En 1946, est publié à Berne l’ouvrage d’un philologue allemand, Erich Auerbarch (1892-1957), qui porte le titre intrigant de Mimésis – c’est-à-dire « imitation » en grec, dont Aristote disait que c’est la clé de la poétique, c’est-à-dire de l’activité artistique et littéraire. Son sous-titre explicite son intention, qui est ambitieuse : « la représentation de la réalité dans la littérature occidentale ». L’ouvrage se présente comme une suite de monographies, allant de l’Odyssée d’Homère à La Promenade au phare de Virginia Woolf (1927), qui commentent des passages précis de textes cités en langue originale. Mais loin d’être juxtaposées ou simplement ordonnées chronologiquement, ces études visent à montrer notamment une thèse aussi originale que profonde : l’origine du réalisme n’est pas récente, mais ancienne, elle est biblique.
En effet, le « réalisme » (dont Honoré de Balzac est le représentant peut-être le plus illustre) est un courant littéraire et artistique apparu en France dans les années 1850 qui s’est progressivement étendu à toute l’Europe. Habituellement, on considère que son origine est récente et sociohistorique : on la cherche dans une réaction contre le sentimentalisme romantique et le besoin de représenter le plus fidèlement possible la réalité, c’est-à-dire la vie quotidienne, familiale, laborieuse, sociale, de personnages appartenant aux classes moyennes ou populaires.
Auerbach, lui, montre que cette préoccupation réaliste se rencontre dès l’origine, précisément dans la Sainte Écriture. En effet, double est l’origine de la littérature occidentale : grecque et biblique. Or, les deux écrits emploient des approches stylistiques très différentes. Pour montrer la diversité de ces « types fondamentaux », il fait appel à sa méthode qui consiste à choisir un extrait particulièrement représentatif : ce qu’il appelle « la cicatrice d’Ulysse » (Odyssée, L. XX, je crois)) et le sacrifice d’Isaac par Abraham (Gn 22). Les deux récits se distinguent comme clarté et obscurité : limpidité sans ombre et simplicité sans arrière-fond, dans le récit homérique ; ellipse, mystère et complexité appelant un travail interprétatif dans le récit génésiaque. De plus et surtout, l’Odyssée convoque deux styles, le sublime et le trivial. Il fait alterner et juxtapose des moments héroïques et des scènes domestiques. De fait, la rhétorique grecque distingue rigoureusement sermo sublimis et sermo humilis. Tout, au contraire, le style biblique ignore cette opposition.
Or, la raison de cette différence fondamentale doit être recherchée dans la vision du monde. Les Grecs distinguent fortement le monde des dieux et celui des hommes, comme l’incorruptible du corruptible. Certes, les dieux peuvent intervenir dans les affaires humaines, et ils ne s’en privent pas dans la guerre des Troyens et des Achéens, comme dans le retour d’Ulysse à Ithaque ; toutefois, la barrière demeure infranchissable, la différence ontologique incommensurable. Tout à l’inverse, dans la Bible, Dieu intervient dans le quotidien des hommes avec efficacité et sollicitude ; voire, dans le Nouveau Testament, il est tellement proche qu’il devient homme. Or, cette proximité est l’acte d’humilité par excellence. Donc, le plus sublime devient le plus infime. Dès lors, « sublimitas et humilitas » qui « sont partout des catégories éthiques et théologiques » cessent d’être « des catégories esthétiques et stylistiques [1] ». Certes, le Dieu biblique est encore plus transcendant que les dieux grecs ; mais son intervention concerne son action et n’implique pas un mélange entre son être et celui des hommes. Par conséquent, cette attention aimante de Dieu au réalisme de la vie quotidienne vécu par chaque hommes a sur le long terme, constitué comme la matrice de l’attention de l’homme contemporain à l’épaisseur des existences banales qu’incarne (sic !) le roman réaliste.
La suite de l’histoire chrétienne confirme et prolonge cette intuition réaliste. Au Moyen Âge, les Mystères, la littérature contemplative ou la poésie franciscaine s’inscrivent dans le sillage biblique en se refusant à séparer les deux styles. Inversement, le classicisme du Grand siècle français qui se réclame de l’esthétique caractéristique de l’Antiquité, grecque ou latine, renoue avec la dichtonomie entre le grand style réservé aux genres nobles et le style humble réservé aux genres de la conversation – en résonance avec la structure hiérarchique de la société de l’Ancien régime.
Auerbach en conclut donc : « Dans le monde chrétien, les deux styles sont d’emblée confondus, notamment dans l’Incarnation et la Passion du Christ, où sublimitas et humilitas, portées toutes deux à leur comble, se réalisent toutes deux et s’unissent l’une à l’autre [2] ».
Pascal Ide
[1] Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornelius Heim, Paris, Gallimard, 1968, p. 163.
[2] Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. Cornelius Heim, Paris, Gallimard, 1968, p. 161.