Dans Traité de l’efficacité [1], le philosophe et sinologue François Jullien poursuit la réflexion initiée dans La propension des choses [2] et cherche à renouveler notre vision de l’efficacité.
1) Bref exposé
D’un côté, Jullien s’oppose à la conception occidentale de l’efficacité. Celle-ci, volontariste, est un investissement personnel visant à transformer le monde en lui imposant mes convictions et mes projets. Le fondement de cette conception est la distinction de la théorie et de la pratique, et de la fin et des moyens. En effet, l’esprit humain conçoit d’abord un projet, comme une idée et un modèle, puis, les yeux fixés sur celui-ci, il l’applique au réel qui est sensé se plier à cet idéal (au sens propre). Or, la distinction idée-réalisation fonde la distinction théorie-pratique et la distinction fin-moyen. Donc, cette conception chante le primat de l’esprit sur les choses ; on la doit à Platon [3].
De l’autre, le philosophe français propose une approche inédite de l’efficacité empruntée à la conception chinoise : à l’efficacité occidentale, il oppose l’efficience orientale. Pour le chinois, il n’existe pas de modèle idéal qu’il faudrait appliquer. Il s’agit de laisser d’abord venir l’effet et de l’accueillir au lieu de le forcer à surgir : « au lieu de construire une forme idéale qu’on projette sur les choses, s’attacher à détecter les facteurs favorables à l’œuvre dans leur configuration ; au lieu de fixer un but à son action, se laisser porter par la propension ; bref, au lieu d’imposer son plan au monde, s’appuyer sur le potentiel de la situation [4] ». Il s’agit donc plus de transformer que d’agir. Voilà pourquoi la Chine ne dramatise pas et n’a pas composé d’épopée.
La relation au temps et à l’importance accordée au mouvement change donc : « soit on construit une forme modèle qu’on projette sur la situation, ce qui implique de momentanément la figer ; soit on s’appuie sur la situation comme sur une disposition dont on sait qu’elle ne cesse d’évoluer [5] ».
En voici une application concrète : le lien entre rhétorique et démocratie dans la relation avec l’adversaire. Le Grec cherche à le persuader, favorise le discours : d’où l’apparition de la logique, ignorée des Chinois. Le Chinois manipule : il agira non plus directement sur la personne, par la parole, mais indirectement, sur la situation, en orientant, progressivement, le contexte, de sorte que, sans se découvrir, le stratège chinois, aboutit à ses fins, enserrant autrui et le désarmant. Exemple, « Jadis le duc Wi de Zheng désirait attaquer Hu. En conséquence, nous dit le théoricien du despotisme, il commença par marier sa fille au prince de Hu «pour tourner la pensée de celui-ci vers les plaisirs». Puis il interrogea ses ministres : «Je voudrais employer mes troupes, qui puis-je attaquer ?». Son grand officier, Guan Qisi, lui répondit : ‘Hu peut être attaqué». Le duc Wu se mit en colère et le fit mettre à mort en disant : ‘Hu est un pays frère. Me conseiller de l’attaquer, y pensez-vous ?’
« ‘En entendant parler, le prince de Hu crut que Zheng était bien intentionné à son égard. Aussi ne se prémunit-il pas. Les hommes de Zheng s’attaquèrent soudain et prirent la principauté» [6] ».
2) Relecture à la lumière du don
L’attitude chinoise est d’abord une attention à la puissance présente dans la matière plus qu’une imposition d’acte sinon arbitraire, du moins violente. L’ancienne stratégie chinoise dans l’art de la guerre distingue deux notions [7] : le xing ou situation ou configuration qui s’actualise et prend forme comme rapport de force ; et le shi qui est le potentiel : il correspond par exemple au lit du torrent, qui est, par son dénivelé et sa configuration, un potentiel, source d’effet, et permet qu’advienne l’effet.
Une image en est donnée par l’opposition de la pierre et de l’eau, si chère à la Chine. Rappelons que la cosmologie chinoise distingue cinq éléments (qu’elle corrèle d’ailleurs aux organes du corps humain) : bois, feu, terre, métal et eau. Or, par son immobilité et sa dureté, la pierre est allée « jusqu’au bout de son actualisation [8] », figée dans sa configuration. En regard, par sa mobilité et sa fluidité, l’eau vient à bout de toute résistance, use la pierre et la brise, même si elle a la dureté de la jade. Elle est la faiblesse devenue force, le processus, l’écoulement, bref l’entre actualité et potentialité. Autrement dit, « l’effet s’exerce non quand il est plein, mais quand il advient [9] ».
