Forgiven (The Forgiven), thriller dramatique britannique de Roland Joffé, 2017. Adapté de la pièce de théâtre de Michael Ashton, L’Archevêque et l’Antéchrist, lauréate de cinq Molière en 2017. Avec Forest Whitaker et Éric Bana.
Thèmes
Pardon, manipulation.
De ce film exceptionnel en son fond, qui est le véritable héros : Desmond Tutu, Mrs. Morobe, Piet Blomfeld ?
- De prime abord, l’attention est sinon focalisée, du moins attirée par Desmond Tutu, formidablement interprété par Forest Whitaker. En effet, il est le seul personnage réel, les autres étant des compositions de témoignages qui, eux, sont authentiques (vingt mille témoignages de violence et de torture ont été transcrits dans un rapport livré à Nelson Mandela). Surtout, non seulement le prix Nobel de la paix (1984) fait évoluer l’intrigue grâce à ses qualités exceptionnelles, mais il fait lui-même partie de l’intrigue et évolue avec elle.
La première image qui montre Desmond le filme en train de jouer au ballon avec des enfants devant la maison de Mrs. Morobe et la dernière image le photographie à nouveau en train de jouer au football, mais sur une plage, devant l’infini de la mer, ayant obtenu que la mère d’Oumpo puisse enfin emporter justice et paix. Entre les deux, il se battra comme un lion pour que la vérité sauve les victimes et la réconciliation rachète les coupables.
Son amour n’est aussi effectif que parce qu’il est aussi affectif. Une scène le montre admirablement. Écoutant la souffrance de Mrs. Morobe qui a perdu ses deux enfants, son visage aussi attentif qu’attentionné, épouse de l’intérieur ce qu’elle vit. Alors, de son cœur compatissant non seulement jaillit cet engagement de tout faire pour retrouver ce qu’est devenue sa fille, mais une parole qui le lie : « Je vous promets ». Des yeux ouverts au cœur ouvert, puis de l’ouverture des lèvres à celle des mains, l’archevêque n’aura de cesse de multiplier les démarches, d’enquêter de mille manières pour savoir ce qu’est devenue Oumpo.
Ainsi, lion au cœur d’enfant, animus et anima, Desmond entrelace en sa personne les caractéristiques les plus contrastées, comme Celui dont il est le ministre conjugue, « synthétise » (d’après saint Maxime le Confesseur) en lui l’humanité et la divinité.
Mais, plus admirable encore est le chemin que l’archevêque parcourt. Ou plutôt, un double chemin qui n’en fait qu’un. Le premier, explicité, est celui du doute, non point à l’égard de Dieu, mais à l’égard de la mission qu’Il lui a donnée : « Peut-être que je ne suis qu’un vieux charlatan indigne ». Cette suspicion le conduit à s’effondrer en larmes et à supplier en demandant : « Mon Dieu, pourquoi es-tu silencieux ? » – comme faisant écho au cri du Christ en croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Mais, dans un sursaut, il demande un signe. En un premier temps, répond une petite lumière (physique) et la venue de son épouse (Pamela Nomvete). Puis, dans un deuxième temps, s’entame un superbe dialogue, Nomalizo Leah lève les doutes de son époux contre sa mission présente simplement en faisant mémoire du passé : « Tu n’as jamais abandonné. Tu n’abandonneras pas maintenant ». Le signe n’est-il pas la présence de cette femme, aussi concrète que discrète ? Décidément, derrière le grand homme, cherchez la femme…
Le deuxième chemin, plus caché, est la révélation, par celui qui se présente comme son adversaire, de ce qu’il porte en lui de plus secret : la colère. « Oui, je ressens de la colère », reconnaît-il face à Blomfeld. Mais, outre le courroux contre les bourreaux, ce qui ronge son âme comme le cancer ronge son corps, c’est la crainte de son possible échec dans la mission à lui confiée par le président Mandela.
Celui qui, d’emblée, accuse Desmond Tutu de vouloir rentrer dans sa tête, est en fait celui qui, avec une rare empathie, réussit à pénétrer dans l’esprit de l’archevêque et lui instiller ses propres doutes. Il formule alors une phrase étrange : « J’ai réalisé que c’était ma manière de me faire sortir de cette panade ». Peut-être le sens en est-il la sortie de la toute-puissance et l’entrée dans une vulnérabilité encore plus grande – celle du Dieu devenu petit enfant dont l’agnostique lauréat de trois Oscars pour La déchirure (1984) et de la Palme d’or pour Mission (1986) ne prononce pas le nom, mais dont, film après film, il ne cesse de croiser les pas.
- Le véritable héros ne serait-il pas plutôt une héroïne, Mrs. Morobe ?
