I. Introduction générale à la lecture de Jean-Paul II
Ce que nous allons dire de la lecture de Jean-Paul II en général vaut de la lecture de sa première encyclique, le Rédempteur de l’homme, qui sera entreprise à partir du chapitre 2 [1]. Ces pages furent rédigées voici une trentaine d’années, entre 1990 et 1991. Nous les livrons comme telles, en gardant le style très oral et la facture très logique.
1) Importance de sa pensée
La pensée de Jean-Paul II est importante pour deux raisons.
a) Jean-Paul II, un pape pour les hommes de notre temps
Tout d’abord, le pape est un homme de notre temps. Nous verrons plus loin l’importance constante qu’il accorde à l’« aujourd’hui », à la situation actuelle de notre monde ; sa pensée est éminemment respectueuse de l’histoire et historique. Par ailleurs, Jean-Paul II a une vue d’ensemble du monde : comme pape, il est « chef spirituel » de 800 millions de catholiques répartis sur tout le globe. C’est un pasteur et, plus que n’importe quel homme politique, un homme de terrain : de par sa formation antérieure variée, et de par ses multiples voyages apostoliques qui lui ont fait parcourir plus d’un demi million de kilomètres et l’ont amené à sortir plus d’un an hors d’Italie, sur plus de treize ans de pontificat, rencontrant des centaines de millions d’hommes. L’action de Jean-Paul II fut décisive dans l’implosion du totalitarisme soviétique [2] ; il aurait pu jouer un rôle de premier plan dans la guerre du Golfe si les médias ne l’avait pas bâillonné [3]. C’est aussi un homme de pensée (docteur en philosophie et en théologie, auteur de plusieurs ouvrages capitaux) et de culture (poète, homme de théâtre). Une personnalité si riche et si féconde mérite intérêt…
Non pas que Jean-Paul II fasse l’unanimité dans l’Église [4]. On lui reproche surtout d’être un pape qui tournerait le dos à la ‘modernité’ – ce mot magique ! Pour mieux le condamner, on le situe. On le situe dans le temps : c’est un pape antimoderne, un pape de la Contre-Réforme, héritier de Pie X et de Pie XII. Il est aussi situé dans l’espace : Polonais, il ne peut s’ouvrir à la catholicité. Polonais il est, Polonais, il restera. « La stature de Pierre est ainsi réduite à celle d’un Polonais, processus déjà appliqué à Jésus : ‘N’est-il pas le fils du charpentier…’ (Mt 13, 55 ; cf. Jn 6, 42) ».
En fait, c’est tout le contraire qui est vrai. Il faut formuler l’hypothèse alternative suivante :
« Peu de papes contemporains ont été aussi loin dans l’exploration des signes des temps. […] C’est parce qu’il a exploré ces signes que Jean-Paul II est prophétique, et c’est parce qu’il est prophétique qu’il est dérangeant. Par rapport à la plupart de ses détracteurs, Jean-Paul II a plusieurs longueurs d’avance, non de retard. […] Dépassant un discours qui collerait de trop près aux occasions, Jean-Paul II est en train de construire une formulation du message chrétien particulièrement attentive aux questions nouvelles qui se posent à la société humaine [5] ».
Certains non-chrétiens rendent d’ailleurs un témoignage étonnant à Jean-Paul II. Je ne sais plus où Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, s’étonnait : « Mais qui est cet homme qui a une telle haine du péché et un tel amour du pécheur ? ».
b) Jean-Paul II, un pape pour les chrétiens de notre temps
Une seconde raison concerne les seuls chrétiens. Ce que dit le Saint-Père est important tout simplement parce qu’il est pape, évêque de Rome, successeur de Pierre et que le Christ a prié pour que sa foi ne défaille pas (cf. Lc 22, 31-32). Il bénéficie d’une assistance toute particulière de l’Esprit de Vérité pour nous enseigner (comme il le dira lui-même dans le Rédempteur de l’Homme au n. 19, § 1 [6] avec les références à Vatican I et II dans la note 145). Tout fidèle est tenu d’écouter l’enseignement du pape, même lorsqu’il ne prétend pas formuler une vérité de manière infaillible : cela ne signifie pas qu’il se trompe alors à tout coup ni que sa parole n’a pas plus de poids que celle d’un autre fidèle !
