Films américains de science fiction : Alien. Le huitième passager de Ridley Scott (1979) ; Aliens. Le retour de James Cameron (1986) ; Alien 3 de David Fincher (1992) ; Alien. La Résurrection de Jean-Pierre Jeunet (1997).
Thèmes
Rencontre, étranger, adversaire, courage, don de soi.
Nous n’analysons pas un film mais quatre, de quatre réalisateurs différents ; en guise de rencontre, le monstre ne laisse que deux possibilités de choix : tuer ou être tué. La réponse sera unique : la saga Alien est douée d’une unité structurale, mais plus encore d’une unité dynamique, constituée par l’évolution du véritable héros qui est, non pas le monstre, ainsi que l’indique faussement le titre, mais une femme, son ennemie jurée, Ellen Ripley.
On connaît le sous-titre, angoissant à souhait, de l’affiche du premier opus : « Dans l’espace, personne ne vous entend crier ». Jusque maintenant, la navette spatiale était à déconseiller aux claustrophobes à cause de son isolement dans un espace déshumanisé, voire dévitalisé. Mais du moins était-elle vaste, voire confortable, comme dans 2001. L’odyssée de l’espace. Or autant Stanley Kubrick avait rompu avec le folklore traditionnel des films d’anticipation, autant Ridley Scott opère lui aussi une nouvelle révolution non pas en faisant appel au cocktail déjà exploité de l’épouvante et de la science fiction, mais en introduisant l’angoisse, donc l’inconnu et l’ennemi, à l’intérieur même de ce cocon jusque là respecté par l’agression qu’est la navette.
Exemple unique dans l’histoire du cinéma, ces quatre films produits sur presque vingt ans par des réalisateurs certes talentueux mais différents (ne serait-ce que parce que le dernier est le français Jean-Pierre Jeunet à qui on doit le si original Amélie Poulain), constituent un ensemble profondément unifié. Il vrille autour d’un thème que résume bien un mot de Nietzsche : à force de chasser le dragon, on devient dragon soi-même. « Tu es dans ma vie depuis si longtemps que je ne me souviens de rien d’autre », dit Ripley en face du monstre qui refuse de la tuer dans Alien 3. Mais ce devenir-dragon ne se fait jamais sans une secrète complicité : tout anti-nazi en acte n’est pas un SS en puissance. Nulle fatalité dans la répétition ; nulle détermination dans l’identification. Or, Ellen Ripley n’a jamais pactisé avec l’Alien. Celui qui, un moment, semble devenir même, demeure autre, à jamais irrencontrable.
Pascal Ide
Nous n’analysons pas un film mais quatre, de quatre réalisateurs différents ; en guise de rencontre, le monstre ne laisse que deux possibilités de choix : tuer ou être tué. La réponse sera unique : la saga Alien est douée d’une unité structurale, mais plus encore d’une unité dynamique, constituée par l’évolution du véritable héros qui est, non pas le monstre, ainsi que l’indique faussement le titre, mais une femme, son ennemie jurée, Ellen Ripley.
1) Une unité statique
Quoique déclinées de manière variée, ces quatre histoires d’Alien mettent en scène, dans un milieu fermé loin de la terre, une lutte sans merci entre bons et méchant(s). Autrement dit une non-rencontre absolue. D’ailleurs, c’est en se revêtant d’un scaphandre et du « Pedipulator », qu’à deux reprises Ripley s’affrontera au monstre et c’est en l’éjectant dans ces espaces glacés et effrayant qu’elle aura raison de lui à trois reprises ; comme pour mieux signifier la distance infinie séparant l’Alien de l’homme.
a) L’Alien
Alien signifie « étranger ». Jusqu’au bout, il ne portera pas d’autre nom que celui-ci enrichi des sobriquets pas véritablement amènes que ses adversaires et bientôt ses victimes lui octroient. L’Alien n’est à ce point étrange et étranger que pour souligner sa férocité. La distance interdit de manière salutaire la complicité de la proximité. En effet, avec ce monstre de cauchemar, à côté duquel le vélociraptor inventé par Michael Crichton et efficacement mis en scène par Steven Spielberg dans Jurassic Park fait figure de chat de compagnie, l’homme se découvre le pire ennemi que le cosmos ait enfanté.
L’Alien est le triomphe de l’étrange, du méchant, du laid et de l’invulnérable.
Ce monstre à la forme inédite partage le moins de caractéristiques physiques possibles avec l’homme et les autres créatures vivantes. Le mode de reproduction, l’oviparité, ne fait pas qu’accroître l’horreur en permettant une multiplication rapide des monstres, elle les sépare des mammifères et l’apparente aux sauriens, mais pour aussitôt l’en séparer : car la chrysalide fait régresser l’Alien vers l’insecte. Mais quel insecte a pu adopter une telle taille ? Inversement, quand Jeunet voudra signifier le rapprochement, voire la compassion, il fera passer la Reine du régime ovipare au régime vivipare. Enfin, cette différence se vérifie même au plan biologique le plus fondamental, l’information portée par les chromosomes. Plus loin, nous parlerons par souci de simplicité d’un croisement de génomes entre Ripley et l’Alien. En fait, rigoureusement parlant, selon ce que révèle le scanner d’Alien 3, la Reine n’est pas constituée à partir d’ADN ; il faut donc imaginer un autre support de l’information permettant la reproduction de cet être qui, décidément, ne partage rien de commun avec nous et se dérobe ainsi à toute rencontre autre qu’hyperviolente.
Et, quand l’Alien doit tout de même emprunter aux traits usuels du vivant, il les déforme en les enlaidissant et en les ensauvageant : sa tête, surdéveloppée, est tout entière terminée par la mâchoire redoutablement puissante et destructrice ; la gueule armée de crocs et dégoulinante d’une bave poisseuse, s’ouvrira sur une autre mâchoire qui achève le travail que la première n’a pu accomplir ; sa peau devient une carapace chitineuse ; sa couleur adopte une teinte ténébreuse et luisante. Ce qui nous conduit au second trait, sa laideur.
L’ensemble de trouvailles rares décrites ci-dessus (comme le célèbre dédoublement de la gueule) est tout au service de la monstruosité. Ces créatures de la nuit (« Ils sortent presque toujours en pleine nuit », dit l’un des personnages d’Aliens) apparaissent le plus souvent dans un clair-obscur. L’invention de la figure de l’Alien fut si ingénieuse qu’elle fut souvent copiée : peu ou prou, tous les autres monstres extraterrestres et même fantastiques qui ont été inventés depuis lui ressemblent. Enfin, le monstre ne cessera de progresser en férocité et en efficacité. Le dernier opus accordera de plus l’intelligence et la capacité à envoyer des jets d’acide. D’ailleurs, l’horreur de l’Alien s’accroît de trouvailles sensorielles particulièrement inventives, autant visuelles (les décors, mais surtout la lumière : le clair-obscur, les effets stroboscopiques, etc.) que sonores (l’Alien se laisse deviner par des grouillements précipités, des chuintements inquiétants).
