La poésie comme mélodie des choses selon Rilke

« Nous sommes au tout début, vois-tu [1] ».

1) Introduction

L’opuscule de jeunesse de Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses [2], est peut-être l’écrit qui exprime le mieux ce qu’est l’essence de la poésie (sous l’angle de la dynamique du don).

a) Topique

Habituellement, les interprètes voient dans ces Notizen qui furent rédigées alors que leur auteur avait 23 ans, le fruit de ses réflexions italiennes, à la suite du voyage décisif à Florence où il a visité les musées et les églises, découvrant les œuvres des maîtres, l’influence de Nietzsche de La naissance de la tragédie, à travers la très probable influence de Lou Andréa Salomé rencontrée à Munich où il suit à l’Université les cours de philosophie et d’histoire de l’art. De fait, l’on retrouve l’une et l’autre de ces influences : par exemple, l’importance de l’arrière-fond dans sa distinction d’avec le premier plan qui provient de la peinture italienne ; surtout, le désir d’une réforme du théâtre, voire de la littérature, l’idée de mélodie chorale de la nature qui, comme le soulignement singulier de la solitude (versus la communauté) et celui de la différence Dionysos-Apollos, proviennent du premier Nietzsche. Sans nous opposer à ces lectures, nous chercherons plutôt à les enrichir, afin de ne pas faire passer par pertes et profits la dimension transcendante de ces pages.

b) Objet

Résumons d’un mot ce qui, selon nous, constitue son intuition et intention : le poète est celui qui, loin de s’attarder à l’individualité des choses, en chante leur communion, c’est-à-dire leur surgissement de l’arrière-fond. Dans les termes qui ont donné son titre à l’écrit : le poète dit la mélodie des choses. Dans le registre de la donation : il voit (et dit) le donateur dans le don. Nous le montrerons en détail dans nos développements. Mais Rilke nous a précédés de manière très significative. En effet, il expose sa « thèse » très explicitement dans un § :

 

« Si donc nous voulons êtres des initiés de la vie, nous devons considérer les choses sur deux plans :

D’abord, la grande mélodie, à laquelle coopèrent choses et parfums, sensations et passés, crépuscules et nostalgies, –

Et puis : les voix singulières, qui complètent et parachèvent la plénitude de ce chœur » (xxi).

 

Il y a plus. Ce § est situé très exactement au centre, comme si toute l’œuvre vrillait autour. En outre, il commence par un « donc » qui signifie qu’il est l’aboutissement de tout le développement antérieur et le § suivant s’ouvre par un « à cette fin » (xxii) qui dit assez qu’il va désormais appliquer le programme ainsi clarifié. Si une étude structurale montrait en détail que l’auteur de ces lignes a adopté, sans doute à son insu, un ordre concentrique, la thèse se trouverait définitivement confirmée.

Quoi qu’il en soit, Rilke nous propose une théorie (ou plutôt le cœur pulsatile) non seulement de la poésie, voire du théâtre, mais de tout art. « Ces Notes d’une grande beauté annoncent magistralement son art poétique » (Note du traducteur, p. 62). Et cette vision de l’art se fonde elle-même sur une vision métaphysique que l’art exprime selon ses modalités propres. Et que, victimes de l’idéologie sécularisante, les critiques actuelles évitent soigneusement (révélatrices sont, par exemple, les trois pages, par ailleurs bien informées, au terme de l’édition bilingue, p. 61-63).

c) Plan

On pourrait adopter un ordre quasi-médical. En effet, Rilke prétend faire un diagnostic de l’état de l’art, voire du monde aujourd’hui, et administrer un remède à ce monde malade. D’où, par exemple, les prescriptions ordonnées, voire assenées par le quadruple « on doit », man muss, qui cadence le § xxii. Conformément à notre problématique, je soulignerai plus la problématique du don et déclinerai donc la thématique de la poésie en fonction de celui-ci, c’est-à-dire selon la dynamique ternaire, réception-appropriation et donation.

2) La réception

a) Enoncé

Les choses apparaissent sur la scène du monde ; autrement dit, elles se détachent sur un arrière-fond. Derrière la distinction entre l’avant-scène et l’arrière-fond se trouve celle des individus et du tout, des singularités isolées et de la totalité. Surtout, à travers cette distinction de la scène et du fond, Rilke exprime la dynamique d’une réception.

b) Induction concernant la réception à partir de l’arrière-fond

Il l’établit de manière inductive à partir de deux grandes expériences, celle de l’art et celle de la nature.

