France Catholique, septembre 1998.
– L’homme est-il libre ? Mais réglons d’abord les problèmes de vocabulaire. Valéry disait ne pas aimer ce terme confus, « barbouillé de métaphysique ».
Pascal Ide – L’usage courant donne au moins quatre sens au terme liberté. Il y a d’abord l’absence de contrainte extérieure : en ce sens, l’homme libre s’oppose à l’esclave ou au prisonnier. Cette liberté est qualifiée de physique par les philosophes. Il y a ensuite la liberté politique qui est l’absence ou la suppression des contraintes imposées par la société, ou plutôt des contraintes considérées comme illégitimes. Ces deux premières sortes de liberté ne sont encore qu’extérieures. La liberté est aussi et d’abord une capacité intérieure. Cette liberté est la faculté de celui qui peut faire ou ne pas faire, et qui peut faire ceci ou cela, par exemple aller à droite ou à gauche : on appelle cette liberté libre-arbitre (en latin choix libre) ou liberté d’indifférence, d’indétermination. Il reste un dernier sens à la liberté et cette liberté est encore intérieure : la capacité de se déterminer par soi-même, d’être soi-même. Ici, la liberté n’est plus seulement une indétermination, mais une autodétermination, une fidélité à soi. Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson disait que la liberté est « le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit. » On appelle parfois cette dernière liberté, liberté morale ou liberté de qualité.
Un exemple fera comprendre la différence importante existant entre liberté d’indifférence (d’indétermination) et liberté morale (d’autodétermination). Une personne mariée est-elle libre ? Non, répondront certains (la plupart ?). Ne parle-t-on pas du lien matrimonial et le terme conjugal ne vient-il pas de joug (être attaché au même joug) ? Se marier, c’est cesser de pouvoir choisir entre mariage et célibat, entre ce conjoint-ci et tous les autres. Combien de célibats et, plus généralement, de difficultés à l’engagement viennent du refus de se fermer des possibles ? La liberté dont on parle est ici la liberté d’indétermination. Pourtant, nombre de personnes mariées s’estiment libres et même plus libres qu’avant leur mariage. Qu’est-ce à dire ? Leur liberté ne consiste pas à remettre en cause leur fidélité tous les matins, mais à la rechoisir. Ici, la liberté est autodétermination. Comprenez bien : non pas le consentement résigné à une fatalité, mais le choix heureux d’un bien : « Je t’aime et je veux t’aimer de plus en plus. C’est pour cela que j’ai choisi de t’épouser et de me donner à toi. » Il y a donc une gradation : la liberté croît quand on passe de la liberté physique (extérieure) à la liberté d’indifférence et enfin la liberté morale. Dans la liberté d’indifférence, il sommeille encore quelque chose de la toute-puissance de l’enfant qui aspire à tout mais n’a rien : tout est désirable, mais rien n’est voulu.
– Nous en sommes aux définitions. Mais dans la réalité, l’homme est-il libre ? L’homme n’est-il pas déterminé ?
PI – Nous ne sommes pas déterminés, mais conditionnés. Or, dix mille conditionnements ne font pas un déterminisme. Ces conditionnements ne peuvent pas étouffer la liberté. L’expérience nous montre que nous sommes les causes de nos actes. Toutes les sciences humaines, toutes les philosophies déterministes ne peuvent réfuter cette évidence intérieure. Précisons. Une action déterminée est une action qui a des causes déterminées, prévisibles. Le mouvement d’une boule de billard est prédictible, je peux prévoir la trajectoire avant qu’elle se déroule : ce mouvement est déterminé. Or, nos actions sont le plus souvent imprévisibles. Comprenez bien : je peux toujours les expliquer après-coup ; je ne peux jamais être certain a priori. Une simple expérience. Prenez un verre d’eau et dites à votre contradicteur : « Que vais-je faire de ce verre d’eau dans les trente secondes qui viennent ? Vous pourrez toujours expliquer a posteriori pourquoi j’ai agi ainsi, puisque l’on n’agit pas sans raison ; mais êtes-vous prêt à parier sur ce que je vais faire maintenant. Si c’est le cas, écrivez une feuille de papier ce que je vais faire. » Voici une manière philosophique de s’enrichir !