La laideur inquiétante de l’Alien symbolise sa méchanceté et sa férocité. Il n’entretient d’autre relation que l’agression, et l’agression destructrice. Cet animal est une pure machine à ravager qui suscite la fascination des militaires à chacun des épisodes. Et cette hyperviolence apparaît d’autant plus cruelle que lorsque l’Alien est assuré de pouvoir transpercer sa proie, il prend son temps ; sa férocité est redoublée par l’effrayante efficacité de sa mise à mort : l’empalement ; elle finit d’alimenter notre angoisse par sa totale imprévisibilité : l’Alien vit dans l’obscurité, attaque de nuit ; voire, cette réjouissante créature croît dans l’être humain à son insu, avant de faire sauvagement irruption en déchiquetant son thorax ! Par ailleurs, nul dressage ne peut espérer tempérer sa sauvagerie indomptable. Au savant de l’USM Auriga, qui naïvement lui dit vouloir apprivoiser le monstre, Ripley répond par un ricanement : toute autre réaction que celle qui consiste à vouloir anéantir l’Alien est aussi ingénue qu’inadaptée. En outre, cette capacité extérieure de destruction externe est à l’image du liquide très improbable que véhicule son système vasculaire : non pas du sang, mais de… l’acide, et un acide si puissant qu’il peut ronger plusieurs larges épaisseurs de métal [1]. Enfin, le mode de propagation de l’Alien emprunte à une symbolique biblique mais inversée : le monstre féconde sa proie non seulement de nuit mais, souvent, dans la nuit de l’inconscience, ce qui se vérifiera singulièrement de Ripley dans Alien 3 ; or, la nuit du cryosommeil rappelle la torpeur d’Adam durant laquelle Dieu crée Ève, son épouse [2] ; l’Alien ne se présente-t-il pas ainsi comme une diabolique doublure du Créateur ? Face à l’être bon par excellence, il devient l’être mauvais par nature [3].
Un dernier trait n’est pas fait pour apaiser l’inquiétude et diminuer la distance : presque invulnérable, l’Alien peut résister à un séjour dans l’espace (Aliens) ou à un bain de plomb fondu (Alien 3). Il faudra l’action éminemment contrastée de l’eau froide sur la carapace surchauffée pour qu’enfin l’Alien meure en explosant horriblement. Sa sensibilité n’est d’ailleurs que très relative, puisqu’une source de froid extrêmement intense altère à peine ses réactions. Quant à son affectivité, elle semble limiter son expression à l’agression et, rarement, une vague crainte, qui n’est jamais qu’un ajournement de l’attaque.
On objectera que, à l’instar de tout animal, l’Alien ne tue que pour mieux se reproduire ; au fond, il ne suit que la logique, très égoïste, du gène [4]. Or, la perpétuation de l’espèce constitue un bien. En possession d’un sens, même très régionalisé, du bien, il n’es donc pas absolument mauvais. Il est vrai que l’Alien manifeste une vitalité peu commune. Mais son sens de la tribu n’est pas constant. Notamment dans l’opus 4, on voit deux d’entre eux s’entendre pour en tuer un troisième afin que son acide puisse corroder les barrières de leur prison. Pire encore, toujours dans Alien Resurrection, on voit au terme le monstre mi-humain, mi-alien, se retourner contre la mère qui vient de l’enfanter et la tuer. Autrement dit, le monstre ignore la double solidarité (je n’ose dire l’amour) fraternelle et maternelle.
On objectera aussi que l’intelligence constitue un bien. Or, non seulement elle ne manque pas à l’Alien mais elle ne cesse de croître au fur et à mesure des films (au point de pouvoir monter un piège dans le dernier épisode). En fait, l’intelligence, abstraitement séparée de l’autre faculté de l’esprit qu’est la volonté, demeure amorale. Voilà pourquoi, contrairement à la thèse d’une vertu-science, l’on peut indéfiniment accroître les capacités rationnelles d’un être sans en rien le moraliser [5].
b) L’allié
Si méphistophélique soit l’Alien, son pouvoir serait vain sans le secret secours de l’institution humaine. C’est elle qui permet sa découverte (dans l’opus 1, le ramener constitue la mission première) et qui en demande, coûte que coûte, la conservation, voire la reconstitution. Et la demande militaro-politique s’adosse elle-même à la curiosité scientifique. En effet, Rudolf Otto avait montré que la fascination cousine avec la répulsion. « C’est un spécimen magnifique », dit Bishop II. Ash décrit parfaitement à Ripley cet entrelacement d’horreur et d’admiration démesurée que suscite l’Alien : « Vous n’avez pas encore compris à quoi vous avez affaire ? Un parfait organisme. Et sa perfection structurale n’a d’égale que son hostilité. J’admire sa pureté. Un survivant qui n’est pas souillé par la conscience, les remords, les illusions de la moralité ». De fait, l’Alien présente une véritable perfection, même au seul plan de l’imagination – géniale invention de Ridley Scott. Mais une perfection dans l’ordre de la seule destructivité.
Au point que l’on peut se demander lequel, de l’institution qui, coûte que coûte, veut l’Alien ou de celui-ci, est le plus monstrueux : « Burke, lance Ripley dans Aliens, vous êtes pire que ces créatures. Elles, elles ne cherchent pas à se détruire entre elles pour ramasser un gros paquet de fric ».
c) L’aliéné
Face au mal, l’homme adopte deux attitudes : la fuite ou l’agression, celles-ci étant sous-tendues par deux sentiments majeurs, respectivement : la crainte et la colère. Le second épisode nous offre une belle brochette d’inconscients, aliénés par leur peur ou leur agressivité.
Il y a les couards, comme le lieutenant Gorman, l’officier commandant la mission dans Aliens. Certes, il a l’excuse que, sur vingt-sept missions qu’il a pilotées, seulement deux sont réelles… celle-ci y compris. Mais c’est par amour-propre qu’il n’écoutera pas l’avis de plus (in)formé que lui. Tout à l’opposé, il y a l’équipe de GI têtes brûlées conduite par le Caporal Hicks qui rêve d’en découdre avec l’Alien. On ne peut nier leur courage ; seulement ils ont plus confiance dans leurs muscles et l’arme qui les prolonge, que dans les conseils et les informations fournis par Ripley.
Le résultat sera tristement identique. Malgré l’intervention énergique de l’ex-lieutenant du Nostromo, l’incompétence notoire du lieutenant coûtera la prix de plusieurs de ses hommes ; le reste mourra de la même manière.