On peut encore interpréter la philosophie chinoise de l’efficacité comme une ouverture au don reçu (don 1). Nous avons une trace de cette donation dans l’expression « porteur » : quand nous disons qu’un marché ou une évolution d’une entreprise sont porteurs, nous disons que ce facteur est promis par lui-même, de par son propre mouvement, donc indépendamment de notre initiative, à se développer et nous invite à nous laisser « porter » par lui.
En revanche, la pensée chinoise a manqué la liberté comme capacité de don, comme don à soi (don 2). Il est révélateur qu’elle ignore le terme volonté. Dès lors, l’auteur a beau jeu de relire l’histoire de l’Occident comme une édification progressive de l’autoconsistance du sujet, puis de son affaissement, de son éclatement. Ce n’est qu’un aspect de l’histoire de la volonté. « pas plus qu’elle n’a cherché à poser Dieu, la pensée chinoise n’a explicité la volonté, et cela se constate en morale comme en stratégie ». La liberté, le droit, la notion de sujet d’action n’existent pas plus. Pourquoi ? « L’opposition, pour elle, est entre ce qu’on «fait» et ce qu’on «peut», plutôt qu’entre ce qu’on peut et ce qu’on veut ». Dès lors, l’essentiel n’est pas d’exalter le sujet et son action, mais de « se couler dans le monde, au point de n’y plus paraître intervenir », de se fondre dans le non-agir [10]. Conséquence de cette méconnaissance de « l’infini de la subjectivité » que reconnaît Jullien en toute fin d’ouvrage : a été « laissé de côté » un autre qui soit vraiment autre, à découvrir comme autre [11].
Comment mieux dire que la Chine et plus généralement l’Orient ont exalté le temps de la réception, tellement oublié chez nous, mais au risque d’honorer l’insigne dignité du sujet responsable et libre, alors que l’Occident a exalté le temps de la donation, plus d’ailleurs sur le mode de l’efficacité que sur celui de la générosité, mais au risque d’oublier la passivité ? En ce sens, mais en ce sens seulement [12], on peut dire que « les Grecs ont pensé la transformation naturelle d’après l’action humaine », alors que « les Chinois ont pensé l’efficacité humaine d’après la transformation naturelle [13] ». Ce primat de la naturalité explique pourquoi la personne, son initiative, ont moins d’importance en Chine.
On peut résumer la double vision occidentale et chinoise dans l’opposition des deux figures mythiques d’Héraclès et de Yu le Grand. Le premier s’est usé en travaux périlleux et coûteux pour finir sur un bûcher, après s’être beaucoup dépensé : pour quoi ? Yu le Grand, au temps du déluge, alors que les eaux recouvraient la terre et que les monstres l’occupaient, de sorte que les hommes ne savaient où aller, creusa le lit des rivières et conduisit l’eau jusqu’à la mer et rendit la terre habitable ; or, il évacua l’eau en s’aidant de la pente, sans peiner : « Ce que je déteste chez les gens prétendument avisés, dit-il, c’est qu’ils ne cessent de «forer» et de «forcer», qu’ils font violence à la nature et finissent par embarrasser [14] ».
Pascal Ide
[1] Cf. François Jullien, Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1996.
[2] Cf. François Jullien, La propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine, Paris, Seuil, 1992.
[3] Cf. Platon, République, VI, 550 c ; Gorgias, 304 d.
[4] François Jullien, Traité de l’efficacité, p. 28.
[5] Ibid., p. 221. Souligné dans le texte.
[6] Ibid., p. 197.
[7] Ibid., p. 29.
[8] Ibid., p. 200. Cf. tout le chap. xi « Images d’eau », p. 199-213.
[9] Ibid., p. 131. Souligné dans le texte.
[10] Ibid., p. 217.
[11] Ibid., p. 229.
[12] En réalité, la raison, l’action humaine dont parle l’auteur ne trouve pas tant ses racines chez les Grecs que dans la réinterprétation que la modernité a donnée des Grecs, ainsi que le montre Heidegger. D’ailleurs, il est bien court de rassembler ainsi Aristote et Platon, se contentant de les distinguer selon la transcendance et l’immanence de la forme théorique inspirant l’agir. Bref, l’opposition dont il est ici question est celle de l’Occident moderne et post-moderne et de l’Orient chinois.
[13] Ibid., p. 76 et 77.
[14] Cité Ibid., p. 229.