Dans une conférence qui est comme un testament, le philosophe George Steiner analyse la déconstruction actuelle et tente de lui répondre [1]. Voici un résumé de ce texte inspiré.
a) Diagnostic positif
D’emblée, Steiner pose sa thèse : partout, le sens s’évanouit. La crise de la signification affecte tous les secteurs du savoir, même celui qui y paraissait le plus réfractaire : la mathématique ou la logique formelle. En effet, il y a une « crise philosophique dans les fondements des mathématiques », ainsi que l’atteste « la célèbre preuve de Gödel ».
Steiner va centrer son exposé sur le noyau même de la crise, celle qui touche « le concept et la compréhension du langage » (p. 43). Traditionnellement, le langage et l’art ont toujours été le lieu du sens. Cette affirmation trouve ses lettres de noblesse dans le Cratyle et le Théétète de Platon, les Catégories et De l’interprétation d’Aristote, et les traités d’art et de rhétorique classiques. Toutefois, depuis ce que l’on appelle le « linguistic turn », le logos échappe. Et ce tournant linguistique affecte non seulement la linguistique, mais toutes les études littéraires, grammaticales, logiques, sémantiques, et même la psychologie et la théorie politique. Partout le sens se dissout.
b) Diagnostic étiologique
D’où provient cet évanouissement généralisé du sens ? Steiner propose un bref historique de cette crise. Celle-ci est en germe dans « la révolution kantienne ». En effet, « bien qu’à beaucoup d’égards conservatrice, la révolution kantienne portait en elle les semences d’un ré-examen et d’une critique fondamentaux des relations entre le mot et le monde ». En effet, on doit à Kant la « conviction » que la chose en soi ne peut être définie, ni connue, ce qui laisse le champ libre « au solipsisme et au doute ». (p. 44) Désormais, le langage est dissocié de la réalité qu’auparavant il signifiait. Le philosophe allemand n’a toutefois fait que poser les prémisses lointaines de la crise.
1’) Première cause : littéraire
La cause première de la crise du sens remonte à la pratique mise en œuvre par les deux poètes français, Mallarmé et Rimbaud, entre les années 1870 et 1890.
Pour Mallarmé, le discours poétique trouve désormais sens et contenu non plus dans l’expérience sensible externe qui est illusoire, mais dans sa cohérence interne qui est infiniment plus riche. Il dissocie ainsi le langage poétique de sa référence extramentale : il fixe « la texture et l’odeur de la rose, indéfinissable et inaccessible autrement, dans le mot ‘rose’ et non dans la fiction de quelque correspondance et de validation extérieure ». (p. 45) Ce refus de l’orgueil adamique de la nomination du monde trouve un répondant ou plutôt un fondement anthropologique dans le célèbre mot de Rimbaud : « Je est un autre ». Martin Heidegger pour qui le langage est source ontologique antérieure à l’homme, Michel Foucault pour qui la chose n’est jamais accessible qu’à travers les successions des épistémè, Jacques Lacan pour qui le réel est inconnaissable, ne font que systématiser et développer cette intuition.
2’) Deuxième cause : la psychanalyse
La psychanalyse va accentuer, d’une part cette subversion de la naïve adéquation réaliste entre le langage et le monde empirique, d’autre part le processus de dissémination du soi. Comment ? Par généalogie, en creusant plus profond. « Sous chaque couche de sens lexical conscient, gisent d’autres couches de sens plus ou moins réalisés, avoués, visés. Les impulsions d’intentionnalité, de la signification déclarée et secrète, se prolongent de la fragile surface jusqu’aux insondables structures nocturnes profondes ou préstructures de l’inconscient ». (p. 46) Dès lors le moi n’est plus seulement un autre, mais « une sorte de nuage de Magellan » (p. 55). Voilà pourquoi une assignation de sens qui soit close demeure introuvable. Plus tard, Jacques Derrida systématisera cette idée en parlant de dissémination du sens.
3’) Troisième cause : le positivisme logique, la philosophie analytique
L’épistémologie de l’école de Vienne ou de la pratique anglo-américaine, se comprend à partir de ce qui précède. Ces courants visent à démarquer le sens du non-sens, à « purger » le langage de ses impuretés religieuses, métaphysiques, etc. Cette volonté « cathartico-thérapeutique » (p. 47) constitue un nouvel avatar de l’impératif mallarméen.