Or, l’effet est le même car la cause est la même : en négligeant, voire en méprisant l’avis de la seule personne compétente, les hommes font de Ripley une étrangère. Un Alien au fond. Seulement, ils se sont trompés de camp.
d) Ellen
Face à un ennemi hors du commun, un combattant hors du commun : Ripley. Ennemi unique et bientôt multiple, ou plutôt en alternance un ou plusieurs selon les épisodes, en fait potentiellement toujours nombreux ; en face, un et un seul adversaire, extraordinairement déterminé : Ripley. On reparlera de sa ou plutôt de ses vertus. On en soulignera aussi l’évolution.
Notons pour finir un ensemble d’assonances qui réjouirait un disciple de Lacan : Alien-allié-aliéné-Ellen. Ne signifient-elles pas l’enfermement du triangle infernal que l’apparition de l’ennemi juré cadenasse en un rectangle ? Enfin, l’étonnante similitude physique de Sigourney Weaver qui, en dix-huit ans, a à peine vieilli ne symbolise-t-elle pas l’identité plus encore que la continuité de la structure narrative de la série ?
2) Une unité dynamique. L’évolution négative de Ripley
La description précédente pourrait faire craindre la répétition et donc l’ennui. Or, il n’en est rien, ainsi que l’atteste l’étonnant succès de ce(s) film(s)-culte(s). En effet, si analogues que puissent paraître les différents épisodes, l’unité de la tétralogie est surtout progressive. Elle nous raconte une seule histoire qui va se développant sur quatre périodes. Le thème de cette histoire est celui d’une transformation progressive du combattant dans le combattu, du guerrier dans son adversaire [6]. Si l’air est connu (flic ou voyou ?), le traitement, lui, est très original. Avec une rigueur stupéfiante, en effet, les quatre épisodes s’attachent à montrer les différentes étapes de cette métamorphose : a) Alien : Ripley s’oppose violemment à l’Alien, autrement dit lui est extérieure ; b) Aliens : elle l’intériorise psychiquement ; c) Alien 3 : elle l’intériorise physiquement ; d) Alien. La Résurrection : elle s’identifie, au moins génétiquement, à lui.
a) Alien : l’expulsion
Dans le premier opus, Ellen Ripley apparaît comme totalement extérieure à l’Alien. Par prudence, elle veut respecter la quarantaine qui aurait justement permis de détecter la présence de l’Alien. Trahie une fois dans sa confiance, elle ne cessera désormais de mettre tout en œuvre pour éliminer cette créature inconnue rien moins que bienveillante. Cette intuition, rare, du danger, est potentialisée par une droiture, tout aussi rare, qui se refuse à toute complicité, même seulement intellectuelle (ne serait-il pas intéressant pour la science ?), avec l’ennemi, et une détermination irrévocable. Un seul choix : anéantir ou être anéanti.
Par ailleurs, les sentiments qu’elle nourrit à l’égard de cet étranger si suspect le mettent tous à distance ; ces émotions, loin de rapprocher (comme l’amour, le désir, etc.), éloignent (en l’occurrence l’objet mauvais) et cela de plus en plus : la crainte, puis la colère, enfin, dans la scène finale, la haine froide qui lui fait trouver le moyen, particulièrement violent, de se débarrasser définitivement de l’Alien.
b) Aliens : l’intériorisation psychologique
Au terme du premier opus, l’Alien demeure physiquement extérieur à Ripley : il est circonscrit à la planète hostile LV-426 – contrairement aux deux autres épisodes où il pénétrera de plus en plus loin dans le monde humain. Toutefois, il commence à s’infiltrer dans son psychisme. Cette intrusion est patente dès la scène introductive, justement fameuse, du film. Ripley dort sereinement. Soudain, son pouls s’accélère, sa respiration se fait suffocante ; la peau de son ventre se bosselle de formes convexes qui semblent vouloir trouver une issue au dehors. Mais il s’avère, au grand soulagement du lieutenant et du spectateur, qu’il s’agit seulement d’un cauchemar particulièrement éprouvant et terrifiant. Si l’Alien n’a pas pondu son cocon en Ripley, en revanche, il s’est infiltré dans son psychisme. Le reste de l’histoire montrera combien elle est obsédée par sa présence.
Enfin, au terme du film, Ripley amorce sa transformation physique. En effet, pour pouvoir affronter la gigantesque, puissante et si cruelle Reine d’égal à égal, Ripley emprunte un impressionnant engin de levage multipliant la force physique que Paul Virilio appelle « Pedipulator » [7] ; or, son emploi demande qu’on se loge en son cœur et que l’appareil devienne un prolongement de chacun des quatre membres ; il ne peut être manipulé qu’en manipulant le corps et en le transformant en un organisme gigantesque, métallique, uniquement destiné à agir avec puissance. Cette métamorphose est d’autant plus spectaculaire que l’androïde Bishop vient d’être déchiqueté en deux mouvements d’une rare violence par la Pondeuse ; c’est dire, implicitement, que Ripley est devenu encore plus efficace, mais aussi plus mécanique, qu’un robot.
c) Alien 3 : l’intériorisation physique
Dans le deuxième épisode, l’Alien hante Ripley ; dans le troisième, il l’ente (autrement dit se greffe physiquement en elle). Dans la nuit du cryo-sommeil, le monstre va féconder l’être humain. Désormais Ripley abrite, dans son intimité organique, l’ennemi qu’elle hait le plus au monde. Cette si grande proximité physique ne prolonge-t-elle pas et ne scelle-t-elle pas la proximité psychique du second opus ? Seule la haine et l’amour demandent le corps à corps.
Cette intériorisation est scellée dans une autre scène célèbre, dont la densité dramatique ne le cède en rien au cauchemar initial du précédent épisode : la confrontation d’Ellen avec la Reine. À terre, à reculons et sans arme, et bientôt acculée, Ripley croit sa dernière seconde arrivée. L’Alien s’approche toujours plus. Jusqu’à ce qu’un unique plan réunisse le visage de la femme et la gueule du monstre, à quelques centimètres l’un de l’autre. Or, contre toute attente, le monstre n’attaque pas. Cette attitude si surprenante achèvera de distiller le doute dans l’esprit toujours méfiant de Ripley. L’image imprécise d’un scanner lui confirmera l’inouï : l’Alien, loin d’être seulement extérieur, a élu domicile en elle.
Or, cette élection forcée, loin d’être seulement physique, entraîne une conséquence paradoxale : le respect, voire la protection de Ripley par l’Alien. Ainsi s’inaugure une étrange relation qui, violente dans cet opus 3, sera consentie dans l’opus 4 et y trouvera donc son achèvement.
d) Alien. La Résurrection : l’identification
On le sait, le génome est le support de l’information permettant de constituer un être intégral. Communier au même génome, c’est partager son être avec un autre. Or, les savants mégalomanes de l’USM Auriga, après au moins sept essais infructueux dont joue le surréaliste générique, réalisent une copie de Ripley qu’ils qualifient eux-mêmes de « parfaite ».
