Nos batailles
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Pays:
Français
Année:
2018
Thème (s):
Amour, Parole
Durée:
1 heures 38 minutes
Évaluation:
**
Directeur:
Guillaume Senez
Acteurs:
Romain Duris, Laure Calamy, Laetitia Dosch
Age minimum:
Adolescents et adultes

Nos batailles, drame français réalisé et coécrit par Guillaume Senez, 2018. Avec Romain Duris, Laure Calamy, Laetitia Dosch, Lucie Debay.

Thèmes

Parole, amour.

Face à une critique si unanimement laudative, la tentation serait pour moi la réaction. « Sauvons d’abord la proposition d’autrui » : cette tranche de vie plus vraie que nature, le tissage du familial et du professionnel sans sacrifier l’un à l’autre, le jeu époustouflant des enfants, cette facette inédite, âpre, sans sourire séducteur ni double fond, de Romain Duris, d’autant mieux venue qu’elle contraste avec la féminisation généralisée qui frappe le cinéma mondial.

Toutefois, la liste des malaises pèse autrement plus lourd que celle de ces réjouissances. Je me centrerai sur le personnage, de loin le plus élaboré, d’Olivier.

 

Le protagoniste central n’est assurément pas montré sans défaut (par exemple, dans la scène tragicomique où non seulement il affirme à sa sœur qu’elle est disponible puisqu’elle a la chance de n’avoir ni mari ni enfants…) ni narcissisme (« J’ai une vie à côté », rétorque Betty), ni une minime évolution (au terme, il consent à la thérapie familiale, change de poste et déménage). Ainsi, il est présenté comme un humble héros du quotidien qui gagne peu et se donne beaucoup, qui part tôt et revient tard, qui aime follement ses enfants et probablement son épouse.

Mais comment ne pas noter trois immenses failles, surtout lorsqu’elles demeurent innommées ?

  1. Olivier n’a pas d’accès à la parole. L’on n’en finirait pas de relever les traces, les causes et les conséquences de ce mutisme généralisé. Distribuons quelques indices sur le double axe, synchronique et diachronique.

Synchronique. Olivier est entouré par une constellation qui, au passé, l’a fait à son image (il répète à l’évidence le père mutique, aussi présent syndicalement qu’absent familialement ; et la mère, dévouée corps et âme, comprend tout, mais tait tout, car il n’est pas souhaitable que femme parle), qui, au présent, lui renvoie cette image (sa femme enfouira son mal-être dans un silence que l’on appellera fragilité, afin de se refuser au diagnostic bien plus libérant qu’accablant ; les ouvriers eux-mêmes oscillent entre le suicide sans explication et le cri victimaire sans responsabilité) et que, au futur, il fait à son image (de même qu’aucune parole n’est posée sur le départ de la femme, nulle mise en mots n’expliquera celle des enfants loin du domicile familial ; quelle belle trouvaille que la petite Rose choisisse la voix du sans-voix pour révéler à son père sa souffrance-silence !). Troublante et inquiétante répétition mortifère.

Diachronique. Jusqu’où l’entourage d’Olivier devra-t-il souffrir (femme qui part sans un mot, oral ou écrit ; fille qui sombre dans le mutisme ; enfants qui fuguent), pour qu’il comprenne qu’il fait souffrir ? Certes, au final, il ébauche un « pardon ». Mais que vaut un pardon sans réparation ? En quoi la catharsis peut-elle faire son œuvre quand, après 90 minutes de souffrance croissante, le seul moment heureux se résume à quelques coups de pinceaux colorés sur le mur de la maison, et la seule parole d’espérance à « On t’attend ». Certes, nous le disions, Olivier change. Toutefois, comment ne pas noter que ces modifications demeurent extérieures ? Changer au dehors de lieu n’est pas se déplacer au dedans ; et s’il consent à la thérapie familiale, c’est avec une faible conviction et sans réelle implication.

La philosophie implicite de la vérité véhiculée tant par la bande-son que par le scénario est la suivante : plus de vérité, c’est plus d’images, donc moins de paroles et moins de musique, moins de dialogues préparés. La conséquence, calamiteuse et désastreuse, est moins de profondeur, moins d’esprit et moins de cœur. Même chez Gilles Deleuze, le pli qui est une condamnation définitive de la profondeur et une affirmation répétée de la surface, ébauche, dans sa pliure, une profondeur…

