2) La dynamique du don dans l’ordre de la grâce
L’ordre est ici différent. En effet, l’histoire du salut introduit une rupture dans la pure ligne conduisant du don originaire au don final, à savoir le péché qui empêche de percevoir la servitude essentielle (a) et requiert une reconstruction de celle-ci, en l’occurrence par et dans le Christ (b), pour la retrouver, par la grâce (c). Désormais, les servitudes dont il est question sont volontaires, que ce soit de notre côté, pour le mal (a) ou pour le bien (c), ou du côté du Christ, assumant le mal pour notre bien (b).
Je n’entrerai pas dans autant de détail que ci-dessus, puisque le schéma général a été désormais dessiné. Je soulignerai surtout la manière originale dont Bérulle décrit le salut par la servitude consentie.
a) La servitude du péché
1’) Nature de cette servitude
On a souligné les deux grandes différences entre servitude essentielle et servitude du péché : quant à l’origine, car la première est involontaire et la seconde l’est ; quant au terme, car la première est pour le bien et la seconde pour le mal. Mais la seconde servitude présente aussi plusieurs points communs avec la première, ce qui explique l’identité de nom : elle est une dépendance ; elle met en relation avec le néant : « l’être du péché […] est un être de néant [1] ». Pour autant, ce néant n’a pas le même sens que dans la servitude essentielle, ainsi que Bérulle l’explique : « Le néant et privation de la grâce où nous réduit le péché est beaucoup plus dommageable et déplorable que n’est pas le pur et simple néant de l’être où nous étions avant la Création [2] ».
2’) Origine
Cette servitude est liée au péché actuel, mais aussi au péché originel : « La seconde sorte de servitude est par notre naissance d’Adam, par laquelle nous naissons enfants de l’ire de Dieu, esclaves du péché et du diable [3] ». Par ailleurs, cette servitude nous aliène au péché, mais aussi au père du péché qu’est le diable.
b) La servitude du Christ
Pour Bérulle, ce qui caractérise le Christ est l’adoration, la dépendance mais, ultimement, la servitude. Et cette proximité avec la servitude de la créature et du péché n’est pas un hasard. Toutefois, elle s’en distingue en ce qu’elle est consentie et qu’elle est toute tournée vers la volonté du Père, donc vers le bien. Je n’insisterai pas beaucoup sur ces points bien connus. Je me contenterai de distinguer différents aspects dans la servitude.
1’) La servitude du Christ dans l’Incarnation : sa relation au Père
Bérulle contemple cette servitude dans toute la vie du Christ.
a’) Dans la décision
Il la médite avant tout dans l’Incarnation, c’est-à-dire, en termes plus bibliques, dans l’entrée du Fils en ce monde [4]. En effet, il y lit une décision : « Le Père donne le Fils, le Fils se donne aussi soi-même par le vouloir du Père. C’est par ce vouloir que le Fils de Dieu est venu au monde, et avec la même liberté que le Père éternel donne son Fils, le Fils se donne aussi soi-même [5] ». Autrement dit, la décision du Père non seulement n’annule pas la liberté du Fils mais est l’occasion de son exercice. Or, cette décision renvoie à la servitude pour au moins trois raisons, si je systématise la pensée de Bérulle.
- D’abord, à raison de la nature de l’acte libre du Fils est un don total de sa liberté, un sacrifice, donc une acceptation volontaire de l’état de servitude, une offrande libre de tout son être dans la servitude : « Le Fils de Dieu commençant son entrée au monde par une profession solennelle qu’il fait à son Père, en laquelle il l’adore, et il reconnaît le nouvel état qu’il reçoit de lui par l’Incarnation, et lui fait oblation de soi-même en qualité d’esclave, lui offrant son corps en qualité d’hostie, pour les péchés du monde et pour la délivrance des hommes qui étaient esclaves du prince de ce monde [6] ». Il faut noter que dans ce dense texte sont indiqués non seulement l’objet de cet acte de liberté mais sa finalité – le salut du monde – dont on parlera plus bas.
- Ensuite, à raison de l’objet de l’acte. Le Christ s’incarne en acceptant la nature humaine ; or, nous avons vu que celle-ci est en état de servitude. Nous le comprendrons mieux, plus loin, en parcourant différentes étapes de la vita Christi. Mais, dès à présent, un signe que ce premier acte est servitude est son lien avec le néant. En effet, nous avons vu que la servitude venait de notre lien avec le néant. Or, en s’incarnant, le Verbe assume le néant de la créature, ou plutôt abaisse « sa divinité jusques au néant de notre humanité [7] » :
« Ne voyons-nous pas comme il ne traite point ici de tirer un monde hors du néant ; mais de réduire en une certaine manière à l’état de néant l’auteur du monde ? découvrir son Verbe éternel par qui toutes choses sont faites de notre faiblesse et de notre impuissance ? De tirer le Fils unique de Dieu du sein de son Père et l’abaisser jusque dans l’être humain et créé et jusques dans le néant de notre mortalité [8] ».