  1. Rilke part d’abord de l’art. De ses longues stations florentines, Rilke a tiré une leçon décisive. Elle est d’autant plus claire qu’il oppose deux sortes de peinture :

 

« Compare une fois un tableau du Trecento sur fond d’or avec une des nombreuses compositions plus tardives des maîtres anciens italiens, où les figures se rencontrent pour une Santa Conversazione devant l’éclatant paysage dans l’air léger de l’Ombrie. Le fond d’or isole chaque figure, le paysage luit derrière elles comme une âme qu’elles ont en commun [wie eine gemeinsame Seele], et d’où elles tirent leur sourire et leur amour » (v).

 

D’un côté, les tableaux du xive siècle isolent les individus. Voilà pourquoi il peut reprocher à l’art actuel : « nous en sommes encore à peindre les hommes sur fond d’or » (iii) ou « gris » (ix), c’est-à-dire « devant quelque chose d’indéterminé [etwas Unbestimmtem] » (iii). De l’autre, ces compositions vivantes « des maîtres anciens italiens », comme Marco Basaiti » (vi), Fra Bartolomé ou Léonard (xiii), où les personnages se détachent sur « le paysage qui leur est commun » (vi), plus encore, qui leur est « comme une âme commune » (v). De même, aujourd’hui, l’art « place simplement les hommes côte à côte, comme on faisait au Trecento » (ix).

Rilke ne reproche pas à l’art actuel d’invidualiser les choses : « Pour distinguer les hommes, il a fallu les isoler [isolieren] » (iv). Mais il l’appelle à ne pas oublier son origine qui est l’origine même des choses : « Mais après une longue expérience, il est juste de remettre en rapport les contemplations isolées » (ibid.).

  1. Or, ce que l’art montre, répète, imite (oui, osons-le dire avec Rilke) la vie des hommes : « Compare une fois un tableau […]. Puis remémore-toi la vie même » (v et vi). « L’art fait de même » (vii) que la vie. En effet, que nous montre-t-elle ?

 

« Il y a bien des instants où un homme devant toi se détache calme et clair à partir de sa gloire [von seiner Herrlichkeit]. Ce sont des fêtes rares, que tu n’oublies jamais. Cet homme, désormais, tu l’aimes [liebst]. C’est-à-dire tu t’appliques, de tes mains tendres, à copier [nachzuzeichnen : littéralement « montrer après »] les contours de sa personnalité telle que tu l’as perçue à cette heure » (vii).

 

Splendide ! Nous reviendrons sur cet extrait notamment en parlant de l’amour. Relevons ici que la « gloire », Herrlichkeit (que l’on peut aussi rendre par « splendeur »), est le fond sur lequel la figure « se détache ». De plus, cette connaissance a tous les traits d’un événement : elle survient à certains « instants », imprévisible ; si elle surprend, parce qu’elle est imprévisible, elle le fait dans le « calme » ; plus encore, elle suscite la joie (c’est une « fête ») ; or, cette jonction de surprise, de paix et de joie caractérise l’événement. Elle présente aussi les caractéristiques d’une expérience : « rare », elle ne peut se commander ». Enfin, cette expérience est féconde : elle suscite l’amour et la créativité qui, là encore, apparaît comme une « copie » (vii).

Toutefois, l’art est beaucoup plus qu’une imitation (Rilke parle du « modèle » : xxxi) : « Il est, oui, l’amour [Liebe] en plus ample, en plus démesuré » (viii). Il nous faudra revenir sur cette importante et étonnante notation.

  1. Les individus ne se reçoivent pas seulement du fond commun des hommes, mais aussi de la nature. Pour Rilke, l’individualité authentique se dessine aussi en continuité avec l’arrière-fond de la nature. On pourrait s’étonner de ce que Rilke évoque en particulier la « tempête » (xv et xvi). La raison est qu’il considère la relation entre le tout comme arrière-fond et l’individu comme scène à partir de la mélodie, comme l’insertion de notre solo dans « la mélodie une et commune », donc du point de vue sonore. C’est ainsi que s’il fait mention de la lampe et du soir, il parle du « chant d’une lampe » et du « souffle du soir » (xvi). D’ailleurs, il ne faudrait pas séparer la rencontre entre personnes de la nature : dans les peintures « de Marco Basaiti », « les saints » sont proches car ils vont par les ponts minuscules se retrouver au fond de la campagne à l’écoute [tief im lauschenden Land] » (xvii).

