Crawl, thriller américain coproduit et réalisé par Alexandre Aja, 2019. Avec Kaya Scodelario, Barry Pepper.
Thèmes
Guérison, relation père-fille, triangle dramatique de Karpman.
Le réalisateur français de ce film américain met en scène un sauvetage physique éprouvant qui devient un salut symbolique édifiant. Âmes sensibles s’abstenir, Crawl n’est à conseiller qu’aux spectateurs que la tension paradoxalement détend.
Passons les invraisemblances du genre, par exemple : comment deux agents de sécurité en bonne santé sont-ils happés en quelques coups de mâchoire, lorsque, malgré le froid, la faim, la fatigue, l’angoisse et les multiples blessures, les héros trouvent la résistance qui est plus qu’une résilience pour non seulement se défendre, mais contre-attaquer ? Alexandre Aja (acronyme d’Alexandre Jouan-Arcady, fils du cinéaste Alexandre Arcady et de la critique de cinéma Marie-Jo Jouan) signe ici un thriller original à petit budget, mais à grands effets (les accoudoirs sont aussi assurément empoignés par nos mains que par une gueule d’alligator), entre film catastrophe (l’ouragan force 5 souffle depuis le premier plan jusqu’au dernier et ne s’apaise que la brève accalmie qu’est la traversée de l’œil) et film d’horreur (ces Dents du fleuve introduisent un nouveau monstre dans la galerie des Jaws), entre éléments en furie (la Floride qui en est la proie abrite aussi les plus redoutables prédateurs) et huis-clos claustrophobe (une bonne partie du film se déroule dans une cave elle-même surbaissée qui multiplie les traquenards). Surtout, contre toutes les réactions animalistes, Aja n’hésite pas à revenir au « méchant » traditionnel (c’est bien la bête qui est un prédateur sans excuse et sans limite ; et l’homme, a fortiori la jeune fille n’en est, du moins au point de départ, que la victime innocente et vulnérable) et au classique renversement de la dialectique animal-homme (qui n’a rien d’une conversion culpabilisée vis-à-vis de quelque obscure faute commise à l’égard de la nature : l’homme ne sortira du piège mortel qu’en sortant de la posture subie pour activement devenir le chasseur de son chasseur : « Allons défoncer ces gros lézards »).
Mais, avec Jaws (1975), Steven Spielberg a ouvert la voie d’un nouveau genre d’épouvante musclée où le face à face avec le monstre archaïque (ici, une sorte de requin à écailles !) devient nécessairement un face à face psycho-éthique avec ses démons intérieurs. Et les deux héros malgré eux ne survivront à leur épreuve que s’ils s’affrontent à leurs conflits endopsychiques trop longtemps refoulés (fuite dans le mensonge et l’alcool pour le père ; dans la victimisation et l’échec pour la fille). Ceux que tout, dans leur mécanisme de défense, a poussé à se séparer, relationnellement, puis géographiquement, ne pourront se sauver et enfin être sauvés qu’en se rapprochant et, enfin, en coopérant à nouveau.
La proximité de la mort la plus cruelle devient alors l’occasion pour que se révèle enfin la vérité profonde autrement violente de leur guerre intestine : Hayley et son père Dave, nous est-il expressément expliqué par la bouche de Beth, se ressemblent autant que sa sœur et sa mère ; or, ce n’est pas la différence, mais la similitude, qui est la source de toutes les violences, par le biais de la rivalité mimétique au dehors et de la jalousie au dedans.
Si, dans sa réalité, le diagnostic emprunte à l’anthropologie girardienne, en sa symbolique, il convoque la psychanalyse freudienne. Le conflit se déroule dans la cave de la maison familiale ; or, la cave est le lieu opaque, enfer-mé, inférieur, infernal. Comment, une fois les protagonistes rassemblés, les forces obscures et trop longtemps déniées qui sont tapies dans les abysses, ne se déchaîneraint-elles pas ? Comment ne menaceraient-elles pas de refermer leurs mâchoires sur les fragiles défenses, faire tourner les psychismes dans leurs scénarios compulsifs-répétitifs, attirer les égos dans les profondeurs et finir de les finir ? Les morsures balafrant les corps sont autant de révélateurs des blessures lacérant les âmes. La reconstruction ne pourra que provenir d’en haut, c’est-à-dire de l’issue hors des eaux primordiales, par le passage étroit et périlleux d’une filière qui débouche à l’air libre, qui permet de renaître, plus, d’accoucher à la liberté, et d’échapper au filet de l’oiseleur.
