Pascal Ide, « La dynamique du don », Pour l’Unité, n° 132, avril-juin 2003, p. 6-17.
Le Père Pascal Ide, de la communauté de l’Emmanuel, a participé au pèlerinage du 4 août 2002 dans le Périgord. Nous vous proposons la totalité de sa conférence sur le don de soi dans ce numéro (en 5 parties pour le site pascalide.fr). Nous avons souhaité garder son style oral.
Le premier moment du don : le don reçu :
Parlons d’abord de ce que nous recevons. Le monde actuel est menacé par l’ingratitude, comme le dit Alain Finkielkraut dans son livre éponyme [1]. Je crois que l’ingratitude est vraiment le péché contemporain.
J’évoquais tout à l’heure dans mon homélie les réalités qui se trouvent autour de nous. Savez-vous ce qui caractérisait saint François d’Assise ? Il avait une espèce de pureté du regard qui faisait, comme a dit son grand biographe Saint Bonaventure, qu’il voyait tout sortir des mains de Dieu.
Pour demander, nous n’avons aucun problème. Je me rappelle, lorsque j’étais à la paroisse de la Trinité à Paris, qu’au moment du baccalauréat il y avait une montée assez substantielle de la vente de cierges. Si je ne me trompe, il y a à peu près 80% de réussite au bac chaque année. Pourtant, je n’ai pas eu l’impression qu’il y ait eu 80% de vente de cierges après le baccalauréat ! Cette ingratitude rappelle la parabole des dix lépreux guéris (cf. Lc 17,11-19) : il n’y en a qu’un seul qui revient pour remercier Jésus. Cela signifie-t-il qu’on sait remercier seulement une fois sur dix ?
Et de fait, pourquoi est-ce que saint François vivait dans la louange ? Parce qu’il voyait que toute chose venait de Dieu. Considérons la nature. Vous savez que la nature est un don permanent et, ces jours-ci, nous avons pu voir à quel point elle se donne à nous : le soleil qui rayonne, l’eau qui coule, etc. On commence à se rendre compte maintenant que tout cela n’est pas inépuisable. Plus simplement, quand on est en vacances et qu’on n’a pas assez de soleil ni assez beau temps, on rouspète. Le matin quand je me lève, il y a une espèce de gratitude en moi pour ce sol qui m’a accueilli, qui m’a reposé pendant la nuit. Le matin quand nous nous levons, cette terre sur laquelle nous avons allongé notre corps, cette terre nous a rechargé, nous a remis en forme. L’expression : « Je n’ai pas une épaule sur laquelle reposer ma tête » est à cet égard révélatrice. Les kinésithérapeutes le savent bien, les muscles qui se contractent le plus sont les trapèzes. En effet, ce sont des muscles qui portent la tête en permanence. Ils n’ont pas le temps de se reposer pendant toute la journée. C’est pour cela que l’on recherche une épaule sur laquelle reposer la tête. C’est une façon, plus que symbolique, réelle, de se reposer, de repuiser son énergie, de se ressourcer à un fondement stable. Malheureusement nous ne pensons pas à remercier. Sans être un adepte du Nouvel âge, on peut dire qu’il nous faut redécouvrir un petit peu ces quatre éléments que sont la terre, l’eau, le soleil (le feu) et l’air. Mais nous sommes tellement éloignés de la nature, que nous ne voyons plus à quel point elle est un don permanent qui nous est offert.
