4) Une première proposition de réponse : l’élection divine
a) Exposé
Jean Daniélou relève implicitement l’insuffisance de ces explications et explicitement le paradoxe de la situation (il parle d’« affirmation paradoxale »). Voici comment il résume toutes ces analyses :
« Il faut reconnaître en effet que Dieu a accepté le sacrifice d’Abel et rejeté celui de Caïn sans autre raison que son libre choix. Vouloir atténuer cela, comme l’a fait la tradition ultérieure, c’est s’interdire de comprendre le drame qui suit et c’est par là supprimer le mystère même que ce passage nous révèle au début de l’Écriture. Et ce mystère est celui de l’élection [1] ».
Dans sa dernière phrase, le jésuite lance la solution, avant d’ébaucher une théologie de l’élection :
« Abel n’est pas élu parce qu’il est juste. Il est juste parce qu’il est élu. La dilection de Dieu se porte sur lui sans aucun mérite antérieur de sa part. C’est le mystère même de la grâce, dans tout son paradoxe. Mais ce mystère, qui déconcerte la raison humaine et suscite si souvent la révolte, este celui qui nous oblige à sortir de nos voies pour entrer dans les voies de Dieu et nous introduire en réalité à un dessein meilleur. […] Abel est le premier de ces élus, choisi par Dieu, au seuil de l’histoire humaine, au sein du monde païen, pour être le premier objet des libéralités de l’Amour [2] ».
b) Six objections
À cette interprétation, les objections ne manquent pas. Elles sont principalement au nombre de six.
- Tout d’abord, pourquoi l’élection d’Abel rime-t-elle avec sélection ? Autrement dit, pourquoi Dieu élit-il Abel au prix de la réprobation, attendue et effective, de Caïn ?
Il faut aussitôt répondre que cette interprétation fréquente ajoute au texte. Il n’est pas dit que Dieu rejette Caïn, ni même qu’il n’aime pas son sacrifice. Plus encore, l’épître aux Hébreux gradue en affirmant seulement que le sacrifice d’Abel est « meilleur » ; or, meilleur est un comparatif dans l’ordre du bien, une modalité plus intensive de bonté ; donc, le sacrifice de Caïn n’est pas dénué de bonté. Ainsi, c’est une projection et une passionnante objection que la préférence soit interprétée en termes d’exclusion. D’ailleurs, la preuve que Dieu aime et continue d’aimer Caïn après son crime est qu’il place sur lui un signe pour le protéger.
- C’est ici qu’entre en scène la deuxième difficulté. Nous venons d’affirmer que les dons de Dieu sont inégaux. Or, la justice veut l’égalité. Donc, la dotation divine est injuste et l’injustice suscite la colère. Certes, la réaction de Caïn est démesurée, puisqu’elle va jusqu’à la destruction, donc la haine ; mais, si elle est injuste en sa modalité ou mesure, en revanche, elle est juste en sa cause ou son objet.
Répondons que la justice consiste à rendre chacun ce qui lui est dû. Mais un don est gratuit et donc nullement dû. Or, Dieu a plus donné à Abel qu’à Caïn, autrement dit Abel est bénéficiaire de dons. Pour clarifier, on pourrait distinguer entre ce qui est dû et ce qui ne l’est pas : le premier concerne l’ordre de la nature, le second ce qui est ajusté à la nature et ne la constitue pass ; or, rien n’indique qu’il manque à Caïn quoi que ce soit qui constitue sa nature humaine : il possède intelligence qui comprend, volonté qui décide, corps qui peut agir, etc.
- Mais cette inégalité suscite une autre objection, plus décisive, plus radicale : si Caïn n’a aucun droit à faire valoir, s’il ne peut donc faire valoir même sa colère, il peut tout de même dire son incompréhension. En effet, Dieu souligne la consistance de la création. Celle-ci est donc d’autant plus parfaite qu’elle est plus dotée. Ainsi, la joie de la créature n’est pas seulement de recevoir (don 1), mais aussi de posséder (don 2). Autrement dit, elle se mesure au don appropriée. Or, c’est ici que réside l’inégalité. Donc, nous nous retrouvons face à la même objection d’injustice.
