Lord Robert Stephenson Smyth Baden-Powell of Gilwell (1857-1941) est le fondateur de la pédagogie scoute dont le succès fut immédiat et universel [1]. Nous émettons l’hypothèse que cette réussite est due à ce que cette vision éducatrice est notamment fondée sur l’anthropologique ternaire du don.
1) Difficulté
Cette réflexion étonne. On a en général le souvenir que le scoutisme insiste avant tout sur la générosité, autrement dit le don 3 (le don de soi). Un bon scout est « toujous prêt » ; prêt à quoi ? Voyez l’index et le majeur tendus s’écarter : servir. Or, le service désintéressé est la forme par excellence du don 3. De fait, tout le contenu de la prière scoute ne fait mention que du don de soi et de son désintéressement. Dans la préface de la 14ème édition anglaise, Lord Baden-Powell, écrivait : « Le but de l’éducation scoute, c’est de remplacer les préoccupations du moi par celle du service [2] ».
Certains, allant plus loin, parleront de l’éducation à la liberté, à l’autonomie, donc au don 2.
Mais il ne faudrait pas oublier la première intuition du fondateur : la réceptivité, l’ouverture, non seulement à la nature mais à l’autre, autrement dit au don 1.
2) Le don 1 ou don originaire
La relation au réel est, pour Lord Baden-Powell de contemplation ou du moins d’observation avant d’être active, de transformation. Contrairement à une idée reçue, le propre d’un bon scout n’est pas d’abord d’être débrouillard, adaptatif, mais d’être un véritable lecteur de la nature et des multiples traces par lesquelles elle nous parle silencieusement, elle nous fait signe. De l’Éclaireur, il dit qu’« il faut qu’il voie les petites choses et qu’il les comprenne [3] ». Et Baden-Powell en donne de multiples exemples. De même, la pédagogie des Louveteaux est fondée sur le symbolisme de la Jungle. Or, dans la jungle, la vie voire la survie se fonde d’abord sur une bonne réception, connaissance du groupe, avec ses lois, et de la nature.
Quel est le don originaire ? La nature (la connaissance des animaux et des plantes), mais aussi la vie courante, les personnes.
Quelle est l’attitude du scout face à la réalité reçue ? Un bon scout non seulement regarde, mais il observe les détails que les autres ne voient pas. Il accroît la portée, la finesse de tous ses cinq sens. Les jeux ont pour but de développer cette qualité d’observation. Cette observation suit une démarche que systématisera Sherlock Holmes : le passage du signe observé au réel qui en est la cause et l’explique.
Cette insistance sur l’observation n’est pas sans relation avec la vie de Baden-Powell qui a vécu dans l’armée, au contact de ces extraordinaires connaisseurs de la nature que sont les Éclaireurs indiens. Il dut plusieurs fois sa survie à son sens de l’observation.
3) Le don 2 ou don à soi
La réceptivité est pour l’autonomie. C’est ainsi que Baden-Powell incite à développer sa force physique et, dans ce but, propose des jeux, comme la boxe, la lutte corps à corps, pour accroître sa force musculaire et sa résistance cardiorespiratoire [4].
Plus encore, il favorise le développement de la force d’âme. Baden-Powell consacre tout un chapitre à l’endurance de l’Éclaireur.
4) Le don 3 ou don de soi
Le but de la vie, le bonheur n’est pas de contempler la nature, mais de se donner : « L’étude de la nature vous apprendra que Dieu a créé des choses belles et merveilleuses afin que vous en jouissiez […]. Mais le véritable chemin du bonheur est de donner celui-ci aux autres [5] ». Il est à peine besoin d’insister tant c’est connu.
Je rappelerai seulement quelques points. Les lois des Éclaireurs découlent des lois des chevaliers. Or, celles-ci énoncent notamment : « Sois toujours prêt, revêtu de ton armure, excepté la nuit, lorsque tu te reposes. Soutiens le pauvre, et protège ceux qui ne peuvent se défendre eux-mêmes [6] ». On le voit, le don 3 est particulièrement tourné vers le plus démuni, selon l’exigence de l’Évangile. Le scout se donne aussi en cas d’accidents, pour aider à sauver.
Par ailleurs, Lord Baden-Powell envisageait le don de soi non seulement pour ses amis, sa famille, voire sa foi, mais aussi pour son pays, dans le service. Il n’hésitait pas à faire des scouts « des recrues pour le corps des chefs », sans oublier le corps des « bons citoyens utiles [7] ». C’est ainsi qu’il consacre tout son chapitre 9 au patriotisme.
Pourtant, ce qui est moins connu, c’est l’enracinement du don 3 dans le don 1. En effet, l’observation est avant tout finalisée par le service de l’autre : « En ville, naturellement, un Éclaireur doit toujours savoir quelle est la pharmacie la plus proche (en cas d’accident), le poste de police », etc. [8] Il y a quelque chose du Sherlock Holmes chez le scout, l’égoïsme en moins !
5) Confirmation
De fait, l’éducation scoute est progressive. C’est pour cela que l’on distingue trois niveaux, trois étapes pemettant de passer de l’enfance à la virilité : les Louveteaux, de 8 à 12 ans ; les Éclaireurs, de 11 à 17 ans ; les Routiers, au-dessus de 17 ans. Or, au premier niveau, les Louveteaux « tendent à se développer individuellement pour le corps et pour l’esprit » ; d’ailleurs, leur formation se fait au contact de la nature, qu’ils apprennent à déchiffrer, donc à accueillir. Au deuxième niveau, les Éclaireurs « développent leur caractère et leur sens du service qu’ils doivent à leur prochain ». Au troisième niveau, les Routiers « pratiquent leur idéal d’Éclaireurs dans leurs fonctions de citoyens [9] ». On voit donc que l’attention se déplace progressivement du don 2 vers le don 3, le second s’enracinant dans le premier.
Pascal Ide
[1] Cf. Philippe Maxence, Baden-Powell, éclaireur de légende et fondateur du scoutisme, Paris, Perrin, 2003 ; Id., Baden-Powell, coll. « Tempus », Paris, Perrin, 2016.
[2] Lord Baden-Powell, Eclaireurs, Paris, Presses d’Ile de France, 1993, p. 7.
[3] Ibid., p. 135.
[4] Cf. Ibid., p. 203s.
[5] Ibid., p. 318.
[6] Ibid., p. 234.
[7] Ibid., p. 10.
[8] Ibid., p. 137.
[9] Ibid., p. 9.