1) Le refus du jugement
a) Thèse
L’une des principales raisons de la résistance actuelle au sacrement de la réconciliation est la difficulté que nous avons à consentir à un jugement sur nos actions. Cette affirmation peut étonner. En effet, notre Europe, voire notre Occident, et la France en particulier, est doué d’un sens très aigu de l’auto-critique. Il faut avoir parcouru d’autres continents pour mesurer combien cette censure tournée contre soi est caractéristique de cette part du monde. Quoi qu’il en soit, ce constat contredit donc notre jugement : nous pratiquons – à l’excès – le mea culpa. D’un mot, je répondrai en distinguant jugement extérieur et intérieur. Si nous sommes experts dans ce jugement intime qui est si proche de la culpabilité, nous récusons systématiquement un jugement extérieur. Mais celui-ci est-il possible ?
Plutôt que de m’étendre en longues considérations historiques, je souhaiterais illustrer cette thèse d’une cohabitation paradoxale, ambivalente d’un côté d’auto-dévaluation, de confession démesurée et de l’autre d’auto-proclamation ou déclamation de son omni-innocence à partir d’un exemple emblématique, celui de Clamence, le héros de La chute. Ce récit fictif est plus réel que la réalité. Camus n’avait-il pas pensé intituler son récit : Un héros de notre temps ? En effet, l’homme de lettres français juge l’homme d’aujourd’hui avec la lucidité de celui qui vit sa condition de l’intérieur. Plus encore, Jean-Baptiste Clamence se présente à ses interlocuteurs comme « juge-pénitent » : cette étrange profession consiste à s’accuser soi-même afin de pouvoir ensuite être juge. Mais le remède, l’issue proposée par Camus, n’est pas à la hauteur de cette terrible conscience. Sur ce point aussi, il est à bien des égards moderne ou plutôt post-moderne.
L’on aurait aussi pu partir des Fleurs du mal : Baudelaire en disait qu’elles étaient un itinéraire spirituel. De fait, les six sections de ce recueil poétique sont comme les étapes d’un voyage explorant la misère de l’homme (sans Dieu) et, en creux, la grandeur de l’homme. Or, ce cheminement n’est pas celui du poète, mais de tout homme. Le dernier vers n’apostrophe-t-il pas le lecteur ainsi : « Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère » ?
b) Présentation
La chute, publiée en 1956, est la dernière œuvre achevée par Albert Camus [1]. Un an plus tard, il recevra le prix Nobel de littérature. Trois ans plus tard, il décède, brutalement (1960).
La brève présentation que fait Camus de son personnage permet d’entrer d’emblée dans le cœur du récit :
« L’homme qui parle dans La chute se livre à une confession calculée. Réfugié à Amsterdam dans une ville de canaux et de lumière froide, où il joue à l’ermite et au prophète, cet ancien avocat attend dans un bar douteux des auditeurs complaisants. Il a le cœur moderne, c’est-à-dire qu’il ne peut supporter d’être jugé. Il se dépêche donc de faire son propre procès mais c’est pour mieux juger les autres. Le miroir dans lequel il se regarde, il finit par le tendre aux autres [2] ».
c) Brève analyse
L’ouvrage est découpé en 6 parties non numérotées. Il se présente comme un récit à la première personne, tout d’une traite. Je systématiserais non seulement selon les journées mais selon les moments intérieurs.
La première journée est en quelque sorte la présentation. Jean-Baptiste Clamence – mais il s’agit d’un faux nom, selon son propre aveu, le vrai patronyme demeurant inconnu – aborde un compatriote dans un bar douteux d’Amsterdam, le Mexico-City. Il lui propose de lui servir d’interprète auprès du barman. Il se présente et indique qu’il est « juge-pénitent ». En traversant le quartier juif, il évoque les horreurs de la guerre et les crimes des nazis. Il lui parle aussi de la Hollande, « pays de marchands et de rêveurs ». Clamence quitte son interlocuteur devant un pont : il s’est juré de ne plus jamais franchir un pont la nuit. Il donne rendez-vous à son interlocuteur pour le lendemain.