Non seulement Rilke ne désolidarise jamais l’individu de la foule, mais il voit le tout comme ce qui nous précède et à quoi il nous faut participer. Ce qui nous vaut cette superbe formule : « Savoir à quel moment c’est à toi d’attaquer, voilà le secret de ta solitude » (xvi).

c) Fruit de la réception : le lien entre les choses

De l’arrière-fond naît un lien authentique, et de son absence un lien illusoire. Une image résume cette opposition : « La vie se termine en aiguille dans les individualités. Mais c’est par les vallées plus larges que passe le sentier de sommet en sommet » (xiii).

  1. Un exemple illustre bien les deux types de lien :

 

« Souviens-toi de gens que tu as trouvés rassemblés sans qu’ils aient encore partagé une heure. Par exemple, des parents qui se rencontrent dans la chambre mortuaire d’un être vraiment cher. Chacun, à ce moment-là vit plongé dans son souvenir à lui. Leurs mots se croisent en s’ignorant. Leurs mains se ratent dans le désarroi premier. – Jusqu’à ce que derrière eux s’étale la douleur. Ils s’asseyent, inclinent le front et se taisent. Sur eux, bruit comme une forêt. Et ils sont proches l’un de l’autre comme jamais » (xix).

 

Comprenons bien. Ce n’est pas la communion dans la douleur individuelle (et incommunicable) qui rassemble, ce n’est pas non plus je ne sais quelle empathie qui ferait partager la souffrance de l’autre. C’est le silence : la communion s’identifie toujours à « la puissante mélodie de l’arrière-fond [mächtigen Melodie des Hintergrundes] » que « beaucoup n’entendent plus » ; or, la « profonde douleur » rend « les humains également silencieux » ; donc, la douleur installe un climat de silence qui permet la communion (xx).

  1. Voyons plus en détail.

Lorsque les choses surgissent de ce fond commun qui est une âme commune, alors elles fraternisent. De fait, le poète emploie souvent la racine sammen qui donne par exemple zusammen, « ensemble ». « Ce n’est que lorsqu’un arrière-fond se dresse derrière eux, qu’ils commencent à commercer entre eux » (xv). Comment s’en étonner ? Pour être frères, il faut avoir un même père. Ou une mère. Voilà pourquoi Rilke parle de la référence à une « patrie une » (xv). Telle est la mélodie sur laquelle nous reviendrons. Cette communion se caractérise par une note essentielle, la proximité, « la bienheureuse proximité [seligen Nebeneinandersein : le terme allemand est étymologiquement plus riche que le français, puisque, en plus de la proximité, il signifie-contient en plus l’unité, l’altérité et l’être] » (xvii). Elle se notifie aussi par une coloration affective qui la révèle : la joie paisible.

Inversement, l’art atteste que, sans cet arrière-fond, ou plutôt sur un arrière-fond uniforme, indéterminé, « gris ou or », les hommes sont « laissés à eux-mêmes », leur « commerce », donc « la scène », n’est que justaposition (cf. ix). Rilke décrit ce contre-exemple dans plusieurs paragraphes, soulignant les « efforts infinis » quoiqu’infructueux (x), la dangerosité et la fragilité – les hommes sautent, « si bien qu’ils ne se rencontrent qu’en l’air » (xii) –. La raison de ce lien évanescent est la suivante : l’art nous montre « chacun sur son île » ; plus encore, comme « les îles ne sont pas assez distantes pour qu’on y vive solitaire et tranquille », « l’un peut déranger l’autre, ou l’effrayer » (xi). Donc, là aussi, ce constat se révèle dans une coloration affective qui est l’inquiétude (xi). Rilke convoque une aute image suggestive : « Beaucoup […] sont comme des arbres qui ont oublié leurs racines et qui croient à présent que leur force et leur vie, c’est le bruissement de leurs branches » (xx). La raison ultime réside dans l’attitude qui replie l’homme sur lui et le scotome qui lui fait oublier qu’il vient d’au-delà de lui : « Les ponts menant à l’autre […] ne sont pas en nous, mais derrière [hinter] nous » (xiii). Autrement dit, nous recevons (de) l’autre.

d) Enracinement de l’arrière-fond dans la transcendance

De prime abord, Rilke déploie une thèse seulement immanente : les choses et les personnes renvoient à un fond mélodieux qui en assure l’unité. Mais ce fond lui-même renvoie à un fond encore plus abyssal, qui est proprement divin.