Ripley n’est nullement dupe de son identité. Au plan physique déjà : par son sang acide, sa puissance, son adresse. Au plan pulsionnel, puisqu’elle sent la présence des Aliens, à distance ou dans le corps des personnes (« Il en a à l’intérieur. Je peux le sentir ».). Au plan psychique, car elle est attachée à eux. C’est ainsi qu’elle se portera au secours de sa « fille », la Reine pondeuse, quand elle pressentira sa souffrance – celle de son accouchement. Et, si j’ose dire, au plan spirituel. Jamais l’on n’a vu le lieutenant autant sourire ; jamais un épisode de la saga n’a autant joué sur l’humour. Or, celui-ci a pour fonction de mettre à distance. Qu’on en juge. À Johner qui interroge Ripley : « Il paraît que tu as déjà eu affaire à ces bestioles. Et alors ? », celle-ci répond, un rictus narquois aux lèvres : « Je suis morte (I died) ». À l’ingénieur terrorisé s’enquérant de l’identité de Ripley qui vient de lui expliquer sans état d’âme qu’il possède en lui un « spécimen très agressif » d’Alien, elle rétorque, avec le même sourire ironique : « Je suis la mère du monstre ».
D’où la question : Ripley est-elle encore de nature humaine ? On ne compte pas le nombre de fois où un être humain lui pose la question « Qui es-tu ? », avec curiosité, dégoût ou terreur, en tout cas jamais avec aménité et toujours pour s’en distancier [8]. « C’est de son corps à elle que ces monstres ont été fabriqués. Wren l’a clonée car elle en portait un. Elle est non humaine ». Conclusion : « On ne peut se fier à elle ». La haine de Call dévoilant l’identité de Ripley à l’équipage est si manifeste que celle-ci, habituellement si sûre d’elle, pour la première fois vacille.
Cette identification, enfin, se consomme, dans la relation ambiguë de Ripley avec le fils de la Reine, au fond comme son petit-fils. Si celle-ci la respectait dans le précédent épisode, c’était au nom de sa différence qui lui permettait de porter sa progéniture : Ripley n’était qu’une mère porteuse, un hôte de passage que l’Alien de toute manière tuerait à l’instant où elle en surgirait. En revanche, ici, le fils de la Pondeuse la respecte au nom de la similitude : c’est parce qu’il reconnaît en Ripley sa véritable mère qu’il tue l’Alien qui vient de l’accoucher. Sur sa physionomie autrement plus expressive que l’Alien, comme dans son attitude, alternent la poignante vulnérabilité de l’homme et la féroce cruauté de l’Alien. La chimère monstrueuse laisse physiquement affleurer, voire incarne, l’ambivalence psychique de Ripley. Celle-ci ne caresse-t-elle pas sa descendance autant qu’elle se laisse caresser par elle ? C’est dans les larmes qu’elle décide de l’anéantir pour le bien des habitants de la navette et peut-être de l’humanité. Au fait, le latin monstrum n’est-il pas dérivé du verbe monere, « faire penser », « avertir », qui a donné des termes comme « moniteur », « prémonition », mais aussi « montrer » ? Le monstre montre ; il montre à Ellen Ripley, qui elle est – et, tout à la fois, qui elle ne veut pas être.
Concluons. Que, au terme du premier comme du dernier épisode, l’Alien meurt en étant avalé par l’espace [9], ne signale-t-il pas la profonde cohérence de l’évolution de Ripley ? L’Alien n’est plus en elle ; il est elle. Je suis celui que je poursuis.
3) Une vision pessimiste de l’homme
Confirmant cette évolution négative de Ripley, la saga montre une vision progressivement pessimiste de l’humanité.
a) La destruction totale de Ripley
Il faut prendre la mesure de la destruction opérée par l’Alien en Ripley. Au début, il la menace ; ensuite, il envahit son organisme ; enfin, passant du phénotype au génotype, il s’empare de ses chromosomes. Cette intrusion n’est encore que physique. Plus subtile mais plus profonde est son entrisme psychique. L’Alien n’est pas seulement celui qui attente à la vie et à l’intégrité corporelle de Ripley ; il détruit sa relation à l’autre et constitue son unique obsession : les seuls êtres auxquels elle s’attache, le docteur Clemens (Alien 3) et la jeune Rébecca « Newt » Jordan (Aliens), sont tous tués, directement ou indirectement, par le monstre ; la seule à échapper n’est justement pas une humaine, mais l’androïde à figure féminine, Cash (Alien. La Résurrection). Plus subtilement, le monstre détruit la relation de Ripley au temps, donc à l’existence même. Les cryo-sommeils successifs ne font pas que décaler Ripley par rapport à son entourage, tuant – plus sûrement que tout Alien – sa famille et ses amis dont, de toute manière, l’on n’a jamais entendu parler, ils réalisent une inversion perverse des générations : en effet, lorsque la capsule de sauvetage sera récupérée, Ripley n’aura pas vieilli, alors que Rébecca qu’elle a chérie comme sa fille présente, sur une photo pixellisée accentuant le vieillissement, un visage de sexagénaire : « au-delà de la douleur d’une femme brisée par la perte d’une enfant qu’elle a aimée il y a longtemps, nous assistons à un drame proprement inintelligible : celui d’une mère devenue au cours des années plus jeune que sa fille [10] ».
En anéantissant progressivement son corps, l’autre, son temps, l’Alien aliène Ellen.
b) La destruction de l’institution
On l’a vu, l’Alien n’a de pouvoir qu’à la mesure de celui que lui donne l’homme. La dialectique de maîtrise et de servitude développée par Hegel nous a appris que le maître prend les traits de celui qui le sert et qui bientôt l’asservira.
Double, voire triple, est l’institution en cause : le pouvoir militaire, lui-même constituant comme un prolongement du pouvoir politique, et la recherche scientifique. Le premier n’apparaît durablement que sous la figure du général Perez (dans Alien. La Résurrection). La science, quant à elle, apparaît dans le premier épisode, en la personne de son commanditaire, l’officier scientifique Ash et, dans le quatrième, en sa réalisation technique : le film s’ouvre sur la « naissance » et « l’accouchement » de Ripley. Et, jusqu’au terme, ceux-ci apparaîtront non seulement comme des fanatiques prêts à immoler l’homme au nom de la sacro-sainte recherche, mais comme des lâches prêts à sacrifier la survie du groupe pour leur propre survie : « Priorité n° 1, peut lire Ripley sur l’ordinateur du Nostromo : ramener sur terre forme vivante ».
La logique qui conduit à la perversion du savoir, est toujours la même : le machiavélique principe selon lequel le bien du plus grand nombre autorise à sacrifier le bien du plus petit nombre. Application : l’équipage peut et doit être immolé à l’existence de l’organisme alien. À la suite d’Ash (Alien) ou de Carter Burke (Aliens), le Dr. Wren (Alien. La Résurrection) tuera ou laissera sciemment les autres membres aux prises avec les Alien, trahissant la solidarité humaine pour la solidarité prétendument supérieure instaurée par le bien politique.