En réalité, l’objection décisive est ailleurs. Non plus du côté du don 2, mais du côté du don 1. La raison du don réside dans l’amour. Or, les dons sont inégaux. Donc, l’amour de Dieu est inégal : Dieu aime plus Abel que Caïn.
L’enfant le sait bien qui ressent comme une injustice de recevoir moins d’amour que son frère. Et d’ailleurs, cette intuition, qui se transforme en émotion (de colère et de tristesse), vaut déjà a minima avec l’autre plus éloigné dans le cadre de l’envie et de la rivalité mimétique.
Daniélou répond : « Il est plus facile de rendre grâce à celui qui est objet de grâce. Mais il faut ajouter qu’il lui sera plus demandé. C’est le mystère caché des élections et de leurs compensations. […] Celui que Dieu aime c’est pour lui apprendre à aimer [3] ». Autrement dit, pour résoudre l’objection, il faut se tourner non pas vers le don 1, ni même vers le don 2, mais vers le don 3 : l’élection trouve sa raison d’être dans la mission. Certes, Abel a beaucoup et plus reçu, mais c’est uniquement pour plus donner.
On pourrait éclairer symétriquement le péché du païen Caïn qui jalouse l’élu, par le péché d’un élu qui garderait pour lui le don de son élection – ce qui fut parfois le cas d’Israël dans son histoire. C’est là le péché luciférien par excellence.
- Le scandale demeure encore : la visibilité du don. Demeure toujours l’injustice qu’un autre jouisse d’un bien plus grand.
Il y a encore une dernière raison, plus secrète. Et celle-ci ne relève plus de la création, mais de la rédemption. « Si Abel n’était pas victime, son privilège serait intolérable ». Autrement dit, « celui qui est élu donnera son sang pour celui qui n’est pas élu. Et ainsi Abel sauvera Caïn, le mieux aimé sauvera le moins aimé, en aimant mieux que le moins aimé [4] ».
- Mais une telle interprétation n’est-elle pas trop dramatique ? Pire, n’est-elle pas fataliste ? Voire romantique ? Devons-nous donc payer de notre vie le privilège indû que, après tout, nous n’avons pas demandé ? Le don conduit-il donc toujours jusqu’au crime d’un côté et au sacrifice de l’autre ?
La seule réponse me semble être ici la loi d’inversion du don : la joie du donateur est d’enfouir dans le bénéficiaire le don que lui-même a reçu et, plus encore, de le voir fructifier, jusqu’à l’amnésie, en lui, chez lui. Si Daniélou ne l’évoque pas directement, il le suggère en relevant une autre différence entre les deux frères : Caïn a une descendance et non Abel. Notre auteur l’interprète en affirmant que Caïn est ainsi devenu le chef de la race des pécheurs dont les « œuvres » sont « mauvaises » et qui commettent l’homicide (1 Jn 3,11 s), autrement dit de la cité terrestre, au sens augustinien, et qu’Abel devient, lui, la préfiguration de celui qui constitue la cité céleste : tel Melchisédech, il n’a pas de génération ; or, le roi de Salem est l’image du Christ ; voilà pourquoi le Canon romain les rapproche. Dès lors, Abel n’est pas seulement celui qui subit la violence, il y a consent par amour, afin que son sang répandu sauve celui qui répand le sang : le persécuté sauve le persécuteur. Or, telle est la mission ultime qui finalise l’élection : donner sa vie. Et tel est le sens de la parole de Jésus : « afin que retombe sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis le sang du juste Abel jusqu’au sang de Zacharie » (Mt 23,35).