D’abord, Rilke nomme explicitement Dieu à une reprise (viii), allant jusqu’à identifier l’art à « l’amour de Dieu ». Comment ne pas y voir la métaphore classique, qui fait de la création l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire l’œuvre artistique par excellence, puisqu’elle produit du « beau » (tov : Gn 1) et cela, à partir de rien ? Il le nomme aussi implicitement, lorsqu’il parle du rassemblement de plusieurs hommes qui, au lieu d’être conduites par plusieurs mains, le sont par « une main ». Or, la main est un organe personnel, notamment dans la Bible qui symbolise ainsi l’action divine ; plus encore, Rilke souligne l’unicité dans le texte ; enfin, il qualifie cette « main » (le terme est répété) de « souveraine [herrschenden] » (xiv).

3) Les autres moments du don

a) L’appropriation

Rilke ne fait qu’évoquer le moment d’intériorisation, mais il ne le manque pas. Il note par exemple que toute réception de l’arrière-fond ne suffit pas ; il s’agit d’accéder aux « deux éléments de la mélodie de la vie dans leur forme primitive [Formen primitiven] » (xxii). En effet, de prime abord, les choses apparaissent comme chaotiques, disposées au hasard.

Surtout, le thème de l’appropriation apparaît dans celui de la solitude, chère au poète. Mais celle-ci, loin d’être la revendication réactive des Lumières françaises qui ne conquièrent leur autonomie qu’en s’arrachant, est l’accueil paisible, conforme à l’Aufklärung allemand, de son enracinement. En effet, l’arrière-fond ne se veut pas lui-même, mais veut la belle individualité, c’est-à-dire la « grande solitude ». Dès lors, Rilke peut soutenir le paradoxe : « Plus il y a de solitaires, plus solennelle, émouvante et puissante est leur communauté » (xxxix).

Plus encore, le mouvement de la vie veut ce détachement individualisant à partir de l’arrière-fond, c’est-à-dire de « ce qui est commun [Gemeinsame] ». Voire c’est celui-ci qui le veut : « Dès l’instant où certaines de ses parties prennent leur distance d’avec l’unité maternelle, il entre en opposition avec elles ; car c’est en s’éloignant de lui qu’elles se développent. Mais il ne les lâche pas des mains » (xxxix).

b) La fécondité

C’est en s’enracinant dans ce fond premier que l’artiste vit pleinement sa fécondité. Rilke est plus sobre sur cette fécondité, voire semble la minimiser (cf. xvii). En fait, il insiste pour rappeler à ses contemporains qui n’ont « pas le temps d’écouter » (xx) la « mélodie de la vie » (xxii).

Toutefois, Rilke n’ignore pas que celui qui sait vivre à partir de ce qui est « derrière » lui et non pas seulement « en » lui, porte du fruit. Ici, la métaphore de l’arbre est de nouveau convoquée avec bonheur:

 

« Nous sommes comme des fruits. Nous pendons haut à des branches étrangement tortueuses et nous endurons bien des vents. Ce qui est à nous, c’est notre maturité, notre douceur et notre beauté. Mais la force pour ça coule dans un seul tronc depuis une racine qui s’est propagée jusqu’à couvrir des mondes en nous tous » (xxxix).

 

La métaphore végétale peut même s’appliquer à la modernité oublieuse de son origine : « La racine a beau tout ignorer des fruits, il n’empêche qu’elle les nourrit » (xxxviii).

 

Dès lors, il est possible d’appliquer toute la dynamique à l’art Dans un §, Rilke montre combien le propre de l’art est de donner et donc d’aimer :

 

« L’art fait de même. Il est, oui, l’amour en plus ample, en plus démesuré. Il est l’amour de Dieu. Il n’a pas le droit de s’arrêter à l’individu, qui n’est que la porte de la vie. Il doit la franchir. La fatigue lui est interdite. Pour s’accomplir, il doit œuvrer là où tous – sont Un. Et quand il donne cet Un, alors vient une richesse sans limite sur tous » (viii).