C’est ce que semble affirmer le cinéaste de manière répétée. Ainsi, lors de la première du film qui fut organisée par Saje à l’Unesco, le 15 décembre 2018, en mémoire du soixante-dixième anniversaire des Droits de l’homme, Roland Joffé a tenu à commencer son interview en témoignant de l’événement qui a décidé du film. Alors qu’il se trouvait chez lui, il a entendu une interview sur CNN Rwanda. C’était un vendredi. Une femme exploitante agricole raconte que, pendant le génocide de son pays, elle a perdu trois de ses enfants et son mari. Alors qu’un jeune homme se trouve là avec elle, elle révèle soudain que cet homme est l’assassin de ses enfants et vient tous les vendredis. Stupéfait, le journaliste lui demande : « Mais comment faites-vous ? » Et la femme de répondre : « J’aimais mes enfants plus que ma vie et mon mari autant qu’elle. Je me suis demandé : faut-il que je transforme mon amour en haine et que je le laisse me détruire ? Je voulais rendre hommage à mes enfants. J’ai donc appris à ce jeune homme l’amour ». Et Roland Joffé de préciser que cette femme n’était pas chrétienne, elle était comme tout le monde, avant de conclure : « Ce film est un hommage rendu à cette femme ». La mère d’Oumpo est donc la véritable héroïne. Par ailleurs, dans un entretien accordé à un journaliste à Radio Notre-Dame, Jean-Marie Marçais (à l’émission Écoute dans la nuit), Roland Joffé confiait avoir accepté ce film lorsqu’il avait compris que le héros (qui se révèlera être l’héroïne) n’était ni Mandela ni Tutu, ni même l’autre homme, fictif, faisant affiche, mais cette humble femme qui n’y apparaissait pas.
Avec quelle persévérance cette femme intercède auprès de l’archevêque, non pour elle, mais pour son enfant, afin de leur offrir une sépulture décente. Combien son cœur broyé de mère aimante donne chair à tout le chemin si peineux et si pénible de la Commission vérité et réconciliation : non point la vérité sans l’amour (le pardon) ; non point la miséricorde sans la justice ; mais, comme dit le psaume, la vérité et la charité.
Incontestablement, la sublime scène de la Commission finale, lors du procès, constitue le sommet du film, le climax auquel Roland Joffé a voulu conduire le spectateur : le face à face entre la mère de la victime devenue elle-même victime, avec l’accusé qui reconnaît enfin sa faute, le policier Hansi Coetzee (Morne Visser). Le site de Saje restitue ce puissant et émouvant dialogue :
« Hansi Coetzee. – Que Dieu me vienne en aide…
Mrs Morobe. – Est-ce que mon bébé était un ennemi de l’État ? En quoi ?
Hansi Coetzee. – Je sais, rien ne pourra la ramener. J’aimerais… Dieu seul est mon témoin, Mme Morobe. Je ne veux rien de plus. Je mérite d’être puni. J’ai perdu mon droit de vivre. Mais je ne peux pas annuler le passé, même si j’aimerais. Je ne peux vous demander d’oublier, ni de me pardonner. Je ne peux pas… Je ne peux pas me pardonner. Tout ce que je peux dire… c’est que je suis… Je suis… vraiment désolé de ce que j’ai fait.
Mrs Morobe. – Vous m’avez volé la plus belle chose de ma vie. Vous m’avez laissée aussi morte que ces deux enfants. Ce n’est pas vous qui avez tué ma fille, mais vous n’avez rien fait pour la protéger. Une adolescente, à votre merci, et vous n’avez rien fait. Vous êtes bien insignifiant. Regardez-moi, M. Coetzee. Je vous écoute parler de la mort de ma fille, et mon cœur me crie de vous tuer. Mon cœur de mère me le crie ! Oui, j’aimerais vous tuer, comme vous l’avez tuée. Vous voyez ce que vous avez fait ? Mais je ne veux pas souiller sa mort par la vengeance et le sang, parce qu’elle était belle, trop belle pour qu’on salisse sa mémoire. M. Coetzee, ma fille nous regarde de là-haut. Je le sens et elle nous offre l’occasion d’un nouveau départ. Pour que vous vous rachetiez. Pour être un homme. Et pour moi pour vivre à nouveau. Et pour elle, je suis prête à le faire. Hansie Coetzee, laissons-la regarder alors qu’on fait table rase. Pour elle ».
Ainsi, nous voyons la mère passer par les étapes d’un chemin de vraie conversion – voire, ces quatre étapes correspondent aux quatre semaines des Exercices spirituels de saint Ignace ? – : la douleur ; la haine jusqu’au désir de se venger ; la vérité sur l’injustice inqualifiable ; la mémoire pleine de gratitude pour tout ce qu’elle a reçu de sa fille ; le pardon ; enfin, la parole de vie. Le tout non sans l’humble aveu du criminel.