- Mais ne faut-il pas dire plus ? En effet, cette réponse valorise encore Abel, puisqu’il devient le premier de ceux « qui ont donné leur vie pour leurs frères » (1 Jn 4,16). Abel est si puissant que, par Dieu, son sang versé, la violence qui croyait avoir définitivement éliminé ce doté insupportable, le rend encore plus grand après sa mort qu’avant. Désormais, l’on ne fait mémoire de Caïn qu’au nom d’Abel. La jalousie est-elle donc sans fin – encore plus tenace que la donation imméritée ?
Car il faut continuer à déployer la logique du don. Caïn est racheté, mystérieusement. Il devient alors porteur d’un don encore plus grand, celui de la rédemption. Et il entre ainsi, touché au cœur, dans le cycle du don. Il cesse d’être le violent. Il comprend alors qu’il a reçu encore plus qu’Abel.
5) Interprétation à partir de la théologie de l’amour-don
Si Daniélou est conscient de développer une théologie profondément biblique de l’élection, il n’explicite pas la théologie de l’amour-don qui lui est sous-jacente et seule peut éclairer totalement les objections. Voire, il passe quelque peu à côté de cette théologie. En effet, la première épître de Jean la suggère en rapprochant le mystère de Caïn de celui de Dieu qui « aime le premier » (cf. 1 Jn 4,11). Or, Daniélou ne nomme pas la bonne raison en affirmant : « ce qui lui [Caïn] a manqué c’est l’amour de son frère. Il n’a pas su se réjouir du don qui lui était fait [5] ».
D’un mot, tout le scandale qui éclate dans les différentes objections et toute l’insuffisance des interprétations partielles vient de la confusion entre deux conceptions de l’amour : l’amour-attrait et l’amour-don. Le premier fonde l’amour dans l’être aimé : un être est plus aimé parce qu’il est plus aimable. Alors que le seconde le fonde uniquement dans l’aimant : l’être est aimé seulement à raison de la libre initiative de celui qui l’aime.
Appliquons cette distinction à la notion centrale de l’élection : élection d’un peuple, élection de personnes singulières. Ces élections sont autant d’actes d’amour divins, c’est-à-dire d’actes qui ne trouvent leur raison d’être qu’en Dieu qui ne cesse de s’avancer à la rencontre de l’homme. De prime abord, les élections de Dieu sont motivées par l’élu ; autrement dit, l’amour divin est un amour-attrait que le bien présent dans l’aimé suffit à expliquer : Abraham fut choisi pour sa « foi espérant contre toute espérance » (Rm 4,18 ; cf. He 11,8-19), Moïse pour son humilité, la plus grande de la terre (cf. Nb 12,3), David, non pour son apparence, mais pour les qualités intérieures (cf. 1 Sm 16,7), le physique symbolisant l’intérieur (cf. v. 12) ; etc. Peu importe ici que Dieu soit toujours la cause première de ce bien ; l’enjeu est de savoir si, ce bien (la vertu morale, le mérite, la foi, les compétences politiques, etc.) étant présent, il est « la raison suffisante » (Leibniz) de cet amour. Bref, l’on pourrait croire qu’une fois créé et béni (cf. Gn 1,26-28), l’homme (ou un peuple) soit aimé à raison de l’être (exposé) et du bien (déposé) en lui.
Il n’en est rien. Ces vertus et mérites ne sont pas, voire en rien, la raison de cette élection. Autrement dit, le peuple élu ou tel homme ne sont pas choisis parce qu’ils sont aimables, mais ils sont aimables parce qu’ils sont choisis.
D’abord, ces dons ne sont pas toujours patents ni ne disent tout de la personne choisie qui parfois manque gravement en ressources, donc en bien humain. Par exemple, si Moïse est l’homme le plus humble que la terre ait porté, il est aussi bègue et a besoin d’un porte-parole, donc dénué des compétences « professionnelles » pour sa mission politique de porte-parole.