4’) Quatrième cause : politico-sociale
Enfin, le langage apparaît comme un instrument de falsification politique, plus encore, de « barbarie potentielle ». Ici, Steiner mentionne notamment la prose de Kafka, mais aussi la linguistique messianique de Walter Benjamin, les théories de Theodor Adorno, la « lettre de Lord Chandos » de Hofmannsthal. Il existe un vocabulaire propre aux camps de la mort ou à la justification des explosions thermo-nucléaires (« Opération Soleil »). L’institution véhicule une langue de bois qui camoufle les pires violences.
c) La thèse déconstructionniste
Ainsi, par ces sapes successives, le mot et le sens qui le signifie se sont trouvés massivement suspectés. Les valeurs deviennent vapeurs et les mots des maux. La thèse déconstructionniste affirme en plein que « n’importe quoi peut être dit sur n’importe quoi » : Anything means anything (p. 50) et en creux que les qualificatifs « vrai » ou « beau » (et leurs contraires) sont interdits de séjour (p. 51).
Prenons le cas des jugements de valeur esthétique : ils se valent tous. En effet, il est l’expression d’une saisie intuitive, plus ou moins indicible et du parti-pris conservateur ou progressiste d’un percevant original. De plus, qui peut prétendre à l’exhaustivité ? Une théorie esthétique ne peut donc qu’être plus ou moins persuasive. Autrement dit, il y a équivalence formelle et pratique de toutes les évaluations esthétiques.
Comment dès lors distinguer le grand critique du cuistre ? Le seule critère demeure la série des références, la largeur de la culture, la force rhétorique de l’articulation. Un autre critère est souvent mis en jeu pour s’y retrouver dans l’anarchique foisonnement des jugements de valeur : l’argument consensuel, le poids strictement quantitatif des époques et du nombre, le vote majoritaire. « Nous observons que, à travers les siècles, une grande majorité d’écrivains, de critiques, de professeurs et d’hommes honorables a jugé que Shakespeare était un poète et un dramaturge de génie, et a trouvé que la musique de Mozart était à la fois émotionnellement enrichissante et techniquement inspirée ». (p. 51)
L’argumentation fondamentale est la suivante : le mot n’est plus le signe d’un concept, a fortiori d’un réel. Autoréférencé, le mot, qu’il soit parlé ou écrit, ne renvoie qu’à lui-même. Or, texte primaire et commentaire, glose secondaire, interprétation tertiaire, etc., ne sont que des écritures. Donc, selon un jeu de mots évocateur autant que provocateur, tout texte est pré-texte. La parole de Derrida sur Rousseau vaut autant que celle de Rousseau lui-même. L’antériorité chronologique de l’auteur devient accidentelle, elle ne présente plus de primauté canonique. Le langage renvoie au langage, dans une infinie série d’auto-multiplication. Dès lors, comment choisir un sens ? La référence devient la libre préférence qui est arbitraire. Le seul critère qui sera retenu sera souvent ludique ou utilitaire, c’est-à-dire fonction des intérêts, des désirs et des projets [2]. Toute objectivité et toute universalité se dissout non seulement dans la singularité du sujet, mais dans son narcissisme.
d) Quelques remèdes
Steiner ne se contente pas de cerner la crise. Il propose quelques remèdes pour en sortir, certains insuffisants, d’autres efficaces, voire décisifs.
1’) Remèdes insuffisants
Il y a une contradiction interne, une circularité logique dans cette abolition ludique du sujet stable. Ne faut-il pas un ego pour causer ou du moins assister à cette dissolution généralisée de son propre ego (cf. p. 56) ? De même, « il y a une régression à l’infini de l’intentionnalité dans la simple dénégation de l’intention ». (p. 56) Toutefois, ces pétitions de principe n’affectent pas la logique de la déconstruction, des calembours sans fin de Derrida ou la jouissance de Barthes.
Un autre argument, d’ordre consensuel, satisfait la majorité des lecteurs. La pratique littéraire garantit la valeur pérenne des œuvres majeures. L’accord sur les Noces de Figaro de Mozart ou l’Iliade d’Homère est général. On pourrait aussi évoquer, contre l’actuelle équation texte = pré-texte la réponse professionnelle comme le protectionnisme de l’académie. Néanmoins, là encore, ces moyens apparaissent dérisoires et, au total inopérants, contre les coups de boutoir du nihilisme. (p. 58)
2’) Premier remède efficace
Retrouver l’expérience primordiale du don du sens écarte d’emblée des réductions autistiques du sens.