« Il faut accorder non pas un assentiment de foi, mais une soumission religieuse de l’intelligence et de la volonté à une doctrine que le Pontife Suprême ou le Collège des Evêques énonce en matière de foi ou de mœurs, même s’ils n’ont pas l’intention de la proclamer par un acte décisif ; les fidèles veilleront à éviter ce qui ne concorde pas avec cette doctrine [7] ».
2) Difficulté de sa lecture
Si la pensée de Jean-Paul II est importante, elle est aussi difficile. Un signe ne trompe pas : on le cite beaucoup plus qu’on ne le lit. Interrogez autour de vous. Et si quelqu’un vous dit l’avoir lu, demandez-lui ce qu’il en a précisément retenu. Ou plutôt, car c’est cela qui est important, demandez-lui ce que Jean-Paul II a dit. Faites le test à partir de l’encyclique sur le Rédempteur de l’Homme. Puis comparez à ce l’analyse de cet ouvrage en dit. Vous constaterez alors que dans le cas rare où on l’a lue et le cas plus rare où on en a retenu des idées précises, ce qui demeure n’est pas « ce que Jean-Paul II a voulu dire », mais « ce que cela me dit, comment cela m’a parlé ».
Loin de moi l’idée de critiquer une telle attitude : si la parole de Jean-Paul II ne me touchait pas ni ne me concernait, elle aurait perdu son impact. Cependant, autant que ce qui touche le récepteur soit le message de l’émetteur ! Surtout quand on en sait l’importance ! Mais, si la réception est d’une aussi faible efficacité, la cause n’est-elle que du côté récepteur ? Nous verrons plus loin que non.
a) Quelques signes
Avant de proposer un « diagnostic », relevons quelques signes parmi beaucoup qui frappent dès la première lecture. On vient de le dire, le sentiment habituel après une lecture même attentive d’un paragraphe est qu’on ne sait pas bien ce que Jean-Paul II a voulu dire. Un test très simple permet de le vérifier : après lecture d’un numéro, résumez en une courte phrase (si possible sujet-verbe-objet) la pensée qui a été développée. Je dis bien une courte phrase, car plus la phrase est longue et conceptuellement riche, plus elle disperse la pensée : bien souvent, elle unit, mais artificiellement, dans la multiplicité des mots, ce que la pensée, elle, n’a pas réussi à articuler.
– Jean-Paul II ne semble pas toujours énoncer ce qu’il va dire ni conclure avec précision.
– Il paraît se répéter, utilisant soit les mêmes termes soit des mots un peu différents : ne tourne-t-il pas en rond ?
– Il donne aussi souvent l’impression d’être arrivé avant d’être parti : la conclusion précède la démonstration développée plus loin.
– Il offre peu de résumés après un exposé ardu ou long.
– Il donne l’impression de sauter parfois du coq à l’âne au sein d’un numéro et même d’un paragraphe ; de manière plus générale, on manque de mots crochets, notamment entre les phrases, ainsi que de conjonctions de coordination (« mais, ou, et, donc, or, ni, car »), ces mots si humble mais que leur absence rend soudain si précieux.
Au total, nous avons l’impression que cette une pensée ne cesse de nous échapper, comme des boules de mercure entre les doigts. Dès qu’on croit en apercevoir le contour, elle change de forme et part dans une autre direction. On serait même prêt à accuser Jean-Paul II de manquer de rigueur. Mais ce serait la pire des injustices. Car, contre toute apparence, sa pensée est d’une extrême précision.
Pourquoi donc éprouve-t-on un telle difficulté à le lire ? La réponse est simple : il y a différents types de pensée et donc diverses sortes d’exactitude.
b) Quelques causes
Pourquoi Jean-Paul II est-il si difficile à lire ? Je vois quatre causes, sans que cette liste soit limitative.
1’) L’esprit slave.
On a beaucoup parlé de sa forme d’esprit slave, le mot devant être pris par extension pour tous les pays européens de l’Est. Ce lieu commun est vrai, les lecteurs de Dostoïewski ou de Soljenitsine le savent. Or, le polonais aime cette pensée qui revient constamment sur ses pas, pour greffer de nouvelles idées sur la première thèse. Jean-Paul II est bien sûr déterminé par son origine socio-culturelle. « Le discours slave désoriente souvent le lecteur cartésien, mal habitué à ces retours cycliques de la pensée dont sont si friands les intelligences est-européennes ». (Magistère-Information, du 1 au 15 octobre 1986)
2’) La contemplation « circulaire ».