 

Ainsi non seulement l’art doit contempler cette unité sous-jacente, mais il doit en faire don au monde. Comment ne pas noter, une nouvelle fois, comme une référence implicite à Dieu en cet « Un » notifié avec une majuscule ?

Ainsi, Rilke tire les conséquences de sa doctrine sur la « mélodie des choses » pour orienter l’artiste. Il y consacre toute la fin de son opuscule, c’est-à-dire un petit tiers (xxiv-xxxv). Il distingue les deux voies que l’art peut emprunter, celle du lien horizontal et celle du lien vertical, c’est-à-dire dans la profondeur (xxiv) et opte pour la seconde (xxv). Il l’analyse (xxvi-xxix), en offre un exemple (xxx) qu’il analyse (xxxi), fournit des conseils (xxxii-xxxv).

4) La nature du lien

Rilke ne pense pas seulement l’existence d’un lien irréfragable entre l’arrière-fond et la scène, entre les individus et leur « patrie commune ». Il tente de s’approcher de la nature de cette relation.

a) L’amour-don

La dynamique sous-jacente à la poésie n’est pas la seule créativité, mais est l’amour. Voilà pourquoi nous ne nous étonnons pas de retrouver la dynamique du don. En revanche, il est heureux que Rilke en ait eu conscience au point de la nommer, par quelques paroles suffisamment claires pour ôter tout doute. Tout d’abord, il ose identifier l’art à l’amour : « L’art [die Kunst] […] est l’amour [Liebe] en plus ample, en plus démesuré » (viii). En effet, l’événement expérimenté d’une gloire, c’est-à-dire d’un homme qui se détache de manière imprévue, comme une grâce, suscite en nous l’amour : « Cet homme, désormais, tu l’aimes » (vii). Enfin, lorsque le tableau ne nous montre pas « quelque chose d’indéterminé [etwas Unbestimmtem] » (iii), ce qui apparaît n’est rien moins que l’ « amour [Liebe] » (v).

Si Rilke retrouve la dynamique de l’amour-don, ce n’est pas sans originalité. D’abord, il exprime la réceptivité non pas en termes d’antériorité, mais de postériorité. Il ne cesse, en effet, d’employer la métaphore de l’hinter, « derrière ». De nombreux textes l’ont montré. Voici un texte qui n’a pas encore été cité où, de surcroît, l’auteur souligne la préposition : « Toute discorde et toute erreur viennent de ce que les hommes cherchent leur élément commun en eux, au lieu de le chercher dans les choses derrière eux, dans la lumière » (xxxvii).

b) La louange

La louange est présente explicitement : « Nous sommes en avant […] de bénisseuses nostalgies » (xviii).

Mais Rilke évoque aussi la louange implicitement. Nous avons dit plus haut que, selon le § vii, l’événement-avènement suscitait en nous surprise et joie ; or, la gratitude, avant d’être un acte, est une émotion, précisément, la synthèse nouvelle de la joie et de la surprise.

c) La rythmicité

Rilke enrichit la dynamique du don en la relisant à partir de la mélodie. Le terme est très présent, non seulement dans le titre, mais dans le texte des § (il me semble devenir plus prégnant à partir de la deuxième partie : xx et s). Ne nous trompons pas. Cette mélodie ne se réduit pas au lien entre les choses. Cette relation de communion en quelque sorte horizontale s’enracine dans la relation unissant comme verticalement l’arrière-fond et la scène, entre le fond et la présence manifestative.

De plus, cette mélodie ne nous est pas donnée d’emblée. Elle émerge du bruissement des choses. Elle requiert donc un discernement.

 

« Il faut décortiquer le tumulte grondant de la mer et en extraire le rythme du bruit des vagues, et avoir, de l’embrouillamini de la conversation quotidienne, démêlé la ligne vivante qui porte les autres. Il faut disposer côte à côte les couleurs pures pour apprendre à connaître leurs contrastes et leurs affinités. Il faut avoir oublié le beaucoup, pour l’amour de l’important » (xxii).

 

Ce discernement se fonde sur une ontologie de l’ebullitio (bouillonnement) qui est à verser au dossier du fond d’où sourdent les formes et confirme la structure ontophanique de l’étant.