Le don de la nourriture :
Ce qui est vrai la nature l’est aussi de la nourriture. D’ailleurs qu’est-ce que vous faites le soir quand vous rentrez chez vous ? Vous avez soif et, à peine arrivés, vous ouvrez la porte du frigidaire. Vous prenez une petite bière, et « vlan », vous fermez la porte d’un coup de pied. C’est, dirons-nous, l’équivalent moderne du benedicite ! Oui, vous savez bien, ces petites prières toutes simples, comme : « Bénissez-nous Seigneur, bénissez ce repas… », qui sont de vraies prières de gratitude nous réabouchant au don que Dieu ne cesse de nous adresser, ici par la nourriture. Chers parents et grand-parents, est-ce que vous savez enseigner cela à vos enfants ? Un jour, au catéchisme, j’essayais de faire prendre conscience aux enfants de cette prière du benedicite : « Alors, que faites-vous avant le repas ? » Pas de réponse. « Que disent vos parents ? » Un enfant lève la main et répond : « À l’attaque ». Parfois, notre relation au don ressemble davantage à cela : « À l’attaque ! »
Si nos prières pouvaient ressembler à des ex-votos. Allez un jour à Notre-Dame des Victoires à Paris voir les 32.000 ex-votos placardés un peu partout : ils nous rappellent que nous sommes d’abord fait pour le merci ! Je vous garantis que si vous commencez par remercier, vous vous ennuierez un peu moins dans votre prière, ou plus exactement vous apprendrez à voir différemment vos vies. Il n’y a pas de vie où il n’y ait d’occasion de remercier. J’entends l’objection des personnes qui pourraient me raconter tout ce qui ne va pas dans leur vie. Mais la louange est un exercice qui nous permet de voir qu’il n’y a pas une seule vie qui ne soit pas bénie, où Dieu ne passe pas et ne se manifeste pas. Mais pas toujours comme nous le voulons ni quand nous le voulons.
Connaissez-vous l’histoire qu’on prête à saint François d’Assise ? Un jour qu’il se promenait, il n’arrêtait pas de remercier Dieu : « Merci, Seigneur, pour frère le Soleil, merci pour sœur l’eau, etc. ! » À un certain moment passe un moineau qui s’oublie sur saint François. Alors, les frères qui en avaient un peu assez de cette louange permanente firent la réflexion suivante : « Ah, on va voir ce qu’il va nous dire notre cher frère François ! » Et le Poverello d’éclater en louange : « Merci, mon Dieu, parce que tu n’as pas donné d’ailes aux vaches ! » Vous voyez qu’on a toujours une occasion de louer Dieu ! Oui, rentrons dans cette attitude de louange par laquelle nous découvrirons tout ce que Dieu nous a donné à travers la nature, à travers notre nourriture.
Le don du repos :
Cette gratitude vaut encore d’un autre aspect de la vie de notre corps : le repos. C’est une maladie nationale, que dis-je, occidentale, que la fatigue. Je suis très frappé de voir combien nous sommes tous fatigués, au point même que quelqu’un qui à son travail dirait : « Ah, je suis en forme », serait suspecté d’être un tire-au-flanc ! Vous savez que les soldats de l’armée américaine se reposent avant d’être fatigués !… Ils se reposent cinquante minutes et après ils repartent. Notre corps est ainsi fait que lorsqu’il commence à sentir la fatigue, il a déjà dépassé les signaux d’alarme et commencé à entamer ses réserves.
J’aime beaucoup ce grand passage sur la nuit, – probablement le plus grand passage de la littérature française à ce sujet – que Charles Péguy consacre dans le Porche du mystère de la seconde vertu. Il y a une vingtaine de pages fort belles, qui font parler Dieu : « La nuit, c’est ma créature. Pas le jour ! Pour moi, j’ai créé le monde, et puis dessus, il y a des petites taches qu’on appelle le jour, mais c’est la nuit ». Celui qui ne sait pas se reposer, oublie qu’il est une créature qui a besoin de repos. Ce déni du repos dont nous avons besoin est un déni de notre finitude. Pourquoi est-ce que nous n’arrivons pas à nous coucher le soir ? Nous avons tellement de choses à faire. Donc on va entamer la nuit. Or, ces fatigues sont la source de tellement de maux. C’est à cause de la fatigue qu’on se dispute, c’est à cause de la fatigue même qu’on fait des accidents de voiture… On n’imagine pas le coût humain de la fatigue. Thérèse d’Avila, lorsqu’elle arrivait dans un carmel où elle percevait une tension, donnait comme premier conseil : « Une heure de sommeil en plus pour tout le monde ». Appliquer ce consil dans vos familles, dans nos vies est tellement difficile ! Mais qu’est-ce qu’il y a derrière ce refus de la fatigue comme délit de notre finitude, comme refus de notre condition de créature qui se reçoit de Dieu ? Accepter d’être ce que l’on est, c’est d’abord donner à notre corps ce dont il a besoin. Pourtant, quand on constate à quel point notre corps nous donne en permanence de pouvoir agir, faire, une gratitude devrait se lever en nous. Notre organisme a bien le droit d’être remercié par la quantité de sommeil dont il a besoin.