Une autre motivation, plus cachée, anime le chercheur : la curiosité. Nous citions ci-dessus la tirade de Burke dans Aliens. On peut aussi verser au dossier : « Toutes ces créatures sont un maillon capital de l’évolution ». Or, la curiosité finit par anesthésier tout sens de l’autre et de la souffrance de l’autre : en témoigne la scène poignante où le clone raté de Ripley implore qu’on mette fin à sa pseudo-existence. Faut-il que les chercheurs se soient cuirassés intérieurement pour ne plus entendre les gémissements de cette femme en souffrance extrême et la laisser ainsi en survie consciente au nom du bien prétendu de leurs expérimentations ?
Faut-il rappeler, avec Kant et d’abord avec l’Écriture Sainte, que toute vie humaine vaut un prix infini et ne saurait jamais être sacrifiée même à la multitude ? Il n’y a pas de bien supérieur de l’humanité car il n’y a pas de bien supérieur à l’homme, à un homme, même unique. Ici s’abolit toute logique quantitative.
c) La destruction de l’humanité
Ce n’est pas seulement l’institution que la Tétralogie met à mal, mais l’humanité. À l’image de cette pomme dont René Descartes nous dit que, blette, elle pourrit toutes les autres pommes du panier, le pessimisme finit par gagner tous les êtres humains, sans exception. Ce fatalisme est déployé avec une redoutable efficacité dans le dernier opus. Au fur et à mesure que l’histoire progresse, si les militaires-chercheurs s’avèrent sans surprise être tous corrompus, l’équipage du Betty ne les rachète guère. Au finish, demeurent seulement en lice Call et Ripley ; or, on découvre que Call est un androïde et qu’à l’inverse d’Ash (Alien) et du Bishop de seconde génération (Alien 3), mais à l’instar de celui de première génération (Aliens), il est mû par des sentiments que l’on pourrait paradoxalement qualifier… d’humains. « J’aurais dû m’en douter, réagit Ripley en voyant Call émerger d’entre les morts : les vrais humains n’ont pas le cœur aussi sensible ». Or, l’androïde qui s’est si farouchement opposée à Ripley, lui rend à son tour ce témoignage : « En tout cas, il y a une partie de toi qui reste humaine ». La leçon d’Alien serait-elle donc que seuls sont dignes d’être humains… les non-humains : un composé d’Alien et d’homme, et un androïde ?! Quand Ripley félicite Call d’avoir sauvé la terre, celle-ci ne constate-t-elle pas : « Tu as l’air un peu déçu » ? Et le seul épisode – l’ultime – où il demeure des survivants, ceux-ci se résument, outre Ripley et Call, à un handicapé physique, Vriess, et à une brute demeurée, Johner ?
Mais, justement, ne s’ébauche-t-il pas ici un retournement du pessimisme apparemment uniforme de la série ? Déjà, dans le troisième épisode, le Dr. Clemens, un médecin sauve la science du marasme généralisé (dans les trois autres opus). Et les quatre survivants présentent tous un point commun, celui d’être des exclus pathétiques aux gestes de bonté inattendus (Vriess ne s’efforce-t-il pas jusqu’au bout de sauver la vie de Christie qui le porte ? Johner n’embrasser-t-il pas Vriess ?).
4) Une évolution positive de Ripley
Et si l’évolution contée par les quatre Alien présentait aussi une face positive ? D’abord, même clonée, voire recréée avec des gènes d’Alien, Ripley garde visage humain. Mais, plus profondément, il semble que, au fur et à mesure, Ripley évolue intérieurement et positivement : la femme effacée s’avère être une guerrière ; puis, une femme vertueuse (au sens classique du terme), voire donnée.
a) Alien : une femme guerrière
C’est peut-être dans le premier épisode que l’évolution de Ripley est le plus spectaculaire. Au point de départ, elle s’efface derrière ses deux supérieurs hiérarchiques, Dallas et Kane. On imagine mal quelle Athéna [11] dissimule cette technicienne qui caresse volontiers Johns, son chat. D’ailleurs, la distribution ne donnait pas le rôle princeps à Sigourney Weaver.
En fait, comme beaucoup de vrais courageux, il faudra attendre l’adversité pour qu’Ellen se réveille et se révèle. Auparavant, une circonstance tragique sera nécessaire : que l’Alien élimine Dallas et Kane. Ripley montrera alors qu’elle est capable de résister à l’agression non seulement de l’Alien mais de l’autre tête, insoupçonnée, du monstre, à savoir Ash, son complice humain. Une brève scène le manifeste avec une force extraordinaire. Avec une rage d’autant plus impressionnante qu’elle est contrôlée, Ripley agrippe Ash par le revers et le colle au mur en lui intimant l’ordre de ne rien faire. Enfin, dans la scène finale, sans jamais céder à la panique, elle autorise son adversaire, le redoutable Alien, à s’approcher d’elle au plus près, jusqu’au moment où, à portée du jet de vapeur, elle l’achèvera sans merci.
b) Aliens : une femme de grande vertu
Dans le premier épisode, si courageuse soit Ripley, elle cherche avant tout à sauver sa vie. Dans le second, elle va la mettre en jeu pour sauver celle de la petite Rébecca. De ce fait, elle va révéler qu’elle est une femme de vertu. Le terme, récemment réhabilité [12], signifie cette disposition par laquelle l’être humain passe de la virtualité à la virtuosité. Le courage est une vertu : celle qui permet de maîtriser la crainte pour rester ferme face au danger. Ripley a peur : son visage, son corps l’exprime ; ne répond-elle pas à Rébecca qui lui avoue : « Ripley, j’ai peur » : « Moi aussi » ? Pour autant, elle ne laisse jamais l’angoisse contrôler sa personne. C’est sans nulle panique qu’à la fin, elle progresse dans les entrailles extraordinairement angoissantes et hostiles du vaisseau, à la recherche de Newt.