Mais il y a plus. La nature humaine est serve, esclave du péché ; en s’incarnant parmi les hommes pécheurs, le Fils redouble donc sa servitude. Bérulle médite ce point volontiers à partir de l’hymne aux Philippiens ; or, il y voit l’acceptation d’une double servitude en Ph 2,5-7 : « ces deux textes nous représentent, en deux mots, les deux plus grands sujets de l’humiliation du Fils de Dieu : celle de l’Incarnation en ces paroles, formam servi accipiens, celle de la croix en ces termes : factus obediens usque ad mortem [9] ».
b’) Dans la finalité
Enfin, la servitude peut se comprendre du point de vue de la finalité (l’intention). Non seulement le Fils devient cet homme doublement serve, il entre dans l’humanité, dans le monde de l’homme pécheur, mais il le fait pour lui. Nous l’avons déjà vu dans le texte ci-dessus. Jésus épouse « une nature et chair de péché et en l’épousant il se charge des péchés du monde et s’oblige de satisfaire pour iceux à la justice, en s’humiliant jusques à la mort, jusques au supplice servile et ignominieux de la crois. Et c’est ce que signifient proprement ces paroles : prenant condition d’esclave [10] ». Autrement dit, le Christ a pour intention de devenir esclave en vue de satisfaire pour l’homme esclave du péché. On notera que, de nouveau, Bérulle médite à partir des paroles de Ph 2,7. On notera aussi que l’oratorien fait appel aux catégories classiques de l’époque et empruntées à saint Anselme, de « satisfaction ». Mais je me demande s’il n’y a pas plus, à savoir une sotériologie de la substitution : implicitement, Bérulle ne signifie-t-il pas que le Christ substitue sa servitude volontaire au Père à la servitude tout aussi volontaire mais pécheresse des hommes, se soumettant au démon ? De fait, Bérulle dit un moment dans un beau développement où il semble annuler la distance entre le Fils et la créature et souligne toute la stupéfiante identification de Jésus avec l’homme :
« Jésus n’est pas seulement le serviteur de son Père, il est même s’abaissant jusques à faire office de serviteur envers les hommes. Et il nous dit lui-même qu’il est, comme un ver de terre et non pas un homme, l’opprobre et le mépris des hommes; et ce qui est bien digne d’un plus grand étonnement, il est fait péché [2 Co 5,21], c’est-à-dire la victime et l’anathème des pécheurs ; et il porte nos iniquités et nos ordures sur soi pour en nettoyer son Eglise, et la rendre sans macule devant les yeux du Père éternel, comme le serviteur le plus vil porte et ôte les ordures de la maison pour la rendre nette devant les yeux du père de famille [11] ».
Bérulle interprète aussi cette identification comme le lieu d’une glorification : le Christ vit « un état intérieur semblable à l’état auquel le pécheur est réduit devant Dieu, afin qu’il y eût un état de pécheur qui honorât Dieu, comme il y a en a un qui le déshonore et que la divinité qui pénètre et sanctifie tous les états de la nature pénétrât et sanctifiât aussi l’état du péché [12] ».
Le but de l’Incarnation est aussi l’adoration. Comme le dit Bérulle dans sa langue souvent admirable : « De toute éternité, il y avait un Dieu infiniment adorable mais il n’y avait pas encore un adorateur infini […]. Vous êtes maintenant, ô Jésus, cet adorateur [13] ». Or, nous avons vu que l’adoration était l’un des actes de la servitude.
Enfin, l’Incarnation a pour finalité la divinisation de l’humanité (et cela est aussi vrai de la Passion) ; et tel est le terme du retour de l’homme vers Dieu : « Le Fils de Dieu se donne à l’homme pour l’homme, pour faire vivre Dieu en l’homme et l’homme en Dieu [14] ».
c’) La servitude du Christ dans l’union hypostatique elle-même
Attention, il serait erroné d’interpréter la distinction de cette seconde servitude avec la première comme la distinction de l’opératif avec l’entitatif, à la manière dont servitude créée et servitude de grâce s’oppose. En effet, et ce point est original, Bérulle envisage l’union hypostatique sous un point de vue personnel, existentiel et non pas d’abord essentiel, ontologique.