Le don des autres :
Nous recevons de la nature, de notre corps, nous recevons des autres aussi. Combien nous recevons des autres ! Est-ce que vous aimez vos conjoints, vos amis, au point d’apercevoir les dons que sont les autres ou, au contraire, ne voyez-vous en eux que ce qu’ils possèdent et qui vous manquent ? Ah, ce dramatique péché si méconnu de la jalousie ! Mais au fait, qu’est-ce que la jalousie, cette jalousie qui nous mord l’âme et qui nous attriste ?
En premier lieu, la jalousie est ce mouvement pour lequel nous désirons ce qu’a l’autre : un plus grand appartement, une profession plus rémunérée, une plus belle femme, un plus bel homme, etc. On peut multiplier les exemples. Plus profondément, le jaloux désirer non pas ce qu’a l’autre, mais ce qu’est l’autre. Un exemple : une maman apporte une tartine de confiture à un de ses enfants. Son autre fils, à côté, dit : « Et moi et moi ? » « Ne t’inquiète pas, je pense aussi à toi ». La maman apporte donc une seconde tartine de confiture : « Non, non, je ne veux pas cette tartine, je veux celle dans laquelle il a mordu ». Ce qu’on veut dans la jalousie, c’est précisément le plaisir que l’autre éprouve. On craint d’en être privé. Dans la jalousie, c’est ce qu’est l’autre qui nous dérange.
Mais le plus grave n’est pas qu’on voudrait être à la place de l’autre, c’est qu’on ne sait pas quelle est notre place à nous. Dans un roman de Mary Highings Clark, un épisode rapporte que, lors d’une soirée, l’héroïne, une jolie femme, voit tout à coup arriver un mannequin absolument hors pair. Bien évidemment tous les hommes se tournent vers cette apparition. « Et », dit l’héroïne, « je ne sais pas si les autres femmes ont ressenti la même chose que moi, mais soudain », dit-elle, « je me suis sentie très fade ». Quel est l’homme qui, alors qu’on complimente son voisin en lui disant : « Quelle carrière admirable ! », tout à coup ne sent pas une espèce de pincement au cœur et remonter en son cœur les paroles de l’enfant de tout à l’heure : « Et moi et moi ? » Vous comprenez alors qu’au fond la jalousie est une méconnaissance de soi et des biens qui sont en nous. La jalousie, c’est de l’ingratitude. Par conséquent, le remède profond contre la jalousie consiste à reconnaître tout le bien que nous sommes, à rendre grâce à Dieu de ce que nous sommes et de dire : « Tant mieux pour ce qu’il est, ça ne retire rien à ce que je suis ».
Le don de Dieu :
Si nous sommes appelés à nous ouvrir à tout ce que nous recevons de la nature, de notre corps, des autres, cela se vérifie encore davantage du don de Dieu. Mais Dieu est tellement discret vous savez ! Moins l’œuvre est importante et plus sa signature est grande. Dieu est tellement grand qu’il n’a signé son œuvre – la création – nulle part. C’est pour cela qu’on l’oublie. De fait, il nous donne de façon très discrète mais bien réelle à travers sa Parole, les autres et aussi à travers les sacrements. Certaines personnes me demandent : « Mais où Dieu se trouve-t-il ? Comment le rencontrer ? » Dieu se trouve d’abord là où il se donne, c’est-à-dire dans les sacrements, notamment dans les sacrements du pardon et de l’Eucharistie. C’est bien d’aller à la messe le dimanche, mais si vraiment on aime le Seigneur, on a de la joie à aller tous les jours à l’Eucharistie, et à le recevoir surtout là où il se donne en surabondance, à l’adorer dans le Saint-Sacrement.
Je résume : mes amis, si vous trouvez votre cœur trop froid, réchauffez-vous le cœur, mettez-vous en attitude réceptive, et non émissive. Oui, prenons le temps de voir tous les lieux où nous sommes bénis, où nous recevons tant et tant.
Pascal Ide
[1] L’ingratitude, Paris, Gallimard, 1999.