Ainsi que nous l’avons dit, l’importance accordée à la mélodie contribue à valoriser, plus que de coutume, la perspective sonore. Au point que le visuel lui-même est comme reconduit au sonore, au nom même de cette vibration sous-jacente.

d) L’esprit

Il me semble que, à travers la symbolisation du donateur dans le don, Rilke souligne aussi la donation de l’esprit qui rassemble en profondeur, la solidité d’un lien qui compte autant que les étants liés.

5) Les présupposés

L’on sait combien les interprètes ont cherché à tirer Rilke dans un sens païen, voire nietzschéen, en tout cas le désolidariser de sa source chrétienne. Rien ne permet de l’affirmer en ce texte. Au contraire. Les allusions religieuses l’attestent ; la référence métaphysique à l’être le confirme.

a) La métaphysique

La métaphysique sous-jacente est celle de l’être : « C’est au loin, dans des arrière-plans éclatants, qu’ont lieu nos épanouissements […]. C’est là que nous sommes, alors qu’au premier plan nous allons et venons » (xviii). Assurément, Rilke parle explicitement de l’être et le souligne : pour lui, l’être n’advient que lorsque l’individu se vit à partir de son arrière-fond commun. Mais, en outre, il oppose sinon de manière parménidienne un fond stable et une apparence passagère (« au premier plan nous allons et venons »), du moins un homme qui ne vivrait que de ce va-et-vient et celui qui enracine son « histoire » dans le « mouvement fondamental » (ibid.).

La métaphysique est aussi celle de l’être comme amour. En effet, l’être se structure de manière épiphanique : l’arrière-fond est aux individus ce que le fond est à l’apparition ; de fait, comme le français, l’allemand Hintergrund, « arrière-fond », a pour racine Grund, « fond ». Or, en général et chez Rilke en particulier (cf. le développement ci-dessus sur l’amour), la dynamique manifestative est animée et rythmée par l’amour (cf., par exemple, vii). Partons d’un exemple exposé par Rilke lui-même :

 

« Quand deux personnes sont graves à un égal degré, elles n’ont pas à parler de la mélodie de leurs heures. Elle est leur élément en et pour soi commun. Elle est entre eux comme un autel ardent et eux, craintivement, de leurs syllabes rares alimentent la flamme sacrée.

« Si je tire ces deux personnes de leur être ingénu pour les mettre sur scène, je le fais manifestement pour montrer deux amants et expliquer pourquoi ils sont heureux. Mais sur la scène, l’autel est invisible et nul n’est en mesure d’expliquer les gestes étranges des sacrifiants » (xxiii).

 

Peu importe si Rilke vise le théâtre ; ce qu’il dit vaut aussi de la vie. Cet exemple oppose le vécu des amants et leur exposition sur scène. Or, tout dans le vécu des amants atteste qu’ils sont rassemblés, unis à partir de l’arrière-fond : leur bonheur, la profondeur (« égal degré »), la « mélodie ». Donc, le poète oppose bien l’arrière-fond à la scène ou apparition. Or, le premier se distingue de la seconde comme l’inaudible (« elles n’ont pas à parler ») et l’« invisible » à la nécessaire mise en paroles et la visibilité des « gestes ». Tout indique l’opposition du fond imperceptible et de l’épiphanie perceptible.

b) La foi chrétienne

Il faut dire plus, Rilke se fonde sur une théologie et une théologie chrétienne du Dieu qui est amour. Plus encore, la perception de l’importance de l’arrière-plan fondant la scène relève d’une vision religieuse :

 

« Car c’est presque de l’importance d’une religion [Religion] d’avoir compris ça : qu’une fois qu’on a découvert la mélodie de l’arrière-plan, on n’est plus indécis dans ses mots ni obscur dans ses décisions » (xxxvi).

 

Voire, le paragraphe conclusif n’est-il pas une hymne implicite à Dieu ? Après avoir parlé de la place occupée par chacun dans « l’ample mélodie de la vie » et « le grand orchestre » où « l’un perçoit plus, l’autre moins », Rilke élargit brusquement :

 

« Qui percevrait toute la mélodie [ganze Melodie] serait tout à la fois le plus solitaire et le plus communautaire [der Einsamste und Gemeinsamste]. Car il entendrait ce que nul n’entend, et ce pour l’unique raison qu’il comprend en son achèvement [Vollendung] ce dont les autres, tendant l’oreille, ne saisissent que d’obscures bribes » (xxxx) [3]

 

En effet, qui pourrait prétendre « entendre ce que nul n’entend », « comprend[re] en son achèvement » la totalité de la mélodie, donc de la création, sinon le Créateur même ? Enfin, qui, sinon Dieu, mais plus encore le Christ, est à la fois le plus solitaire et le plus solidaire ?