Nous touchons ici l’un des points les plus originaux de la christologie bérullienne. Le raisonnement se fonde sur la notion théologique de subsistance [15] que la christologie a particulièrement développée depuis et à la suite de saint Thomas pour exprimer systématiquement l’être un du Christ dans une nature double. En effet, l’humanité du Christ subsiste dans le Verbe, ce qui signifie que la Personne divine du Verbe assume la nature humaine du Christ et lui communique sa subsistance : voilà comment s’explique le fait que le Christ soit une seule et unique Personne, un être un pouvant dire « je ». Or, un être humain complet n’a pas seulement une nature, une existence, mais aussi une subsistence propre et humaine qui le fait être personne. Par conséquent, en subsistant dans la Personne du Verbe, l’être humain concret du Christ perd toute personnalité (personne au sens non pas psychologique mais ontologique) humaine. Tel est le raisonnement de fond.
Or, ces données très classiques et fort connues, Bérulle va les réinterpréter en termes personnalistes et existentiels et y introduire le vocabulaire de la servitude et de l’anéantissement. Amplement développé dans les Grandeurs, tel sera le fondement christologique de l’attitude et de la dévotion de servitude. Le Christ choisit très librement d’être privé de sa personne pour recevoir celle du Verbe : « cette humanité accepte très volontiers cette perte et privation, et fait cession très librement et de soi-même et de ses actions propres au Verbe éternel [16] ». Or, cet acte constitue, pour Bérulle, le sacrifice par excellence. Il le montre dans un long développement du Discours II, § x où il compare le statut de l’esclave et celui du Christ : en effet, l’esclave est destitué de son droit d’exercer sa liberté, mais demeure lui-même dans sa nature humaine ; or, dans l’Incarnation, la nature humaine
« cède encore le droit naturel qu’elle a de subsister en soi-même pour ne subsister qu’en sa personne divine et pour être en sa puissance et possession, non seulement morale, volontaire et passagère comme est celle d’un esclave qui est en la main, au pouvoir de son maître, mais aussi personnelle, perpétuelle et comme naturelle ». Donc, « le dénuement de la subsistance humaine dans la nature humaine, est une privation d’une chose bien plus liée et plus inséparable, bien plus propre et plus intrinsèque à la nature que n’est pas la franchise et la liberté au regard de la personne qui entre en servitude et en esclavage [17] ».
Par conséquent, le don de sa subsistence constitue l’acte le plus excellent (et le plus inimitable) de servitude accomplir par le Christ. Son Incarnation est donc unique non pas seulement en raison de la dignité insigne de celui qui s’incarne mais aussi de l’abandon qu’il accomplit, de la servitude à laquelle il consent.
Dans la terminologie de l’anéantissement dont on a vu qu’il est équivalent à celle de la servitude : l’« anéantissement, si ainsi il se peut dire, est de la personne humaine, laquelle n’est point et ne substente sa nature humaine, mais est substentée de la personne divine au lieu d’icelle [18] ».
Faut-il le préciser, rien dans le propos de Bérulle, n’est suspect de kénotisme, de videment de soi. En tous ces actes, librement choisis, Dieu ne cesse de demeurer le tout-puissant : « Comme c’est par sa seule puissance et non par impuissance que Dieu se fait petit, c’est par puissance qu’il se fait humble ; c’est par puissance qu’il se fait naissant et enfant ; c’est par puissance qu’il pâtit, qu’il gémit et qu’il est enveloppé de bandelettes. Aussi, dans ces abaissements et impuissances, il y a une puissance secrète et admirable [19] ». Ou, dans le vocabulaire de la dignité : « le Père veut que dans ce même abaissement il [le Fils] demeure en sa qualité et dignité de Fils et de souverain [20] ».
2’) La servitude du Christ dans sa vie
a’) L’enfance du Christ
Bérulle insiste particulièrement sur le choix que le Christ a fait de venir non pas directement comme un adulte mais comme un enfant. Or, et c’est un lieu commun de l’époque que de souligner les infirmités de la petite enfance [21]« , celle-ci est l’ « état le plus vil et abject de la nature humaine après la mort ». En effet, les bassesses et privations de l’état de l’enfance se réduisent à trois chefs, dépendance, indigence, impuissance [22] ». Par conséquent, accepter d’être enfant, c’est, pour le Christ, prolonger l’Incarnation et son état de servitude.
b’) L’oblation de Jésus au temple
Bérulle fait de cette oblation un renouvellement du premier instant de l’Incarnation [23] ; or, celui-ci est offrande et entrée dans la servitude.
c’) La vie cachée
Elle est interprétée de la même manière : le Christ a connu et accepté « la vie commune, ordinaire, servile et travaillante dans les offices les plus vils et les plus abjects [24] ». Bref, toute son enfance, sa vie cachée et sa vie publique sont dépendance consentie [25]. Or, cette dépendance est servitude. D’ailleurs, le Père ne donne-t-il pas au Fils, par Isaïe, le nom de serviteur : « le Père se plaît à lui [au Fils] donner en Isaïe un nom qui montre et donne à connaître cette dépendance : servus meus es tu [Is 41,9] [26] ».
d’) La vie de Jésus en son entier
Ce qu’on vient de dire pour ces moments détachés de la vie de Jésus pourrait se généraliser, ainsi que de nombreux textes de Bérulle le font.