- Toutefois, plus encore, le héros ne serait-il pas Piet Blomfeld ? Osons cette lectio difficilior.
Si le titre du film parle du pardon au sens passif (« Pardonné »), ne peut-il s’adresser autant à Coetzee qu’à Blomfeld ? Surtout, l’assassin est, de tous les personnages, celui qui accomplit le plus long et le plus admirable des pèlerinages. Non pas seulement du doute sur la mission à la lumière et la vérité ; non pas seulement de la violence subie au pardon ; mais de la violence agie à la rédemption reçue, des ténèbres du péché à l’admirable lumière du pardon.
Ici prennent sens deux ellipses étonnantes : alors que le spectateur s’attend enfin à l’aveu de Coetzee, le policier repenti, c’est celui, enregistré, de Piet qu’il entend ; alors qu’il s’attend à une troisième rencontre entre l’archevêque et l’Antichrist (tel est le titre du drame théâtral d’où le film est tiré), qui aurait dû être la résolution cathartique du criminel s’écroulant dans les pleurs libérateurs et l’aveu de sa faute, rien de tel n’arrive. Or, au lieu de se cumuler, ces deux difficultés s’annulent.
En effet, au point de départ, Blomfeld semble cocher toutes les cases du pervers narcissique – je dis bien de la personnalité narcissique doublée de la personnalité perverse. Non seulement le diagnostic est explicitement posé par tout l’entourage (« Il essaiera de vous détruire »), mais une scène le montre en train de jouir d’humilier et frapper un délinquant homosexuel, ou vomir sa haine contre le peuple noir. De fait, lors de la première rencontre, tout dit la domination méprisante et orgueilleuse : le regard plongeant de haut en bas, la maîtrise constante du contenu de la parole comme de la durée de l’entretien, le discours non réfutable et autojustificateur (« La vie, c’est un animal qui en mange un autre. La mort, c’est un animal qui se fait manger par un autre. Soit t’as un ventre plein, soit tu finis dans un ventre plein. Darwin. Irrévocable. Le reste, c’est de la poudre de perlimpinpin »), la désespérance sans appel et la puissance sans pardon (« Le bain de sang est inévitable. C’est pur, honnête. De là émerge un vainqueur. Le fort, le supérieur, devant qui les faibles se mettent à genoux »).
Mais au terme, Piet fait mieux qu’avouer sa faute. Non seulement il reconnaît sa responsabilité, mais il répare en léguant ce qu’il possède à Benjamin Mboweni (Nandiphile Mbeshu) et donc en endossant symboliquement une paternité à son égard. Non seulement il cherche effectivement à l’aider, mais, affectivement, au-delà de toute appartenance raciale, il se reconnaît en ce jeune noir prisonnier, quant à l’âge (17 ans), quant au lieu et quant au lien (il vit dans le même village que celui où son amie fut tuée). Dès lors, agressé par Benjamin, Piet ne laisse pas éclater sa haine négrophobe, mais comprend la souffrance endurée (l’exclusion) et le risque encouru (passer de 4 à 20 ans de prison) par le jeune homme. Non seulement il compâtit, mais il ose affronter le « général du Gang 28 », répondant au courage qu’a eu Benjamin de s’affronter à plus fort que lui, par le courage de s’attaquer à plus nombreux que lui. En allant seul et les mains nues se jeter dans le repère du Gang, Piet offre sa vie et donne sens à la sienne.
Entre les deux, nous découvrons que celui que nous prenions pour un psychopathe est un petit enfant quasi-détruit par les traumas multiples du meurtre de son amie, la violence physique de son père allant jusqu’à lui briser le bras, et enfin, pire encore, de la culpabilité irréversible liée à la mort de ce père indigne qui demeure pourtant son père. Reconstituons le trajet insidieux et mortifère de la perfide culpabilité dans son psychisme laminé : son père intime au tout jeune Piet (Alexander Wallace) de ne pas accueillir chez lui le griot ; malgré tout, il transgresse le commandement paternel ; dans son courroux haineux, le père tue son amie et le conteur ; à son tour, la communauté noire se venge en tuant son père ; et lui, exilé loin de son pays, ne peut le protéger ; donc, il est coupable de toutes ces morts. Cet intense remords a achevé de pulvériser son psychisme déjà en miettes par le stress post-traumatique. Piet l’a géré en mettant en place un quadruple et très efficace mécanisme de défense : « Ne pas prier. Ne pas supplier. Ne pas céder. Ne pas se soumettre ». Surtout, en scellant sa malice et en s’interdisant toute espérance et donc toute rédemption, bref, en radicalisant sa haine de soi. Comment ? En multipliant les crimes si atroces que celui même qui l’écoute souhaiterait s’arracher les oreilles.