Mais le courage ne sert de rien s’il n’est accompagné des trois autres vertus cardinales, prudence, justice et tempérance [13]. Donnons-en seulement un exemple. Prudente, Ripley sait prendre ses responsabilités et n’hésite pas un moment sur la conduite à suivre lorsque la petite fille disparaît. Avec attention et ténacité, voire opiniâtreté, n’avait-elle pas suivi l’explication du caporal Hicks sur le fonctionnement de son arme : « Vous avez commencé, finissez ». Juste, elle observe la loi qu’elle s’est donnée (« Jamais, je ne te laisserai, Newt. Croix de bois, croix de fer »), elle est fidèle jusqu’au bout. Tempérante, elle sait distinguer entre son plaisir et son devoir immédiat. Lorsque Hicks, au charme duquel elle n’est pas indifférente, lui propose d’apprendre à manier l’arme, elle fait remarquer d’un ton sans réplique : « Je n’ai pas besoin qu’on me tienne la main ». Ripley est plus qu’une indépendante farouche qui a été trop trahie pour donner sa confiance ; elle rassemble en elle quelque chose de l’idéal grec de la vertu. Vertu qui apparaît d’autant plus éclatante qu’elle tranche avec la contre-galerie particulièrement lamentable des G.I. de la navette Florina 161. On a déjà vu que ces fanfarons étaient plus audacieux que courageux : ils nient la peur, alors que le brave l’assume. Surtout, ils sont dépourvus des trois autres vertus cardinales : obligeant Bishop à jouer au couteau (intempérance), celui-ci s’accidente (imprudence) et montre qu’il aurait pu blesser un des membres de l’équipage (injustice).
c) Alien 3 : une femme qui se donne
Si, dans Aliens, le lieutenant Ellen Ripley est prête à sacrifier sa vie pour Rébecca, son corps demeure intègre. De plus, son geste est limité à une petite fille et certains, à la limite, pourraient être tentés de l’expliquer par je ne sais quel obscur instinct maternel. Dans le troisième épisode, Ripley est touchée en sa propre chair. Elle pourrait très légitimement être désireuse de se sauver ; les paroles du Bishop II (« Je viens pour t’aider » ; « On veut l’éliminer [la bête] » ; « Aie confiance en moi ») sont (faussement) rassurantes. Pourtant, elle va opter pour la mort, et une mort horrible en plongeant dans la fournaise infernale. Plus encore, l’enjeu n’est plus ici une enfant qui, dans la solitude gelée de l’espace, lui est tout, mais l’humanité, lointaine, qui ne lui est plus rien. Néanmoins, elle va accepter de lui donner sa propre vie.
Le geste final de Ripley a gêné certains spectateurs, notamment croyants : ils y ont vu un suicide (n’a-t-elle pas, juste avant, demandé à Dillon de la tuer ?) ; voire, un plaidoyer pour l’avortement (puisque, lors de sa chute, l’Alien surgit de son corps, comme si elle en accouchait, et que Ripley le retient de s’échapper) ; et peut-être même, dans ce saut de la mort les bras en croix, une reprise caricaturale du sacrifice christique.
Refusons tout net ces interprétations. La mort du clone manqué de Ripley n’est pas plus une euthanasie, que sa plongée n’est une autolyse volontaire. La navigatrice a toujours manifesté un remarquable sens de son auto-protection, donc une haute estime de soi. Ensuite, sa mort est précédée du sacrifice que Dillon fait de sa vie : comment une âme si courageuse ne se sentirait-elle pas dynamisée par cet exemple ? comment, se souvenant que Dillon avait refusé de l’achever, ne s’en sentirait-elle pas débitrice ? Enfin, surtout, le suicide est l’acte par lequel l’homme met intentionnellement fin à ses jours [14]. Or, la solution adoptée par Ripley ne vise pas sa destruction mais celle de l’Alien ; il se trouve seulement qu’elle ne peut l’éliminer sans elle-même s’exterminer. Si elle était en possession d’une solution qui l’épargne tout en tuant le monstre de manière assurée, elle l’adopterait sans hésiter, ainsi qu’on le voit au terme des trois autres épisodes [15].
d) Alien. La Résurrection : un être qui sacrifie le fruit de sa chair
Ripley n’a pas encore été au bout du don de soi. Dans le précédent épisode, elle offre sa vie. Mais plus grand encore est de consentir au sacrifice de son enfant : quelle mère ne donnerait sans hésiter son existence contre celle du fruit de ses entrailles ? Pourtant, la mort dans l’âme et l’amer des larmes aux yeux, Ripley décide d’éliminer le mutant né de sa « fille ». Déjà, Call s’était étonnée de voir Ripley tuer l’un des Aliens nés de la Reine : « Je n’arrive pas à croire que tu en aies tué un. C’est comme si tu tuais un de tes frères ». (il serait plus précis de parler de « petit-fils »)
Certes, au terme du film, Ripley dit à Call qu’elle se sent « étrangère » à la Terre : « Qu’est-ce qu’on fait ?, demande Call. – Je ne sais pas. Je suis moi-même une étrangère ». Il demeure que « étrangère » traduit l’américain non pas « alien », mais « stranger ». Il y a plus. Dans la version cinéma, l’épisode final se déroule dans la navette, face à un splendide coucher de soleil enflammant les nuages de mille feux. Le fait est significatif : la symbolique des éléments dans Alien, convoque la terre (ou plutôt le souterrain), le feu, l’eau, mais jamais l’air sauf, en cette ultime scène ; or, justement, l’air symbolise la liberté [16]. La version remastérisée ajoute un élément : elle s’achève sur la Terre, devant une capitale, … Paris. Le choix du réalisateur français Jeunet n’est-il qu’un clin d’œil à sa patrie d’origine, ou désigne-t-il un pays dont la douceur de vivre est si légendaire qu’un proverbe allemand dit : « Heureux comme Dieu en France » ?
e) L’éternel féminin
On objectera à cette relecture optimiste que, des trois membres symboliques de la famille, père (Clemens), mère (Ripley), enfant (Rébecca), qui s’excepte de cette universelle malédiction, le premier et le troisième ne demeurent pas, mais meurent ; voire, à sa manière, le second, Ripley, est aussi fauchée par le monstre, ainsi qu’elle le dit dans une ironique réplique notée ci-dessus (« Je suis morte »). L’humanité n’est-elle pas définitivement condamnée à la violence ou à la mort ?
Et si nous était ainsi révélé un dernier élément de la personnalité de Ripley : l’éternel féminin [17] ? « La femme en moi », écrit Madeleine Chapsal dans un livre éponyme, « ne veut » pas de consolation, mais seulement « de l’amour [18] ». Elle dit de manière plus contemporaine ce qu’affirmait déjà et admirablement Gertrud von Le Fort : « Le don de soi » constitue le « mystère essentiel de la femme […]. En tout don de soi, luit un rayon du mystère de la femme éternelle [19] ». Il est significatif que ce soit Call et non un homme qui prête un lance-flammes à Ripley afin d’abréger, dans le feu purificateur, les souffrances de son effroyable double ; il est aussi significatif que le seul commentaire soit celui, plus aveuglé qu’inepte, de Johner : « Toutes ces munitions pour rien. Je pige pas les gonzesses ». Non pas que la femme soit par nature meilleure ou plus humaine que l’homme (le vir). Dans la galerie de portraits, nous croisons aussi la femme submergée par la crainte, Lambert (Alien), et la virago émergée de sa colère, Vasquez (Aliens). Mais la seconde a neutralisé toute féminité et la première une juste virilité.