1’) Le moment de l’illusion (de bonté)
La deuxième journée, Clamence évoque son passé. Il dévoile d’abord les aspects positifs, son excellence et même son côté « un peu surhomme [3] ». Il raconte à son interlocuteur comment, jadis avocat à Paris, il mena une brillante carrière. Il était respecté de tous et épris des nobles causes. En parfait accord avec lui-même et avec les autres, « sa vie était une fête, et il était heureux ».
2’) Le moment de l’auto-accusation
Or, un soir d’automne, alors qu’il contemple la Seine depuis le pont des Arts, Clamence entend un rire mystérieux. Ce rire « amical pourtant » a remis « les choses en place [4] ». Il rentre chez lui, contrarié. Lorsqu’il se regarde dans le miroir, son sourire lui semble double. L’innocence auto-proclamée, cette face de satisfaction volent soudain en éclat. Dès lors, à partir de la troisième journée va commencer une entreprise systématique de dénigrement. Non pas seulement l’exposé symétrique de ses défauts, mais le démasquage, le débusquage de toutes ses duplicités, de toutes ses hypocrisies. Clamence va déconstruire sa vertu pour y découvrir le vice caché. Tous les domaines de sa vie passent à ce laminage sans pitié. Il se dit généreux ; or, il se souvient d’une altercation avec un motocycliste qui tourne à son désavantage ; et l’épisode, humiliant, nourrit un ressentiment vengeur [5]. Il croit aimer sinon la femme du moins les femmes ; or, la fidélité à toutes est l’infidélité à chacune : « je les aimais […], ce qui veut dire que je n’en ai jamais aimé aucune [6] ». La mémoire lui revient progressivement, révélant les nombreux cadavres encombrant ses placards : il se souvient de cette jeune fille qui s’est jetée dans la Seine du pont Royal et que, paralysé par le froid, non seulement il n’a rien fait pour la sauver, mais il n’a pas cherché à prévenir de la disparition ; surtout, il se souvient que, pendant la guerre, dans un camp de prisonnier, il a bu l’eau d’un agonisant, précipitant ainsi son décès.
Toutes ces attitudes s’enracinent dans l’égocentrisme : « Il y avait plus de trente ans que je m’aimais exclusivement [7] ». Ce rire sur le pont lui a ouvert les yeux sur sa vanité : « Moi, moi, moi, voilà le refrain de ma chère vie [8] ». Vanité lorsqu’il s’en est pris violemment à un automobiliste. Vanité aussi à l’égard des femmes, ou plutôt de ses conquêtes féminines : « je satisfaisais l’amour que je me portais, en vérifiant chaque fois mes beaux pouvoirs [9] ».
Clamence nomme aussi le mécanisme qui lui a permis d’ignorer cette vérité : l’auto-cécité Il se dédouble entre une partie superficielle, erronée et une partie profonde, vraie. Il se cache à lui-même ce qu’il est et il oublie ce qu’il fut et qu’il ne veut pas être. Il faut donc ajouter à l’égoïsme et à l’orgueil, le mensonge.
3’) Le moment de l’accusation
Comment sortir de cette spirale destructrice de la confession ? Clamence pense au suicide, thème camusien s’il en est. Mais il y a renoncé : on l’aurait trop vite oublié ; il n’aurait pu jouir de son acte ; et, la raison la plus profonde, il aime la vie, sa vie, il s’aime : « je plie, parce que je continue de m’aimer [10] ». De même, ayant découvert sa propre duplicité, Clamence a essayé de rechercher l’amour de ses contemporains, mais il ne s’est heurté qu’à leur jugement péremptoire. De même, écœuré, il s’est livré à la débauche, puis a sombré dans le « mal confort », avant d’admettre sa culpabilité et de se convaincre que tous les hommes sont coupables. Le Christ lui-même a donné l’exemple en mourrant sur la croix pour une faute, le massacre des enfants de Judée, dont il se sentait obscurément coupable.
