce que d’abord il a défiguré son ciel intérieur.

Il y a donc deux formes d’esclavage : celle du fils cadet avant son retour, celle du fils aîné avant et après le retour de son frère. La servitude du fils cadet est celle du gaspilleur. Elle ressemble fort à l’homme de la consommation. Mais le fils aîné vit une autre sorte de gaspillage intérieur : il ne peut jouir de la communion avec le père. Le fils cadet est esclave de ses passions et le fils aîné de sa conception erronée de la loi, elle-même héritée d’une image déformée du père [12].

Il y a donc aussi deux formes de dépendance : celle de l’esclave et celle du fils. La première aliène, la seconde libère. Oui, nous sommes véritablement libres et autonomes : comme des fils, pas comme des pères. Désormais nous sommes à même de comprendre que nous sommes tout à la fois pleinement nous-mêmes et pleinement dépendants de notre Source. Voilà pourquoi, ainsi que l’a montré un philosophe contemporain dans un essai insuffisamment remarqué en France, Dieu rend possible jusqu’à l’athéisme [13].

Pascal Ide

[1] Karl Barth, Dogmatique. II. La doctrine de Dieu. 1/2, trad. Fernand Ryser, Genève, Labor et Fides, 1957, p. 30.

[2] Cf. Gabriel Marcel, Être et avoir (1918-1933), Paris, Aubier, 1935.

[3] Cela se vérifie même des Personnes divines : ce que le Fils est, il l’a du Père et ce que l’Esprit est, il l’a du Fils (cf. Jn 16,14-16).

[4] Karol Wojtyla, Personne et acte, texte définitif établi par Anna-Teresa Tymieniecka, trad. Gwendoline Jarczyk, Paris, Le Centurion, 1983, p. 128.

[5] Ibid., p. 135.

[6] Cf. chap. 3.

[7] Cf. chap. 4.

[8] Ibid., p. 220 et 221.

[9] Jean de La Fontaine, Fables, L. I, 5.

[10] Précisément : l’homme moderne nourrit un ressentiment contre « le fait qu’il n’est pas le créateur de l’univers, ni de lui-même ». En regard, la juste attitude serait « une gratitude fondamentale pour les quelques choses élémentaires qui nous sont invariablement données, comme la vie elle-même, l’existence de l’homme et du monde » (Hannah Arendt, The Burden of our Time, London, Secker and Warburg, 1951, p. 386).

[11] Nom et exemple ont été maquillés.

[12] Ces deux esclavages correspondent à ce que Freud appelle le « ça » et le « surmoi » (que j’ai proposé d’appeler la sous-conscience morale : Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, chap. 3) ou ce que le psychanalyste Antoine Vergote analyse comme pathologie du désir et pathologie de la dette en perspective chrétienne dans Dette et désir. Deux axes chrétiens et la dérive pathologique, Paris, Le Seuil, 1978

[13] Sur cette interprétation, cf. l’ouvrage décisif de Ferdinand Ulrich, Gabe und Vergebung. Ein Beitzag zur biblischen Ontologie, Einsiedeln, Johannes, 2006. Cf. Stefan Oster, « L’amour de Dieu et la vérité cachée de l’athéisme », trad Françoise Brague, Communio (F), 30 (2005) n° 5-6, p. 89-98.

5.12.2019
 

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