– Mais ces conditionnements ne limitent-ils pas notre liberté ?
PI – Si, indéniablement. Là est la question vitale, importante. Nous sommes tous conditionnés. Mais d’abord, il y a les conditionnements qui non seulement ne me limitent pas, mais sont les conditions d’exercice de ma liberté : sans se plancher, je ne pourrais pas marcher, donc librement m’avancer vers ce que je veux. Dans un de ses premiers ouvrages, Le volontaire et l’involontaire, Paul Ricœur a excellemment montré combien le volontaire surgit de l’involontaire et l’utilise. Ce conditionnement, il me faut l’accepter si je veux grandir en liberté. Combien de personnes refusent de vieillir, croient que leur corps répond comme avant, ne limitent pas leur activité et vont déclencher une maladie parfois grave ? En revanche, consentir à ce conditionnement physique, c’est accéder à un autre âge de la vie, découvrir un autre aspect de la vie : la vie-illesse !
Mais il y a aussi les conditionnements qui me limitent. Je crois qu’une des principales questions de l’existence est le discernement entre ce qui relève du conditionnement et ce qui relève de ma responsabilité. Combien de personnes se culpabilisent d’actions dont elles ne sont pas la cause ? Par exemple, combien de parents croyants s’en veulent de ce que leurs enfants ne pratiquent pas, etc. ? C’est oublier que l’éducation ne transmet pas des valeurs, mais une liberté pour les accueillir. Accepter que les enfants utilisent leur liberté pour le bien ou le moins bon, c’est consentir à son impuissance : accepter ce conditionnement rend libre intérieurement. Un autre signe : de quoi est-on fier ? que loue-t-on ? Il est frappant de voir que la société applaudit souvent les qualités qui relèvent de nos conditionnements : la beauté, l’intelligence, la mémoire (je sais bien qu’elles ne vont pas sans effort), mais boude plus ce qui est le fruit du patient et obscur travail de la liberté et de la générosité. La liberté est donc au croisement de l’humilité qui consent aux conditionnements et du courage qui accomplit ce qui les transcende.
– Si la liberté consiste à consentir ou à accomplir, elle est donc infinie ?
PI – Non pas. Car la liberté n’est pas seulement bornée par ces conditionnements, même si elle les accueille, elle est aussi limitée d’une autre manière : par sa finalité. On pourrait dire que la première borne vient d’en-bas et la seconde d’en-haut. Cette dernière limite passe malheureusement inaperçue ; or, elle est plus vitale. Partons d’un exemple. Je vais en vacances à Courchevel : je peux prendre le train ou la voiture. Je suis donc libre, puisque la liberté est capacité de choix. Mais remarquez que je ne suis libre de choisir que parce que je vais à Courchevel. La finalité (aller à Courchevel) précède le choix. Celui-ci ne porte que sur les moyens. Vous me direz que j’étais libre de choisir Courchevel. Sans doute. Mais qu’est-ce qui le montre ? Je pouvais aussi prendre mes vacances sur la presqu’île de Ghien. La liberté de choisir entre Courchevel et la presqu’île de Ghien était fonction d’une finalité plus générale : prendre mes vacances. La liberté s’exerce donc toujours au plan des moyens ; elle est suspendue à une fin. C’est pour cela que l’on ne parle pas de liberté en général, mais de liberté de quelque chose : liberté de penser, de pratiquer sa foi, etc. Aussi, même dénuée de conditionnements, ce qui est impossible, aucune liberté humaine ne peut être in-finie : elle dépend d’une fin, d’une finalité.