Dès lors, une seule voie est possible. La quatrième journée, la confession se poursuit dans une île du Zuyderzee. Clamence va passer de l’auto-jugement sans appel à un jugement universel tout aussi définitif. Ainsi apparaît la figure du « juge pénitent ». « Après de longues études sur moi-même, j’ai mis au jour la duplicité profonde de la créature [11] ». Clamence n’a pas la naïveté de s’extraire, de se différencier de ceux que Sartre appelait les « salauds », ainsi que nous le faisons si souvent en parlant des « gens », comme si nous étions différents. Mais, plus subtilement, il s’ingénie à se rendre odieux pour casser l’image d’honnête homme qu’on a de nos concitoyens ; il ne dévoile ses propres bassesses que parce qu’elles sont le lot commun de l’humanité : ce qu’il y a de plus personnel vaut d’être dévoilé car, paradoxalement, c’est ce qu’il y a de plus universel. « Plus je m’accuse, plus j’ai le droit de vous juger [12] ».
Lors de la cinquième journée, Clamence, malade, reçoit son compagnon dans sa chambre. Il a la fièvre et est au lit. Il raconte à son interlocuteur comment, pendant la guerre, alors qu’il était prisonnier, il avait volé de l’eau à un compagnon agonisant. A présent, dans le placard de sa chambre, il a caché un tableau, Les juges intègres de Van Eyck, que recherchent toutes les polices du monde. Il a l’espoir que ce recel lui vaudra un jour d’être arrêté. Il explique enfin en quoi consiste son métier de juge-pénitent : il se confesse aux autres des fautes que chacun peut avoir commises, puis il implique peu à peu son interlocuteur et pour finir, retourne le miroir afin que chacun puisse s’accuser à son tour. Il est donc d’abord pénitent, puis devient juge et se libère. Malgré sa fièvre, il souhaite se lever pour aller voir tomber la neige ; ce qu’il fait, puis se recouche. Chaque fois qu’il aborde un « client », il espère que ce sera un policier venu l’arrêter pour le recel du tableau. Cette fois encore, il avait l’espoir. Mais l’inconnu abordé dans ce bar d’Amsterdam se trouve être un avocat parisien, comme lui…
2) Universalisation de l’attitude
Or, cette tentation d’accusation caractérise l’homme contemporain. La chute paraît en 1956, mais a été portée les années qui suivent la seconde guerre mondiale. Or, elles se caractérisent par les excès de l’épuration : Camus, bien que résistant, est intervenu en faveur de Rebatet et Brasillach. Il y a aussi l’horreur nazie, soviétique et la guerre d’Algérie qu’il a vécue comme un drame personnel.
Cette attitude d’universelle accusation s’accompagne d’un aveu lui aussi universel. Elle n’est excusable que parce que son auteur s’accuse, ne s’exclut pas naïvement. Avant le Journal d’Amiel, cette posture semble germer, semble-t-il, dans les Confessions de Rousseau : pendant plus de quarante ans, le souvenir du ruban volé et surtout l’accusation d’une servante innocente lui ont fait perdre le sommeil.
Tels sont donc les deux traits de cette attitude contemporaine : l’auto-dénigrement exhibitionniste, le sanglot de l’homme blanc ; l’universelle accusation. Double est la corrélation. La première, selon Camus, est pour soi : « étendre le jugement à tout le monde pour le rendre plus léger à [ses] propres épaules [13] » ; la seconde pour l’autre, mais ici c’est le chrétien Mauriac qui parle : « Celui qui confesse tout aide au soulagement de ceux qui n’avouent rien [14] ».