La psychanalyse jungienne n’est pas loin : n’y a-t-il pas de la synchronisation dans l’affrontement des éléments qui miment sans se lasser les conflits multiples de cette famille dysfonctionnante ? Ils n’arrêteront d’être menaçants que lorsque le père et la fille seront enfin réunis, tournés vers le ciel, mains entrelacées, cœurs réconciliés. Entre temps, l’eau des larmes jaillira du dedans lorsque la cave menacera d’être définitivement submergée par l’eau de l’inondation, venue du dehors.
Le traitement, enfin, relève plus de la thérapie brève comme les Américains l’aiment (le film respecte presque la loi des trois unités), type Analyse transactionnelle, sous-type Triangle maléfique. En effet, les deux Victimaires devront s’avouer et avouer qu’ils furent les propres bourreaux de leur âme. Ils ne pourront pleinement se sauver de leurs itérations mortifères qu’en sauvant l’autre, c’est-à-dire en sortant d’eux-mêmes gratuitement. Dès lors, la répétition cesse d’être réaction pour devenir, selon une heureuse anagramme, création. Hayley peut passer du ‘Ne t’inquiète pas papa de rater ton couple, moi, je rate mes compétitions’, pour contacter la ressource qui lui permettra de triompher en triomphant d’elle-même. Les accusations trop faciles (« Tu as abandonné Maman ») laissent place à la vérité nue de la relation qui n’est qu’amour confiant, et les conflits qui épuisent les énergies vitales aux coopérations qui puisent dans ces mêmes énergies.
Le crawl par lequel Haley enfant (Tina Pribicevic) cherchait à sortir d’une trop évidente comparaison avec sa sœur soumise et parfaite, pour coller à l’attente fusionnelle du père adoré, deviendra le moyen par lequel, stimulée par la confiance du père (« This kid is a fighter ») et la parole enfin intériorisée (« C’est moi le superprédateur »), elle pourra vaincre les sous-prédateurs et sauvera plus que sa vie – celle de ce père qu’elle a toujours chéri.
Répétons-le, la mort corporelle est le moment et le lieu de la mort à soi-même. Autrement dit, seule et paradoxalement elle effectue une œuvre de vie. Et, selon une loi ontochronique souvent égrenée dans ces chroniques, le temps dicte la modalité même de cette kénose, prélude de la résurrection. La proximité angoissante de la mort, et de la pire des morts, la mort violente et solitaire, à la fois dépouille à l’extrême du superflu et permet d’advenir en un délai extrêmement bref à l’essentiel.
Pascal Ide
Hayley Keller (Kaya Scodelario) concourt aux 4 x 100 mètres nage libre, mais perd à 2/100e de seconde, au moment où un violent ouragan s’abat sur sa ville natale en Floride. Désobéissant à l’ordre d’évacuer donné par le policier Wayne Taylor (Ross Anderson), ex-petit ami de sa sœur Beth (Morfydd Clark), Hayley part à la recherche de Dave (Barry Pepper), son père porté disparu. Elle finit par le retrouver, comateux, grièvement et mystérieusement blessé, dans le sous-sol de leur maison familiale. Toute proche de la mer, la cave est rapidement envahie par les eaux. Mais l’inondation est loin d’être la menace la plus terrifiante : le cyclone a libéré un gigantesque alligator d’une réserve locale ; très rapidement, d’autres surviendront. Inquiet de ne pas la revoir, Wayne et un collègue surviennent ; mais l’espoir de sauvetage est de courte durée. Sauvagement attaqués par les crocodiliens affamés, ils sont instantanément dévorés. Isolée de tout, coincée par le temps comme dans l’espace, menacée au-dedans par les monstrueux sauriens ainsi que par le niveau de l’eau qui ne cesse de monter, et au-dehors par le typhon qui fait déferler un proche barrage, entre un père blessé et elle qui a été mordue à plusieurs reprises, comment encore nourrir quelque espoir ?