Un père de l’Église du VIè siècle, probablement d’origine syriaque, le pseudo-Denys l’Aréopagite distinguait trois sortes de contemplation : linéaire, circulaire et en hélice ; la première va d’un objet à un autre, la seconde revient toujours sur le même (le considère sous un autre aspect ou se répète) et la troisième combine les deux premiers mouvements [8]. En fait l’expérience montre que le dynamisme de la prière contemplative est plus souvent circulaire ou en progression hélicoïdale [9]. Or on sait que Jean-Paul II est un homme de prière profonde. Mgr Paul Cordès, président du Conseil pour les laïcs commentait ainsi le titre d’un article de journal disant de Jean-Paul II qu’il était « un pape venu de loin » : « Oui, de loin, pour les hommes, car il est venu de près du cœur de Dieu ». Il rédige ses écrits principaux, ses encycliques dans la prière : quelqu’un me disait qu’il les rédigeait en prière continuelle (cf. I Thess 5, 17), inscrivant Ave Maria (« Je vous salue Marie… ») sur la première feuille, gratia plena (« …pleine de grâces… ») sur la deuxième, et ainsi de suite…
Voilà pourquoi cette théologie « à genoux » ou « orante », comme dit le théologien Hans Urs von Balthasar, va se traduire par une écriture comme circulaire ; mû du mouvement de l’aigle qui plane et s’élève en profitant d’une ascendance, l’esprit, élevé par l’Esprit (cf. Rm 8,16), enrichit sa première vision, l’élargit à chaque nouveau passage.
Une conséquence évidente et trop oubliée est qu’il faut donc lire une encyclique de Jean-Paul II, certes avec son intelligence, mais dans la lumière de la foi (cf. ce qu’il dira au n. 19, § 2) et dans la prière.
3’) Un style méditatif.
Une troisième raison, proche mais différente, est que les écrits de Jean-Paul II ne sont pas que des ouvrages de théologie systématique. Il s’en défend même expressément parfois [10]. Le « genre littéraire », comme on dit, est plus celui de l’exhortation, de la méditation de l’Écriture par exemple et parfois même de la prière [11] que celui de l’exposé dogmatique.
Jean-Paul II, en effet, veut réchauffer le cœur et faire aimer le Christ et l’Église comme ses autres encycliques nous feront découvrir et stimulerons notre affection pour le Père, l’Esprit, Marie… En un mot, la connaissance est aussitôt orientée vers l’amour, le vrai est goûté comme bien.
Or, Blaise Pascal l’a profondément vu, cet ordre du cœur n’a pas les mêmes lois, les mêmes exigences que l’ordre de la raison (même éclairée par la foi) : des amoureux se répètent toujours qu’ils s’aiment sans jamais s’en lasser (quel est celui d’entre nous qui se lasse qu’on lui dise en vérité « Je t’aime » ?), alors qu’un professeur doit avancer dans son exposé s’il veut instruire son auditoire.
4’) La source phénoménologique.
Je ne m’attarderais pas sur cette dernière raison, car elle est plus technique et plus délicate à manier. Jean-Paul II a été fortement influencé par la philosophie phénoménologique et personnaliste, notamment à l’école de Roman Ingarden et de Max Scheler [12]. D’où ce souci constant de faire appel à l’expérience et à la subjectivité humaine. C’est là une autre richesse de la pensée de Jean-Paul II. Il en découle, là encore, une forme originale d’écriture, un mouvement plus complexe, circulaire et réflexif, à l’image même de l’intériorité de la personne qu’elle tente de traduire.
c) « La vérité est symphonique ».
Synthétisons ce qui précède en montrant qu’il y a deux formes principales d’esprit et d’intelligence. La clarté devra ici se payer de quelques simplifications que les puristes jugeront, à raison, outrancières. Cette partie, plus technique, pourra vous paraître ennuyeuse. Passez alors au paragraphe suivant ou à la troisième partie de ce chapitre, et revenez à celui-ci quand vous aurez plus de temps.
C’est Pascal, déjà cité, qui nous livre la clef. Il vaut la peine d’être cité en entier, tant il est profond :
« Le cœur a son ordre ; l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration, le cœur en a un autre… Jésus-Christ, St Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit ; car ils voulaient échauffer, non instruire. St Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin, pour la montrer toujours [13] ».