  1. Olivier est tout autant coupé de son affectivité. Aphasique, il est aussi anesthésique. Il ne ressent et en tout cas n’exprime que sa colère. Il n’agit que sous le coup de l’impulsion. Autrement dit, il passe à l’action, sans passer par le double filtre de la raison et de l’émotion. Brut de décoffrage, le chef d’équipe qui a oublié d’être chef de famille est brutal. C’est ainsi qu’il agresse le médecin dont il ne fait qu’interpréter l’attitude sans avancer la moindre preuve ; et s’il sera excusé par sa collègue qui le protège, il ne s’excusera pas. Le cinéma français a toujours été friand de ces personnages granitiques, voire volcaniques (sans remonter à Jean Gabin, que l’on songe à Richard Boringer et, plus près de nous, François Cluzet, Gilles Lellouche, Arnaud Ducret, etc.). Mais ces animus sans anima sont plus proches de la « bête » sans parole que du zoon logikon (« l’animal rationnel »), et donc zoon politikon (« l’animal social ou politique ») des Grecs. Cette impulsivité se traduit dans le double registre, concupiscible et irascible, conduisant, pour le premier à un adultère probablement sans préméditation et sans lendemain, et pour le second, à l’empoignade susdite.
  2. Cette dernière remarque introduit le troisième clivage : l’immoralité, ou plutôt ce que l’on pourrait appeler le déhanchement ou la claudication morale d’Olivier. En effet, l’absence de parole conduit à une absence de normes universelles. Trois signes parmi beaucoup. Quand il ment, le militant n’éprouve nulle vergogne. Lorsque les enfants fuguent, le père n’exprime que son affection et son rassurement ; il faudra attendre la psychothérapeute pour que soit rappelée la loi et énoncé un minimum d’altérité. Lorsqu’il trompe son épouse, le mari n’éprouve qu’un vague remords et extériorise une ombre de culpabilité que sa sœur s’empresse d’annuler. Lorsqu’il fume un pétard, le frère ne réagit pas, comme si cela lui était habituel et ne présentait aucun retentissement pour sa santé…

La leçon magistrale de la psychanalyse a été oubliée, qui corrélait la figure du père à l’énoncé de la loi et à l’entrée dans l’altérité défusionnante. La désillusion est d’autant plus brutale que le thème de la paternité était au cœur du premier long métrage du cinéaste, Keeper (2015). Nous aboutissons donc à des personnages étonnamment creux, répétitifs, qui retriplent l’immanence d’un monde définitivement sans Dieu par celle d’un homme sans esprit (ouvert au vrai, au bien et au beau) et d’une évolution sans transformation.

Indépendamment de la prise de position crypto-marxiste qui oppose presque systématiquement patron (ou ses antennes comme le RH identifié à un « videur ») et employés, transformant la hiérarchie en domination-aliénation et la justice– la mise à pied d’Agathe (Sarah Lepicard) – en une vengeance, comment expliquer l’incohérence d’un homme aussi investi dans son travail que désinvesti dans sa famille ? Le tropisme masculin pour l’action, le modèle paternel, la camaraderie syndicale et le souci de l’autre exploité ne suffisent pas à rendre compte d’un décalage non pas sociologique, mais psychologique, entre une empathie reconnue pour les ouvriers (« Vous êtes proche », reconnaît le nouveau responsable) et une inintelligence émotionnelle abyssale à l’égard d’une famille (épouse et enfants) qu’il dit aimer. Betty, cette bulle de légèreté et de fragilité, dit vrai, qui lui lance à la figure : « P…, je comprends qu’elle soit partie ! »

 

Ce cinéma réaliste qui prétend filmer ses acteurs au plus près de leurs émotions, improviser les dialogues et éliminer presque toute musique (exogène), atterrait s’il ne disait quelque chose de la vulgate contemporaine et donc ne suscitait une compassion pour cette amputation tragique de l’humain : est vrai ce qui est expérimenté, donc affectif et immédiat. Lourde est la note à payer : la perte de l’intelligence qui met en mots les maux, de l’affectivité intégrée qui tricote douceur et fermeté, de la patience qui rime avec persévérance, d’un combat qui ne se dégrade pas en bataille extérieure, mais s’accomplit en travail intérieur.

Pascal Ide

Olivier (Romain Duris), chef d’équipe dans une plateforme logistique de vente en ligne et syndicaliste impliqué dans la vie de son entreprise, se démène au sein de son entreprise pour combattre les injustices. Mais, du jour au lendemain, Laura (Lucie Debay), sa femme, quitte le domicile sans prévenir. Il lui faut désormais concilier l’éducation de leurs deux enfants, Rose (Lena Girard Voss) et Elliot (Basile Grunberger) et son activité professionnelle indécouplable de son engagement. Il bénéficiera de l’aide de sa sœur comédienne, Betty (Laetitia Dosch, lumineuse), de la consolation plus qu’affective de sa cosyndicaliste Claire (Laure Calamy). Mais cela ne suffit pas à mener de front toutes ses batailles…

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