– Si je vous suis bien, la liberté dépend des fins qu’on se donne. Mais alors, si certains conditionnements peuvent entraver la liberté, certaines finalités ne peuvent-elles pas faire de même ? Si on se trompe de buts…
PI – …on s’aliène. De la hauteur de la fin dépend l’amplitude de la liberté. Si ma finalité, c’est de manger des pop-corns, ma liberté se limite à choisir entre telle ou telle marque, telle quantité, etc. ! En fait, l’homme est fait pour rien moins que l’infini. C’est ce que montre son insatisfaction, son inquiétude permanentes. Rien n’assouvit son désir, rien n’étanche sa soif. Or, seul Dieu est le Bien infini. Les autres biens sont finis. Du coup, lorsque l’homme les prend pour finalité, il se fourvoie. Une seule solution : répéter, chercher des sensations toujours nouvelles, bref, troquer l’indéfini contre l’infini. Mais il ne récoltera qu’amertume et déception croissantes. Pourquoi notre monde est-il triste, alors qu’il ne cesse d’augmenter son pouvoir d’achat (en un demi-siècle, celui-ci s’est multiplié par six) ?
Seul est libre celui qui a placé en Dieu et en Dieu seul sa finalité. Cette vérité n’a jamais été autant d’actualité qu’aujourd’hui. On prend conscience outre-atlantique mais aussi en notre pays de nos multiples dépendances, de ce que les anglo-saxons appellent des addictions et que nous traduisons des compulsions. La compulsion est une action répétitive, involontaire, incontrôlable. Chacun sait que l’alcoolique ne peut se passer d’alcool et le boulimique de sucre : l’alcoolisme et la boulimie sont des compulsions. Or, on analyse les compulsions en terme de plaisir et de perte de contrôle. C’est vrai. Mais c’est insuffisant. La compulsion est d’abord une question de finalité. La personne compulsive, droguée, a mis son bonheur, toute sa finalité dans une réalité finie qui ne peut la combler, mais dont elle ne peut plus se passer.
La Bible a un nom pour désigner l’objet d’une compulsion : l’idole. Loin de moi de juger les personnes droguées. Mon analyse n’est pas morale, mais anthropologique : ce sont nos compulsions qui nous aliènent le plus. Seul Dieu ne rend pas dépendant, car il est seul capable de me combler et de me respecter tout à la fois. « Là où est l’Esprit, là est la liberté », dit saint Paul. La démarche des Alcooliques Anonymes (dont se sont inspirés les Outre-mangeurs anonymes, les Narcotiques anonymes, etc.) l’a compris, elle qui se réfère à un Absolu (que l’on ne nomme pas Dieu pour respecter la diversité des croyances). Un ancien drogué me disait un jour : « Ma drogue, c’était mon dieu. J’ai commencé à changer, le jour où je me suis rendu compte qu’il y avait un Dieu au-dessus de moi. »
– Mais, en ce sens, nous sommes tous des drogués, des aliénés ? Pécher, disaient les Pères, c’est choisir la créature contre le Créateur.
PI – Exactement. Nous avons tous nos drogues, nos compulsions secrètes. Se convertir, c’est s’arracher à ces préférences qui nous ligotent pour nous tourner vers Celui qui nous libère. C’est ce que saint Jean de la Croix a si bien compris. Il appelait « passions » ce qu’aujourd’hui nous appelons compulsions. Malheureusement, les chrétiens ne lisent plus le Docteur mystique. Bientôt les responsables Nouvel Age et certains bouddhistes connaîtront mieux que nous La Montée du Carmel ou La nuit obscure ! Le cheminement décrit par Jean de la Croix n’est pas facultatif, il y va de notre liberté intérieure. Si nous avons tant peur de nous convertir à Dieu, c’est sans doute à cause de nos fausses représentations de Dieu (Dieu-Vautour contre Dieu-Amour) ; mais c’est tout autant parce que nous avons peur de perdre nos drogues, nos fausses consolations.
– La véritable liberté n’est donc pas un point de départ, comme on le croit souvent ?
PI – La liberté est une capacité octroyée à tout homme. Mais son plein déploiement est un long chemin. Notre liberté a besoin de grandir, quitter ses multiples aliénations, recevoir le pardon, être purifiée. L’homme vraiment libre est toujours et d’abord un homme libéré.