Tout d’abord, on ne peut dissocier l’imagination morale des imaginations analytique et critique. Appliquons ce constat historique et véridique, à l’acte de signification, à la saisie du sens. Steiner se fonde sur une induction dépassant l’immédiat empirique : les opérations du tact, de la courtoisie du cœur, du bon goût éthique « ne peuvent être logiquement formalisés » ; leur garantie étant transcendante les rend éminemment vulnérables.
Ensuite, « le poème vient avant le commentaire ». La primauté du texte primaire sur le commentaire n’est pas que chronologique, elle est ontologique. Steiner exprime la différence entre texte et prétexte à partir de la distinction aristotélicienne du par soi (essentiel) et du par accident : le commentaire, si éminent soit-il, « est accidentel […], dépendant, secondaire, contingent ». Il ajoute : « Le poème est ; le commentaire signifie ». (p. 59) Certes, les textes sont tous écritures. Toutefois l’acte de création ne peut jamais être confondu avec le processus dérivé de l’interprétation. Une simple induction – Steiner fait appel au « sens commun, là où le sens commun est une expression lucide, concentrée, de l’imagination morale » (p. 60) – suffit à en convaincre contre les réductions de l’analyse structurale. Par exemple, nous savons tous « que le violoniste, pour doué et pénétrant qu’il soit, ‘interprète’ la sonate de Beethoven ; il ne la compose pas ». (p. 59) Ce qui ne signifie nullement pas (double négation = affirmation) qu’une œuvre non interprétée, un tableau non vu soient achevés. Mais l’inflation des commentaires qui finit par la dissimuler devient une « imposture » (p. 60). En outre, ces herméneutiques multipliées signent autant qu’elles causent l’excessive exténuation des forces créatrices.
3’) Second remède
« Mais, aussi libératrice que je la croie être, l’inférence éthique n’engage aucune finalité. Elle n’affronte pas dans l’immédiateté la supposition nihiliste ». (p. 60) En plus de l’immanence du sens, de son origine, il est nécessaire de convoquer la transcendance. Comment retrouver la présence du sens dans les choses, sans Dieu ?
En effet, il est possible de soutenir que le mot est vide de sens, mais la logique et toutes les théories du langage se vouent à tourner à vide ; « la littérature devient du narcissisme transitoire ». (p. 62) La seule solution est donc de faire le « saut axiomatique vers un postulat de significance ». Pour Steiner, « nous devons lire comme si le texte devant nous avait un sens ». (p. 61) Ou plutôt plusieurs. Essentiellement pluriel, le sens ne sera jamais épuisé par un décodage, qu’il soit structuraliste, psychanalytique, sociologique, etc.
Steiner affirme donc la thèse centrale qu’il oppose à la déconstruction : « Nous faisons comme si le texte (le morceau de musique, l’œuvre d’art) incarnait […] une présence réelle d’un être signifiant ». (p. 62 et 63) Or, le verbe incarner « a ses fondements dans le sacré » et la notion de « présence réelle » évoque la transsubstantiation eucharistique. L’excès même de signifiance indique qu’il trouve sa source au-delà de lui. Steiner renvoie, là encore, à notre expérience : lorsque nous sommes « investis » par une musique ou un texte littéraire, un hôte vient demeurer en nous, nous faisons « l’expérience du mystère banal d’une présence réelle ». Cette expérience est « familière », de la familiarité qui est celle du sens commun. Peu importe que nous sachions l’exprimer ou non. L’auteur de Réelles présences retrouve ici l’un des fondements rarement explicités de l’analyse aristotélicienne de la connaissance : l’irruption d’une nouveauté qui rend l’autre présent comme un hôte. Il retrouve la remarquable définition de Jean de Saint-Thomas : connaître, c’est devenir non pas autre, autrement (alius), mais en tant qu’autre (aliud). Au terme de la courte Vita que Steiner donne de lui-même, il avoue s’inscrire, pour une part, dans la tradition aristotélico-thomiste ou du moins réaliste : « Lycée Français de New York et les révélations intellectuelles et poétiques que constituait l’enseignement en exil de maîtres tels que Gilson, Levi-Strauss, Maritain, etc ». (p. 149)
Or, cette présence réelle ne peut venir que de Dieu. D’ailleurs, toute la littérature depuis son aurore chez Homère, n’a jamais cessé de parler « immédiatement à la présence ou à l’absence du dieu » (p. 66). Voilà pourquoi, selon notre auteur, nulle théorie séculière de la signification et de la valeur n’est apte à s’opposer au défi déconstructionniste.