Même dans l’affrontement le plus impressionnant entre Ripley et l’Alien, la scène finale du second épisode – aussi célèbre que la première – où elle combat pour la première fois la Reine-Pondeuse (mais au fait ne s’agit-il pas d’abord d’une lutte entre deux mères ?), Ripley ne laisse pas d’être femme. Certes, elle déploie une objectivité (« Combien de temps me reste-t-il ? ») et une créativité (assembler deux armes ensemble) très masculines ; certes, elle se charge d’une artillerie à la Rambo. Toutefois, de manière inattendue, elle passe un moment sa main dans les cheveux avec une grâce typiquement féminine.
Par conséquent, contrairement à ce que certains ont pu affirmer, la féminine Ellen Ripley du premier épisode, loin d’avoir progressivement remisé tout féminité au fur et à mesure des différents épisodes, en explore l’ensemble des possibles, sous la forme des liens familiaux structurant la femme : se prenant d’une affection inconditionnelle pour Rébecca dans Aliens (la petite fille finira par l’appeler « maman »), s’attachant au Dr. Clemens dans Alien 3 et à Call dans Alien. La Résurrection, Ripley adopte successivement les postures de mère [20], d’épouse et de sœur. Et, à celui qui s’étonne qu’elle ne soit jamais fille, on peut répondre déjà que Ripley est en quelque sorte enfantée par ces géniteurs indignes que sont les chercheurs de l’USM Auriga (l’épisode ne s’ouvre-t-il pas sur un visage de Ripley lisse comme celle d’un enfant endormi dans sa bulle amniotique ? Plus tard, elle dormira nue et recroquevillée en position fœtale dans ce qui ressemble à une membrane amniotique) ; surtout, Ripley a trop dû apprendre à se battre seule et, dès le début, nourrit une trop grande indépendance, transie de méfiance (elle n’est tout de même pas parfaite !), pour aisément se mettre en position filiale, c’est-à-dire réceptive.
Quoi qu’il en soit, c’est justement dans et par cette féminité que l’humanité pourra être sauvée de son déluge de violence assassine : « Tu as réussi, tu as sauvé la Terre », témoigne Call au terme du dernier épisode. Prenons le cas extrême d’Alien. La Résurrection, puisqu’il nourrit l’objection. Face aux hommes qui appellent Ripley « n° 8 » et Call « grille-pain » ou « morceau de plastique », les deux femmes, au physique (au moins partiellement) non humain mais au psychisme paradoxalement si humain, apparaissent seules capables de dépasser l’apparence et rejoindre le cœur : Ripley pressent la souffrance de son clone comme de sa mère ; Call protège les hommes avec une constance qui attire l’ironie de Ripley elle-même. Le nom du dernier vaisseau, Betty, n’est-il pas empruntée à une jolie femme d’une autre époque dont l’un des ultimes plans nous donne à voir l’image en tenue légère placardée derrière les navigateurs revenant vers la Terre-mère originaire ?
5) Conclusion
On connaît le sous-titre, angoissant à souhait, de l’affiche du premier opus : « Dans l’espace, personne ne vous entend crier ». Jusque maintenant, la navette spatiale était à déconseiller aux claustrophobes à cause de son isolement dans un espace déshumanisé, voire dévitalisé. Mais du moins était-elle vaste, voire confortable, comme dans 2001. L’odyssée de l’espace. Or autant Stanley Kubrick avait rompu avec le folklore traditionnel des films d’anticipation, autant Ridley Scott opère lui aussi une nouvelle révolution non pas en faisant appel au cocktail déjà exploité de l’épouvante et de la science fiction, mais en introduisant l’angoisse, donc l’inconnu et l’ennemi, à l’intérieur même de ce cocon jusque là respecté par l’agression qu’est la navette.
Exemple unique dans l’histoire du cinéma, ces quatre films produits sur presque vingt ans par des réalisateurs certes talentueux mais différents (ne serait-ce que parce que le dernier est le français Jean-Pierre Jeunet à qui on doit le si original Amélie Poulain analysé dans ce livre), constituent un ensemble profondément unifié. Il vrille autour d’un thème que résume bien un mot de Nietzsche : à force de chasser le dragon, on devient dragon soi-même. « Tu es dans ma vie depuis si longtemps que je ne me souviens de rien d’autre », dit Ripley en face du monstre qui refuse de la tuer dans Alien 3. Mais ce devenir-dragon ne se fait jamais sans une secrète complicité : tout anti-nazi en acte n’est pas un SS en puissance. Nulle fatalité dans la répétition ; nulle détermination dans l’identification. Or, Ellen Ripley n’a jamais pactisé avec l’Alien. Celui qui, un moment, semble devenir même, demeure autre, à jamais irrencontrable [21].
Pascal Ide
[1] Je dis « improbable » car si cet acide est capable de corroder une épaisse couche de métal, le réseau vasculaire qui le transporte devrait être encore plus résistant ; or, une simple balle qui ne pourrait pas perforer ce métal, a raison d’un Alien. La seule différence du physique et du chimique ne saurait rendre compte de cette contradiction… au total peu gênante.
[2] Livre de la Genèse, chapitre 2, verset 21 ; cf. Ibid., chapitre 15, verset 12.
[3] Nous touchons ici l’un des aspects les plus discutables et intéressants de la série : son manichéisme. Discutable, car il ne peut exister un principe intrinsèquement et intégralement mauvais comme cet Alien. Intéressant, car il invite à poser, sans concession, la question du mal.
[4] Cf. Richard Dawkins, Le gène égoïste, trad. Laura Ovion, Paris, Armand Collin, 1990.
[5] Il demeure que, métaphysiquement, il est impossible de créer l’intelligence sans aussi la doter d’une volonté (cf. S. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 59, a. 1 ; q. 83, a. 1). Voilà pourquoi, une nouvelle fois, une telle créature est une contradiction.
[6] Cf. l’intéressante étude de Fabien Boully, « Le double devenir d’Ellen Ripley », David Bigorgne éd., Le surhomme à l’écran, CinémAction, Corlet-Télérama, n° 112, 2004, p. 241-247. Je lui emprunte un certain nombre de références.
[7] « Ce robot-chargeur […] apparaît comme un objet exemplaire, à la fois «costume de scène», multiplicateur de force musculaire de celui qui s’y loge et acteur à part entière » (« L’engin exterminateur », Les Cahiers du Cinéma, n° 388 [octobre 1986], p. 29).
[8] Au fond, Ripley vit et ressent ce que vivent et ressentent les personnes greffées (cf. Silla Consoli, La candeur d’un monstre. Essai psychanalytique sur le mythe de la sirène, Paris, Centurion, 1980 ; Silla Consoli et Marianne-L. Baudin, « Vivre avec l’organe d’un autre : fiction, fantasmes et réalités », Psychologie médicale, 26 spécial 2 [1994], p. 102-110). Quand on sait l’ampleur des répercussions émotionnelles liées à une allo-greffe, que dire de celles engendrées par une xéno-greffe (actuellement interdites par un moratoire) qui n’entretient presque rien de commun avec l’humanité ?