3) La cause profonde : l’athéisme
Or, il est hautement révélateur que Clamence se caractérise comme clairement athée : « Ah ! Pour qui est seul, sans dieu et sans maître, le poids des jours est terrible [15] ». Il s’agit de l’athéisme de celui qui divinise la liberté, ce mot qu’il ne cesse de proclamer : « Il faut se choisir un maître, Dieu n’étant plus à la mode [16] ». Par conséquent, Camus établit une corrélation claire entre le refus du jugement et l’absence ou plutôt le déni de Dieu : « Ces hommes sans lois… ne peuvent supporter aucun jugement […] Celui qui adhère à une loi ne craint pas le jugement qui le replace dans un ordre auquel il croit. Mais le plus haut des tourments humains est d’être jugé sans loi. Nous sommes pourtant dans ce tourment [17] ». De même, plus tard : « Drôle d’époque, vraiment ! […] Il n’y a plus de père, plus de règle ! On est libre, alors il faut se débrouiller […] Ils ne croient qu’au péché, jamais à la grâce [18] ».
4) Une ébauche d’issue
En creux, il se dit donc le besoin universel de pardon, mais venant de Dieu. Cette sécularisation de l’aveu sans pardon est-il au fond d’origine chrétienne : « on ne pouvait mourir sans avoir avoué tous ses mensonges [19] ». De fait, Clamence ne peut faire taire les besoins fondamentaux de son âme : il avoue qu’il a lui aussi « besoin d’aimer et d’être aimé [20] ». Parlant de l’amitié il soupire : « Si j’en suis capable moi-même ? Je voudrai l’être, je le serai. Oui, nous en serons tous capables un jour, et ce sera le salut [21] ». Mais l’homme, la femme l’a déçu. De même, Clamence dit son désir de vérité en avouant tous ces mensonges : « n’y eût-il qu’un seul mensonge de caché dans une vie, la mort le rendrait définitif […] et ce meurtre absolu d’une vérité me donnait le vertige [22] ». Comment se relever ? En demandant à Dieu ce que l’homme ne peut faire.
« Temps modernes. Ils admettent le péché et refusent la grâce [23] ». Comme le notait Chapelle commentant Ricœur : nous sommes à l’époque d’après la chute et d’avant la rédemption. En ce sens, nous demeurons chrétiens. Nous sommes devenus pauvres mais n’avons pas oublié que nous avons été riches.
L’on pourrait ajouter un autre discernement : le moderne n’a pas médité la quatrième semaine. Il sait que le Christ est mort en Croix, voire il l’appelle son ami ; mais il ne croit pas que le Christ est ressuscité : « il est parti pour toujours ». Et les chrétiens ont trahi le Christ : « ils jugent et condamnent, le pardon à la bouche et la sentence au cœur [24] ».
Pascal Ide
[1] Albert Camus, La Chute, Paris, Gallimard, 1956. Nous citerons à partir de l’ouvrage Théâtre, récits, nouvelles, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1962. Je m’aiderai de l’intéressante analyse de Corinne Marion, « Notre cœur aurait beau nous accuser. Réflexions à propos de La Chute de Camus », Communio (F), 34 (2009) n° 5, p. 49-66.
[2] Ibid., p. 2015.
[3] Ibid., p. 1490.
[4] Ibid., p. 1495.
[5] Cf. Ibid., p. 1504.
[6] Ibid., p. 1505
[7] Ibid., p. 1527
[8] Ibid., p. 1500
[9] Ibid., p. 1507
[10] Ibid., p. 1514
[11] Ibid., p. 1518
[12] Ibid., p. 1548
[13] Ibid., p. 1546.
[14] François Mauriac, Commencement d’une vie, in Œuvres, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1990, p. 65.
[15] Albert Camus, La Chute, p. 1544.
[16] Ibid., p. 1544.
[17] Ibid., p. 1535.
[18] Ibid., p. 1545.
[19] Ibid., p. 1521.
[20] Ibid., p. 1526.
[21] Ibid., p. 1492.
[22] Ibid., p. 1521.
[23] Albert Camus, Carnets III, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1989, p. 62.
[24] Albert Camus, La Chute, p. 1534-1535