6) Conclusion

a) Résumé

Nous l’avons vu. C’est la logique du don en son intégralité qui commande tout l’opuscule. Révélatrice est de ce point de vue l’ouverture (qui est aussi la parole de l’exergue). « Nous sommes au tout début, vois-tu [Ganz am Anfang, siehst du] » (i). Cette phrase initiale des Notizen de Rilke est paradoxale : à la fois, elle énonce la volonté du jeune poète de renouveler, voire réformer la poésie et le théâtre de son temps, dans un acte radical qui pourrait sonner comme une rupture ; de l’autre, elle l’annonce sous la forme d’un dialogue avec un invisible auditeur, donc dans un acte qui convoque l’autre et en honore implicitement la précédence. Donc, rien de l’invention d’une nouvelle philosophie, seul dans son poële, ou d’un art nouveau, comme le manifeste surréaliste. Or, la logique du don permet de tenir les deux affirmations, sans en rien les ternir…

Le § immédiatement suivant, donc le deuxième, ne dit pas autre chose. Il commence de manière nietzschéenne, en affirmant que le Gay savoir est de créer : « Je ne peux penser plus heureux savoir [seligeres Wissen] que cet unique-ci : qu’il faut devenir un initiateur [Beginner] ». Mais il continue en affirmant que ce commençant est aussi un suivant (puisqu’il est « derrière ») : « Un qui écrit le premier mot derrière [hinter] un séculaire tiret [Gedankenstrich] » (ii), ce dernier mot ayant la même racine que le remerciement.

b) Observation

Nous nous permettrons d’objecter à Rilke seulement qu’il a manqué d’empathie, voire de connaissance de la symbolique médiévale : d’abord, le fond d’or symbolise la gloire, donc, en dernière instance, Dieu ; ensuite, dans un cosmos fini baignant dans la gloire de Dieu (« Pleni sunt cœli et terra gloria tua »), les étants sont non seulement organisés, hiérarchisés, mais sécurisés, enveloppés. Mais cette réserve porte sur une illustration du principe (mélodique), non sur celui-ci, et donc n’affecte pas la démonstration.

c) Ouverture

Assurément, L’intuititon créatrice dans l’art et la poésie de Maritain est un livre plus ample et plus pensé. Mais il n’est pas sûr qu’il ait vu plus profondément et plus précisément le cœur de la vocation du poète. Surtout, les convergences ne sont pas minces. Tous deux s’enracinent dans un terreau à la fois métaphysique et religieux (chrétien). Tous deux affirment que le poète doit coïncider (« s’égaliser », dirait Blondel) avec le noyau des choses, que la forme de connaissance poétique échappe à la vie lumineuse des concepts, que cette intuition jaillit d’un rythme ou plutôt est rythme (« musique des pulsions intuitives », dit Maritain, « mélodie », affirme Rilke), etc.

Pascal Ide

[1] Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses, trad. Bernard Pautrat, Paris, Allia, 2015, i.

[2] Rainer Maria Rilke, Notizen zur Melodie der Dingen, 1898, Sämtliche Werke, vol. 5, Insel-Verlag, 1965 : Notes sur la mélodie des choses, trad. Bernard Pautrat, Paris, Allia, 2015. Version bilingue, sans pagination. Nous emploierons la seule division qui vient du texte de Rilke, le découpage en quarante paragraphes très brefs. Je me suis permis quelques corrections, sans avoir la discourtoisie de l’indiquer. J’analyserai surtout les § i à xxiv ; les suivants ne font que les appliquer à l’art notamment théâtral, sans apporter de nouveauté théorique.

[3] Comment ne pas noter l’esprit si allemand de Rilke, qui valorise le fond obscur d’où tout jaillit, l’inclination vers la Naturphilosophie (par exemple, la théorie gœthéenne des couleurs : xxii), etc.

17.6.2019
 

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