La dernière remarque est très éclairante. Par exemple, dans sa première encyclique, Jean-Paul II ne cherche à montrer qu’une chose : la sollicitude du Christ et de l’Église pour l’homme et chaque homme. Son ordre est donc celui du cœur, entendu non comme ennemi de la raison (ce qui irait contre Pascal et surtout contre le sens biblique de cœur), mais comme lumière de la raison mise au service de la charité [14]. Balthasar confirme cette distinction quand il écrit en parlant d’un Père de l’Église grecque, S. Grégoire de Nysse : « Une pensée notionnelle [l’ordre de la raison] progresse par enchaînement et extension, une pensée existentielle [l’ordre du cœur] par contre, par répétition toujours plus approfondie du même point », ce qu’il appelle ailleurs « intensification [15] ».
Même si existent des formes mixtes ou de passage, il y a donc comme deux grandes formes d’intelligence, compte tenu que nous ne regardons ici que leur application à la Révélation et donc leur travail dans la lumière de la foi : l’une suit l’ordre de l’esprit et l’autre suit l’ordre du cœur. La philosophie a toujours nourri en son sein autant des Descartes que des Pascal, la théologie des S. Augustin et des S. Thomas d’Aquin. Sans parler du style propre des papes : Pie XII voisine avec Jean-Paul II [16].
Cette distinction recouvre pour une part l’opposition existant entre la forme de pensée dite scolastique (l’ordre de l’esprit) et la forme de pensée patristique qui fut celle des premiers temps de l’Église (l’ordre du cœur) [17]. Ces deux pensées ne sont nullement exclusives l’une de l’autre (cf. la conséquence ci-dessous) ; elles ont leur richesse et leur faiblesse propre. Si nous ne considérons que leur structure, leur manière de se présenter, la chance de l’ordre de l’esprit est la précision rigoureuse de l’analyse, celle de l’ordre du cœur est la centration constante sur les principes essentiels ; le risque du premier est l’oubli de l’unité du cœur dans tous les sens du terme et partout, de la finalité qu’est l’amour de Dieu ; le risque du second est de négliger les requêtes de la raison et de privilégier l’intuition, bref de « pécher par angélisme » (comme disait Maritain dans une autre occasion).
On peut tirer quelques conséquences. D’abord, à chacun sa forme d’esprit : certains se sentiront plus à l’aise dans la lecture de St Augustin ou de St. Bonaventure et d’autres dans celles de St Thomas, et c’est normal. Ces deux pensées sont totalement d’Église. Il en est un peu de même quand on compare Jean-Paul II et Pie XII [18]. On trouvera toujours ces deux types d’esprit, dans le monde et donc dans l’Église, et c’est une chance.
Mais il est bon de travailler ses faiblesses ainsi que de de s’enrichir de la pensée et de la forme d’esprit de l’autre. Comme le remarque excellement François-Marie Lethel : « Le grand avantage » de la théologie de St Irénée (Père de l’Église qui vécut au IIè siècle, évêque de Lyon) « est qu’elle exprime à merveille les plus grands équilibres du mystère chrétien et qu’elle les exprime toujours en même temps. En ce sens, elle est suprêmement synthétique ». Il le compare à St Thomas d’Aquin : « Il y a une merveilleuse complémentarité entre la synthèse musicale d’Irénée et la synthèse architecturale de St Thomas, chacun aidant à interpréter l’autre en profondeur ». Et il ajoute une remarque lumineuse pour notre méthodologie : l’importance du plan chez Irénée et Thomas. Chez ce dernier, notamment dans la Somme Théologique, « le plan est essentiel à la synthèse parce que la matière théologique est comme déployée dans un espace et dans une succession ». Au contraire chez St Irénée, « le plan n’a qu’une importance secondaire : toutes les réalités sont exprimées de façon simultanée, elles sont comme les diverses voies de la polyphonie [19] ». Bref, ces deux intelligences et leur fréquentation ont une influence mutuellement curative pour nos esprits blessés par les excès de l’analyse ou de la synthèse.
Enfin, l’ordre du cœur est plus vital que celui de l’esprit et il serait plus dommageable pour une personne d’oublier le premier que de perdre le second. Mais, là encore, pourquoi opposer ce qui, dans sa diversité complémentaire, fait la richesse de l’Église [20] ? D’ailleurs, on l’a dit, Jean-Paul II n’ignore nullement l’ordre de l’esprit. Mais sa polarité est plus l’ordre du cœur.
Pourtant, certains écrits de Jean-Paul II relèvent plus de l’ordre de l’esprit. C’est par exemple le cas de la Lettre apostolique Augustinum Hipponensem pour le XVIè centenaire de la conversion de St Augustin, du 28 août 1986.