4’) Confirmation a contrario
Plus encore, notre pratique du commentaire, nos grammaires, nos critiques de textes, « sont les héritières directes des textualités de la théologie judéo-chrétienne occidentale et de l’exégèse biblique patristique ». Ainsi, les magiciens de la déconstruction n’ont fait qu’emprunter, exploiter, monnayer le trésor de la théologie. Cet acte de pillage de notre civilisation séculière, qui est à l’origine de l’analyse littéraire et artistique contemporaines demeure sinon inconscient, du moins inavoué. « Très peu d’entre nous ont remboursé » (p. 64) leur dette à l’égard de la théologie biblique et de sa métaphysique implicite de la transcendance.
Steiner n’hésite pas à parler d’« un terrible sens du blasphème par rapport à l’acte primordial de la création » (p. 65) habitant toute l’œuvre de Kafka. Il pointe même une révolte contre Dieu, citant les mots de Matisse achevant la chapelle de Vence (« Je suis Dieu ») ou de Picasso (« Dieu, l’autre artisan »). L’art et la littérature contemporaine seraient la traduction de cette agonie avec Dieu qui, depuis la lutte de Jacob contre l’ange, traverse les siècles. « Il pourrait bien y avoir, dans la musique atonale ou stochastique, dans l’art non figuratif, dans certains modes d’écriture surréaliste, automatique ou concrète, une sorte de combat simulé. L’adversaire est maintenant la forme elle-même ». (p. 66)
e) Conclusion
Le lecteur s’étonnera que Steiner ne souligne pas l’influence décisive de Nietzsche dans le processus de déconstruction. Maurice Blanchot relevait que, chez Nietzsche, la différence « est, comme le découvre à peu près à la même époque Mallarmé, l’espace en tant qu’‘il s’espace et se dissémine’ et le temps : non pas l’homogénéité orientée du devenir, mais le devenir, lorsqu’‘il se scande, s’intime’, s’interrompt [3] ».
Quoi qu’il en soit, le diagnostic, massif, demeure : « Je ne peux parvenir à aucune conception rigoureuse d’une possible détermination du sens ou de l’existence qui ne parie pas sur une transcendance, une présence réelle, dans l’acte et le produit de l’art sérieux, qu’il soit verbal, musical ou art des formes matérielles ». (p. 67) Un jour, on peut l’espérer, Orphée ne se retournera pas, et la vérité du poème resurgira à la lumière, quand bien même il lui faudrait « surgir des ténèbres de l’oubli et de la mort ». (p. 68) En passant de l’immanence des mots à la première transcendance qui est celle du sens (du concept) et à la surtranscendance divine, Steiner renoue avec les trois ordres de Pascal, corps, esprit et charité, ou avec les sphères kierkegaardiennes de l’esthétique, de l’éthique et du religieux (cf. p. 58).
Pascal Ide
[1] George Steiner, Le Sens du sens. Présences réelles, « Problèmes et controverses », Paris, Vrin, 1988. Avec une préface de Raymond Polin et une post-face d’Alexis Philonenko.
[2] En regard, l’on distingue classiquement entre le jugement esthétique qui est subjectif et donc ontologiquement indéterminé (« De gustibus non est disputandum ») et la détermination objective. En effet, l’analyse du sens, pour n’être jamais exhaustive et pour respecter la constellation des significations, n’en offre pas moins la meilleure lecture, à partir de critères rationnels, qui permettent d’accéder « des incertitudes du mot à la stabilité du Logos ». (p. 53)
[3] Maurice Blanchot, « Réflexions sur le nihilisme », L’expérience limite, in L’entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 242. D’ailleurs, Blanchot place en exergue des citations de Mallarmé et Nietzche.