Mais c’était sans compter sur la miséricorde divine qui prend pour instrument privilégié Desmond Tutu. Autant la première rencontre est placée sous le signe de la division jusqu’à l’opposition (la caméra filme successivement, donc séparément, les deux protagonistes), autant la seconde, tout au contraire, multiplie les rapprochements (il n’y a pas un plan où les deux adversaires ne soient filmés ensemble). Et ce que la caméra nous dit au dehors s’opère au dedans : la miséricorde de l’archevêque rejoint la misère de l’assassin assassiné, le cœur aimant de Desmond se déverse dans le cœur assoiffé d’amour de Piet.
Au-delà de la transformation physique (Forest Whitaker a dû mettre un nez postiche), l’acteur épouse de l’intérieur ce personnage avec une compassion qui en fait sentir toute la sincérité. Et si Desmond Tutu rejoint si profondément Piet, c’est qu’il vit avec lui ce que vivent les commissions : non pas la seule miséricorde qui transformerait l’archevêque en Sauveteur et le criminel en Victimaire ; non pas la seule vérité qui placerait le président de la Commission dans une position de surplomb et justifierait l’accusé dans sa position de révolté. Mais, de nouveau, l’amour et/dans la vérité : Desmond ne se cache pas derrière un masque, comme Blomfeld lors de leur première rencontre. Humble et vulnérable, ne cherchant ni à plaire ni à paraître, bref, libre à l’égard des manipulations du criminel, il trouve, à l’écoute de l’Esprit, les mots qui font mouche (« L’aberration, c’est la brutalité, M. Blomfeld. Pas l’amour »), les distinctions qui éclairent (« Vous êtes enfermé dans deux prisons. La deuxième est pire. Vous y êtes enfermé de l’intérieur »), la mémoire qui libère (la photo que Desmond lui transmet) et les citations qui réfutent le pseudo-savoir de Blomfeld (« Mieux vaut régner en enfer que servir le ciel ! Lucifer ») en lui opposant : « L’esprit est à soi-même sa propre demeure, il peut faire en soi un ciel de l’enfer et un enfer du ciel ». Sans que jamais sa parole ne domine ni n’écrase, parce qu’elle surgit d’un cœur qui aime et compâtit.
Ainsi, Piet Blomfeld n’est pas un psychopathe qui vomit sa haine, mais un petit garçon profondément blessé qui hurle sa douleur. Touché par la beauté de la parole d’espérance de Desmond Tutu sur lui (« Sortez, Blomfeld, Dieu vous attend »), il peut cueillir la vérité convoquant sa conscience morale et la convertir en un acte bon qui répare et objective son repentir. Tel Dante, il a traversé l’enfer de la haine coupable pour retrouver le paradis (qui n’est jamais totalement perdu) de l’amour paternel. Et, lorsqu’il sait qu’il doit mourir, certes, à cause de la violence des hommes, mais aussi à cause de leur justice, il transforme cette mort en un sacrifice de soi qui vaut rédemption. Pardonné.
Pascal Ide
Le film s’ouvre sur une citation du Paradis perdu de John Milton : « T’ai-je demandé, Créateur, de façonner mon argile en homme ? T’ai-je sollicité de m’arracher aux ténèbres ? »
1955, Afrique du Sud. Un vieil homme de couleur conte l’histoire d’une sorcière à des enfants, blancs et noirs, qui l’écoutent, passionnés. Soudain, un adulte armé d’un fusil arrive, l’arme au poing, en hurlant : « Petit merdeux, je t’ai interdit de venir ici ». Le petit garçon blanc s’enfuit, terrifié et horrifié, tandis que retentissent les tirs du fusil et les cris de détresse.
En 1993, à la fin de l’Apartheid, le président Nelson Mandela nomme l’archevêque Desmond Tutu (Forest Whitaker) président de la Commission de la vérité et de la réconciliation. Elle est régie par le principe selon lequel les aveux (et seulement eux) ouvrent à la rédemption. Mais l’archevêque anglican se heurte le plus souvent au silence d’anciens tortionnaires. Jusqu’au jour où Piet Blomfeld (Eric Bana) demande à le voir pour obtenir l’amnestie. Si, d’un côté, cet ex-officier de police et membre de l’Afrikaner Weerstandsbeweging est un assassin condamné à perpétuité à la prison de haute sécurité de Cape Town’s Pollsmoor, de l’autre, il est un témoin potentiel pour des meurtres qui furent commis pendant l’Apartheid, en particulier celui probable d’une adolescente, Oumpo. Sa mère, Mrs. Morobe (Thandi Makhubele), demande à l’archevêque de « retrouver même un bout d’os pour que je puisse enterrer ma fille ». Le promettant, il accepte de rencontrer Blomfeld.
Mais celui-ci ne manifestant ni regret ni même volonté de parler, comment Desmond Tutu pourra-t-il tenir sa promesse ?