En fait, le Pape n’écrit pas (et ne peut pas écrire car le temps n’est pas indéfiniment extensible !) tous ses discours, homélies, lettres, etc. Même s’il les revoit tous, certains sont plus manifestement de lui et donc plus conformes à son style que d’autres. Ainsi une Encyclique comme le Rédempteur de l’Homme suit l’ordre du cœur ; et on perçoit bien qu’elle nous livre le cœur même de Jean-Paul II [21]. Un signe infaillible en est que les thèmes de toutes les encycliques parues jusqu’à maintenant sont déjà présents en germe (nous le noterons chemin faisant). On pourrait dire la même chose de sa lettre aux jeunes du 31 mars 1985. Jean-Paul II a rédigé lui-même ces écrits en grande partie.
Par contre, l’exhortation sur St Augustin ou sur la liturgie ont un ordre si rigoureusement linéaire, dichotomique, en un mot si scolastique, qu’elles ne paraissent guère de première main. Mais attention, la présentation différente ne signifie pas que le contenu ne soit pas conforme au dessein et à la pensée de Jean-Paul II. De plus, l’impact est différent : c’est justement ce style direct parlant au cœur, car il va du cœur de Jean-Paul II à celui de son auditoire, qui touche tant le jeune à qui le pape s’adresse. Finalement, le pape ne dit rien d’autre que l’Évangile, lu à la lumière de la Tradition. Mais il le fait avec « l’ordre de la charité, non de l’esprit ».
d) Résumé-synthèse
Nous sommes maintenant à pied d’œuvre pour affronter les difficultés que présente la lecture de Jean-Paul II. Auparavant, synthétisons ce que nous venons d’expliquer un peu largement. C’est finalement un problème de communication !
Emetteur | Récepteur |
Slave | Occidental |
Pensée circulaire | Pensée linéaire |
Écriture dans la prière contemplative | Lecture dans la lumière plus rationnelle de la méditation |
Style exhortatif | Exposé systématique |
Ordre du cœur | Ordre de l’esprit |
Bref, le juriste latin et l’émule de Descartes qui se cachent en tout français sont en général d’emblée allergique à Jean-Paul II : non pas que nous ignorions l’ordre du cœur ! Mais nous chercherons plus celui-ci dans l’Évangile que dans une encyclique. Surtout, notre esprit avide de cloisonnements sécurisants a tout découpé en tranches et mis celles-ci sous cellophane, de sorte que nous ne croyons plus que le cœur puisse instruire la raison. Aussi avons-nous du mal à entendre dans une pensée plus circulaire, plus exhortative tout le contenu de vérité et la grande rigueur.
Notre intention va donc être de livrer comme une « traduction » plus rationnelle et ainsi de montrer toute la nourriture pour l’intelligence contenue dans l’écriture plus « cordiale » de Jean-Paul II.
Mais nous ne nous (et vous) cachons pas que cette manière de procéder fait perdre à la pensée de Jean-Paul II non pas tant ses formules bien frappées (ce n’est pas le plus important) mais son climat contemplatif, méditatif, à type de « retour au centre » toujours enrichi et son impulson à la mise en pratique de ce qu’il dit.
Voilà pourquoi nous ne nous lasserons pas de répéter que nous ne voulons qu’introduire à la lecture : en faire l’économie serait, d’une certaine manière, ne pas comprendre que le style de Jean-Paul II lui est aussi propre que son choix à la tête de l’Église fut le résultat infaillible d’une conspiration de la Sainte Trinité !
Pascal Ide
[1] Jean Paul II, Lettre encyclique Redemptor Hominis, 4 mars 1979. Désormais abrégée en notes par RH.
[2] Cf. l’ouvrage remarquable de Bernard Lecomte, La vérité l’emportera toujours sur le mensonge, Paris, Jean-Claude Lattès, 1991.
[3] Cf. Jean Toulat, Le pape contre la guerre du Golfe, Paris, Éd. de l’OEIL, 1991.
[4] Un catalogue des griefs adressés à Jean-Paul II a été entrepris par René Luneau et Paul Ladrière (éds.) dans Le rêve de Compostelle. Vers la restructuration d’une Europe chrétienne ?, Paris, Centurion, 1989. Voir les mises au point de Livio Melina, Sentire con la Chiesa, Roma, p. 73-83 ; Gustave Thils, Foi chrétienne et unité de l’Europe, Louvain-la-Neuve, Peeters, 1990.