Il y a pire que le défaut involontaire, c’est le péché qui est volontaire. Or, les récits ne manquent jamais de raconter aussi les manquements de toutes ces figures, patriarches, juges, prophètes, rois, etc., voire semblent s’ingénier à les mettre en scène. Mais ces fautes parfois gravissimes (cf. l’exemple emblématique de 2 Sm 11) annulent leur mérite et, temporairement, l’exercice de leur vertu. Ainsi, les Saintes Écritures manifestent est que Dieu aime non pas à raison du bien présent dans l’aimé, mais à raison de la bonté de Dieu aimant. La fidélité de Dieu est d’abord une fidélité à son dessein d’amour bienveillant, « à la louange de gloire de sa grâce » (Ep 1,6 ; cf. v. 3-14) et non à son effet, toujours vulnérable, toujours menacé, qu’est ce bien voulu.
Enfin, les bénédictions divines ne sont jamais mesurées par le bien présent dans l’élu. Le principe de Peter semble être un point de départ plus qu’un point d’arrivée, au point que tous les récits de vocation prophétique incluent, comme une de ses composantes littéraires, le moment de répulsion parfois accompagné d’un autodénigrement. Dans ce qui est ici éprouvé autant qu’éprouvant, Dieu ne cherche en rien l’humiliation de l’appelé, mais seulement l’humilité de celui qui sait d’emblée et saura toujours plus, le hiatus infranchissable entre l’amour divin pour l’élu et le bien déposé en lui. Bien entendu, nous pouvons l’expliquer comme occasion d’humilité, comme lieu d’entrée dans l’obéissance de la foi ; mais ces explications ne sont ni suffisantes ni même véritablement éclairantes tant elles sont tentées de reconduire toute la causalité de l’amour au bien aimé, en dopant ce qui manquait à l’origine ; en valorisant la causalité divine, elles minimisent à juste titre la part de la causalité humaine (sans nuire à la dynamique du concours hors concurrence) ; mais comme elles ne lestent que le bien de l’aimé, elles oublient de s’émerveiller de l’initiative de l’aimant – qui demeure le cœur brûlant de l’amour.
6) Conclusion
Jean Daniélou tire de ses analyses une conséquence importante pour la théologie de la mission que Dieu « n’a pas laissé sans témoignage » cette période lointaine, voire aurorale de l’histoire de l’humanité (Ac 14,17), Lui qui a inscrit sa Loi dans les cœurs des païens (cf. Rm 2,15), voire les a élevés à la dignité sacerdotale, selon le mot des Constitutions Apostoliques : « Dès l’origine, Dieu a suscité des prêtres pour prendre soin de son peuple, Abel au commencement, Seth, Enos, Enoch, Noé, Melchisédech et Job [6] ».
Osons dire plus. Cet épisode inaugural et si mystérieux ne nous introduirait-il pas dans le mystère même de ce qu’est l’amour de Dieu ? Et puisque « Dieu est amour » (1 Jn 4,8.16), ne nous révélerait-il pas quelque chose de Dieu même ? L’élection d’Abel est gratuite : non pas au sens où elle serait arbitraire, mais au sens où elle est aimante et donc désintéressée.
Ainsi le mystère de l’élection divine ne s’éclaire qu’à la lumière du mystère encore plus impénétrable de l’amour-don. Selon une loi fractale (le tout est présent dans la partie), dès ce tout premier épisode, nous rencontrons le centre brûlant même de la Révélation. La profondeur abyssale des Écritues renvoie à celle de l’amour divin ! « Abyssus abyssum invocat » (Ps 42,8. Trad. Vulgate).
Pascal Ide
[1] Jean Daniélou, Les saints « païens » de l’Ancien Testament, p. 46. C’est moi qui souligne.
[2] Ibid., p. 47-48. C’est moi qui souligne.
[3] Ibid., p. 49. C’est moi qui souligne.
[4] Ibid., p. 49.
[5] Ibid., p. 50.
[6] Constitutions Apostoliques, L. viii, 5, 3. Cité par John Hennig, Abel’s place in the Liturgy, p. 140.