[9] Certes, dans le second épisode, Ripley expulse aussi la Reine dans l’espace au terme d’un combat sans merci ; mais cette expulsion ne s’opère qu’au terme, sans ruse, alors que Ripley a déjà gagné.
[10] Fabien Boully, « Le double devenir d’Ellen Ripley », p. 245.
[11] Sur la figure mythique d’Athéna, cf. l’analyse de Lara Croft Tomb Raider, 4, § 2.
[12] On doit cette réhabilitation, dans l’univers anglo-saxon, à Alasdair MacIntyre (Après la vertu. Étude de théorie morale, 1981, trad. Laurent Bury, coll. « Léviathan », Paris, p.u.f., 1997) et en France, à André Comte-Sponville (Petit traité des grandes vertus, coll. « Perspectives critiques », Paris, p.u.f., 1995).
[13] Cette répartition remonte aux philosophes stoïciens. Pour un exposé actualisé de ces vertus, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Construire sa personnalité, Paris, Fayard, 1991.
[14] Sur son évaluation éthique, je renvoie au Catéchisme de l’Église catholique, n° 2280-2283.
[15] Il est hors de question d’entrer dans le détail de la discussion qui fait ici appel au principe de ce que l’on appelle le « volontaire indirect ». Analogiquement, c’est le même principe qui justifie la légitime défense. Cf. Gérard Mathon, art. « Volontaire indirect », Catholicisme. Hier aujourd’hui demain, éd. Gérard-Henry Baudry et Gérard Mathon, vol. 15, fasc. 74, Paris, Letouzey & Ané, 2000, col. 1322-1330.
[16] « Dans le règne de l’imagination l’épithète qui est le plus proche du substantif air, c’est l’épithète libre ? L’air naturel est l’air libre » (Gaston Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, José Corti, 1943, p. 15. Souligné dans le texte).
[17] On sait que l’expression est de Gœthe (prononcée par le Chœur mystique, elle constitue les deux derniers vers de la deuxième partie de Faust : « Et l’Éternel féminin / Toujours plus haut nous attire »), qu’elle inspire le titre d’un bref et riche essai de Gertrud von Le Fort (La femme éternelle, trad. André Boccon-Gibod, coll. « Foi vivante » n° 90, Paris, Le Cerf, 1968), qu’elle donne celui d’un autre ouvrage, du Père Henri de Lubac, sur son ami paléontologue (L’Éternel féminin. Étude sur un texte du Père Teilhard de Chardin, Paris, Aubier, 1968), et d’un tout récent livre de la spécialiste chrétienne de la question féminine, Janine Hourcade (L’Éternel féminin. Femmes mystiques, coll. « Vie intérieure », Toulouse, Éd. du Carmel, 2003), enfin qu’elle a dynamisé quantité d’auteurs (dont justement Teilhard : cf. Bosco Lu, « L’Amour comme Énergie chez Teilhard de Chardin. L’Éternel féminin », Nouvelle revue théologique, 126 [2004] n° 2, p. 177-203).
[18] Madeleine Chapsal, La femme en moi, Paris, Fayard, 1996, p. 246.
[19] La femme éternelle, p. 39 et 41. C’est moi qui souligne.
[20] Face par exemple à la maternité faussement protectrice de l’ordinateur de bord du Nostromo, surnommé Mother, et dont on découvrira quel monstrueux secret de famille il cachait : la vie de l’Alien au prix de celle des habitants du vaisseau.
[21] Ce néologisme est formé à partir de l’adjectif « rencontrable », relevé chez Léon Bloy en 1898, mais qui ne s’est pas répandu (Alain Rey, Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française, « Rencontrer », p. 3172).
- Alien. Le vaisseau spatial Nostromo ramène des confins de l’univers sur Terre les sept membres de son équipage, dont le capitaine Dallas (Tom Skerrit), le second, Kane, et la navigatrice Ellen Ripley (Sigourney Weaver). Un mystérieux signal de détresse les tire de leur cryo-sommeil et semble venir d’une planète désolée, LV-426. S’y posant, ils y découvrent des œufs géants habités par des créatures inconnues ; l’une d’elles s’attaque à Kane qui est rapatrié dans le vaisseau, malgré le refus de Ripley demandant qu’on respecte la consigne de quarantaine. Après un moment de coma, Kane revient à la conscience et semble aller mieux. Jusqu’au moment où l’étranger (alien) qui a, en fait, élu domicile dans son corps, sort de son thorax en le déchiquetant. Changeant désormais rapidement de forme et de volume, il tue l’un après l’autre les membres de l’équipage, avec une redoutable et féroce efficacité. Le huitième passager du Nostromo en restera-t-il le seul ?
- Aliens. Cinquante-sept ans après le premier épisode, Ripley, seule survivante de la tragédie qui s’est déroulée sur le Nostromo, est retrouvée et sortie de son cryo-sommeil. Malgré les réticences de la Commission d’enquête à la croire, elle réussit à les convaincre que la planète LV-426 demeure infectée d’Aliens et que les colons qui, depuis, y logent, sont menacés voire morts. Elle part avec un nouvel équipage pour éliminer ce qui s’avère être non plus un, mais des centaines d’Aliens, nés d’une Reine. Comment une poignée d’hommes peut-elle s’affronter à eux ?
- Alien 3. Une nouvelle fois, Ripley se réveille seule survivante dans sa capsule de sauvetage qui s’est écrasée sur la planète Fiorina 161. Seule ? Très vite, elle suspecte la présence d’un Alien dans sa capsule. Or, les prisonniers qui sont parqués sur la planète transformée en pénitencier, ne possèdent ni arme ni technologie moderne. Mais il y a bien pire : lorsque Ripley se trouve confrontée à la Reine Alien, ne doit-elle pas s’avouer que son plus abominable cauchemar est en train de se concrétiser ?
- Alien. La Résurrection. Deux-cents ans plus tard, les chercheurs faisant partie de l’équipage de l’USM Auriga réussissent enfin une réplique parfaite d’Ellen Ripley à partir de son sang retrouvé sur Fiorina 161. En effet, le lieutenant protège en son sein un Alien et pas n’importe lequel, une Reine, donc une pondeuse. Or, les Aliens nés de la Reine s’avèrent bien plus intelligents que leurs prédécesseurs. Les chercheurs militaires et l’équipage d’un navire, le Betty, venu pour un sombre trafic, ne l’apprendront que tardivement. Trop tardivement pour survivre ? Et si Ripley peut donner vie à une Reine, quel monstre inédit celle-ci va-t-elle enfanter ?