[5] Michel Schooyans, La dérive totalitaire du libéralisme, Paris, Éd. Universitaires, 1991, p. 281 s.
[6] Qu’il soit tout de suite entendu que :
– n. désigne le numéro donné par l’édition italienne (et reproduite par la française) : en l’occurrence, l’Encyclique Redemptor Hominis comporte 22 numéros.
– § : désigne la subdivision que nous avons faite, par commodité, de chacun des numéros en paragraphe (les paragraphes étant numérotés selon les retours à la ligne de l’édition française).
[7] Code de droit canonique, 1983, can. 752.
[8] Cf. Pseudo-Denys, Les Noms Divins, ch. 4, § 8. Et St. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIae, q. 180, a. 6.
[9] C’est notamment le cas de St Jean de la Croix dont l’œuvre si riche, ressemble à des variations symphoniques sur thème unique : le « nada », le rien (que symbolise la nuit), comme chemin le plus direct vers l’union à Dieu. Or, on sait que Jean-Paul II a lu très attentivement le Docteur de la Nuit mystique puisqu’il lui a consacré sa thèse de doctorat en théologie. Sa thèse fut publiée en 1979 : La fede secondo S. Giovanni della croce, Rome, Université Pontificale S. Thomas/Herder, 1979 : La foi selon saint Jean de la Croix, trad. française par les carmélites de Muret et sœur Geneviève, Paris, Le Cerf, 1980.
[10] Jean-Paul II, Lettre encyclique Dominum et vivificantem sur l’Esprit-Saint dans la vie de l’Église et du monde, 18 mai 1986, n. 2 ou Lettre apostolique sur la vocation et la dignité de la femme Mulieris dignitatem, 15 août 1988, n. 2.
[11] Cf. RH, n. 22, dernier §.
[12] Cf. la thèse de philosophie de Jean-Paul II: Considérations sur la possibilité de construire une éthique chrétienne sur les bases du système de Max Scheler, Lublin, Towarzystwo Naukowe, 1959 : trad. Sandro Bucciarelli, Roma, Logos, 1980. Cet ouvrage n’est toujours pas traduit en français. Cf. la présentation dans Rocco Buttiglione, La pensée de Karol Wojtyla, trad., Paris, Communio-Fayard, 1984, p. 82-121.
[13] Blaise Pascal, Pensées, n. 72 (n. 283 de l’éd. Brunschvicg), in Œuvres complètes, éd. Jacques Chevalier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1954, p. 1102.
[14] Là encore précisons : l’ordre du cœur est immédiatement au service de la charité (elle parole qui brûle notre cœur), alors que l’ordre de l’esprit ne l’est que médiatement : il faudra alors méditer, ruminer tel cours pour le faire fructifier en amour. Mais toute parole doit, comme dans la Trinité, être un « verbe qui spire l’amour », selon le mot extraordinaire de St Thomas (Somme de théologie, Ia, q. 43, a. 3, c.).
[15] Hans Urs von Balthasar, Présence et pensée. Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, Paris, Beauchesne, réédition par Jean-Robert Armogathe, 1988, p. 144. Cf. aussi p. XXIV. Une autre confirmation et application de cette distinction est donnée par Étienne Gilson, Introduction à l’étude de saint Augustin, coll. « Études de philosophie médiévale » n° XI, Paris, Vrin, 2ème éd., 1943, p. 312 ; Id., La philosophie de saint Bonaventure, 2ème éd., même coll., IV, 1978, p. 379-380.
[16] Une bonne illustration en est donnée par RH, n. 22, § 2 à 5. Jean-Paul II y passe de la forme circulaire à la forme linéaire.
[17] Toutefois ne durcissons pas l’opposition. Par exemple, St Bernard de Clairvaux (xiie siècle) est plus proche de la veine patristique qu’un S. Jean Damascène (viie siècle) dont l’esprit systématique le rapproche des Docteurs du xiiie siècle.
[18] Cf. l’annexe du chapitre.
[19] François-Marie Léthel, Connaître l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance. La théologie des Saints, Venasque, Éd. du Carmel, 1989, p. 61-62.
[20] Nous nous permettons de renvoyer à Pascal Ide, L’art de penser, Paris, Médialogues, 1993.
[21] Il le dit lui-même dès le début ; et certains passages sont bouleversants, par exemple celui qui a trait à l’amour de l’Eucharistie (n. 20, § 4, au début).