Les fraises sauvages, drame suédois d’Ingmar Bergman, 1957. Avec Victor Sjöstrom, Bibi Andersson, Ingrid Thulin.
Thèmes
Amour, guérison, vérité.
L’amour chemin de guérison ou plutôt, car la santé intérieure est un horizon, chemin de reconstruction ! Certes, notre paix intime requiert la vérité, la justice, le respect, etc. ; de même, nous ne sommes pas blessés seulement de ne pas être assez aimés ou de ne pouvoir assez aimer, mais aussi d’être étouffés, de nous sentir culpabilisés, etc. Pourtant, l’amour constitue le socle de toute construction et de toute reconstruction humaine : « En fouillant sous l’angoisse on trouve la peur, écrit le psychiatre et guide spirituel Gerald May. Et sous la peur, on découvre la douleur. Sous la douleur, il y a la culpabilité. Sous la culpabilité gisent la rage et la haine. Mais ne vous arrêtez pas à cette strate, car sous la haine se cache le désir frustré. Enfin, sous le désir et au-delà de lui est l’amour. […] Une fois que l’on a saisi cela, a-t-on besoin d’autre chose pour faire face à l’angoisse que l’on ressent ? »
Les fraises sauvages, ne constitue pas seulement, de l’avis des spécialistes, l’une des meilleures manières de faire ses premiers pas dans « le monde selon Bergman », mais une bonne introduction à l’amour curatif. Telle une ouverture d’opéra, il en orchestre tous les thèmes.
Le professeur Isaak Borg (Victor Sjöström), médecin de 78 ans, semble avoir trouvé une certaine sérénité mêlée d’humour sur soi ; sa vie professionnelle est consacrée par un doctorat honoris causa qu’il doit recevoir de la Faculté de médecine de Lund. Il s’y rend en voiture avec sa belle-fille Marianne (Ingrid Thulin).
Or, très rapidement, l’on découvre que son entourage reproche au vieil homme, non sans raison, d’être égoïste (il est indifférent à la souffrance de la gouvernante qui le sert depuis quarante années), dur (Marianne en souffrance reçoit pour tout accueil : « Les douleurs de l’âme me laissent froid ») et au fond incapable de s’ouvrir à autre que lui (il n’a transmis à son fils, qui se qualifie de « mort-vivant », que des principes moraux). Mais cet homme qui ne sait pas aimer ne s’aime pas lui-même : se protégeant, il ne se connaît pas (« Toi qui sais tant de choses, en fait, tu ne sais rien », dit Sara (Bibi Andersson)) ; surtout, divisé, il s’est coupé d’une des sources de la vie, la sensibilité ; la rançon en est une angoisse qui, refoulée le jour, s’exprime dans des cauchemars mortifères. Enfin, si Borg ne s’aime ni n’aime, c’est qu’il ne fut pas aimé : entre orage menaçant et coup de tonnerre, la visite à la mère d’Isaak nous fait rencontrer une momie régnant sur les objets, les souvenirs et les jugements. Ainsi donc, toute la lignée (ice-)Borg « n’est que froideur, mort et solitude », ainsi que le résume Marianne.
Ainsi donc, comme nous le reverrons dans les autres chroniques de cette année, les trois moments constitutifs de l’amour et constructeurs de la personne – être aimé, s’aimer, aimer – sont ici grippés.
Mais la route qui conduit à Lund ne se contente pas de cet accablant diagnostic ; elle dessine aussi un chemin de reconstruction, voire de rédemption. Si l’on systématisait ce que la narration rend fluide, on pourrait discerner quatre étapes :
- « J’ai mal » ou ressentir la souffrance. Cet homme clivé s’est protégé en s’insensibilisant. Lorsque Marianne jette brutalement au vieillard : « Vous n’êtes qu’un vieil égoïste », nous observons sa physionomie se métamorphoser brusquement en un masque de douleur. En entendant nommé le rejet de son fils, Isaak prend conscience d’un échec qu’il n’avait jamais osé s’avouer.
- « On m’a fait du mal » ou comprendre le traumatisme. Le passage de l’effet (« J’ai mal ») à la cause (« On m’a fait du mal ») sera l’œuvre du second rêve. Isaak prend conscience de ce qu’il sait depuis toujours mais qu’il se cachait aussi : trahi par son frère, abandonné par Sara, sa fiancée et son unique amour (symbolisé par les fraises sauvages), il s’est fermé. Ne pas s’ouvrir pour ne pas souffrir.
- « J’ai fait (du) mal » ou reconnaître que le mal ne saurait se limiter à la blessure subie. Isaak n’est pas à ce point victime qu’il n’ait sa part de responsabilité, notamment dans l’échec de son couple et la souffrance infligée à sa femme. Cette prise de conscience sera l’œuvre du troisième rêve.
- « Je regrette le mal » : demander pardon. Isaak ne se contente pas de reconnaître ses torts, il entre dans une dynamique de pardon : explicite vis-à-vis d’Agda ; implicite mais pas moins réel vis-à-vis de sa bru (la proposition de fumer) et de son fils (la levée ébauchée de la dette).
Sans la vérité, l’homme ne peut pas accéder à lui-même et se reconstruire ; sans l’amour, il ne le veut pas. Car toute blessure, on le disait au début, s’enracine dans un abandon. Cet amour inconditionnel, Isaak le recevra de Sara qui ressemble tant à celle qui lui manque toujours cruellement et qui lui dira au terme : « Adieu, je n’aime que toi, aujourd’hui, demain et toujours ».
Mais cette rencontre inattendue et, à bien des égards providentielle, rentre dans les multiple « coïncidences » de cette journée où Isaak lit « une étrange logique, une étrange causalité ». Ici, la santé devient affine du salut. En italien, « santé » ne se dit-il pas « salute » ?
Pascal Ide
Le docteur Isak Borg part à Lund pour assister à une cérémonie de jubilé en son honneur. Au cours de ce voyage, dans sa propre limousine et accompagné de sa bru, il fait le point sur sa vie et finalement se réconcilie avec lui-même.