Bérulle insiste particulièrement sur le Christ viator, ce qu’il appelle « la vie voyagère » (bien que Bérulle accepte que, du fait de la vision, le Christ soit aussi comprehensor). En effet, durant toute sa vie, le Christ a renoncé à sa gloire : Jésus « suspend » la « gloire due à son corps » « non seulement une heure, non un jour, non un mois, non un ans, mais trente-trois ans, pour demeurer pendant tout ce temps-là passible et mortel » et cela, dit Bérulle, « est une partie très considérable [27] » de la vie du Christ ; or, ce renoncement vient de l’acceptation de la totale indigence de l’homme, donc du consentement de l’état de servitude humain : « Le Fils de Dieu […] a voulu se faire Fils de l’homme et venir par voie de naissance, d’enfance, d’infirmité, d’indigence et dépendance et tout ce qui suit cet état [28] ».
c) La servitude de la grâce
Enfin, la grâce introduit elle aussi dans un état de servitude, mais bon et paradoxalement libérant.
Cette servitude peut s’envisager de plusieurs manières : dans la grâce comme telle ou dans ce qui donne la grâce, à savoir les sacrements
1’) La grâce en général
La grâce en tant que telle peut se considérer de différents points de vue qui conduisent tous à la dépendance-servitude : la nature même de la grâce ; sa source qui est le Christ aimé. L’on aurait aussi pu considérer l’objet même de la grâce.
a’) La nature même de la grâce
L’Incarnation, nous l’avons vu, a pour but non pas le Christ, mais l’homme : afin qu’il soit sauvé et divinisé. Bérulle le dit dans une de ses formules de saveur patristique dont il a le secret ou plutôt dont la langue du Grand Siècle a le secret : « Le Verbe se fait chair, Dieu se fait homme, l’homme devient Dieu et Dieu se fait homme pour faire des hommes dieux [29] ».
Or, quelle doit être l’attitude de l’homme sauvé, divinisé ? Ce sera aussi celle d’une servitude. En effet, l’homme est sauvé par grâce ; or, la grâce, selon Bérulle, est christo-conformante ; mais le Christ nous a sauvé en se dépouillant au plus intime de son être, ainsi que nous l’avons vu ; donc, de même, la grâce sera servitude à la suite du Fils incarné : « comme le Fils éternel de Dieu, en sa nature humaine n’a point de moi humain substantiellement et personnellement, aussi le fils adoptif de Dieu, conduit par sa grâce, n’en doit point avoir moralement et spirituellement [30] ». D’où la prière : « Ô mon Seigneur Jésus, faites que je vive et subsiste en vous comme vous vivez et subsistez en une personne divine [31] ! » Toutefois, Bérulle n’est pas dupe sur la différence entre nous et le Christ, donc sur le caractère analogique de la dépendance : « notre subsistance ne nous est pas ôtée de la même manière. Elle n’est anéantie que quant à l’usage et en la moralité en son autorité, et non en son existence [32] ». En fait, nous sommes esclaves moralement et non ontologiquement, ainsi que le notait la comparaison élaborée par Discours II, § x cité ci-dessus.
b’) La source qu’est le Christ
Voici ce que dit Bérulle dans un texte célèbre qui applique les acquis de la révolution copernicienne (avant la formule, mais non avant la réalité cosmologique) à la christologie [33] :
« Jésus est le soleil immobile en sa grandeur et mouvant toutes choses. Jésus est semblable à son Père, et, étant assis à sa dextre, il es immobile comme lui et donne mouvement à tout. Jésus est le vrai centre du monde et le monde doit être en un mouvement continuel vers lui. Jésus est le soleil de nos âmes duquel elles reçoivent toutes les grâces, les lumières et les influences. Et la terre de nos cœurs doit être en mouvement continuel vers lui, pour recevoir, en toutes ses puissances et parties, les aspects favorables e les bénignes influences de ce grand astre [34] ».
Cette dépendance à l’égard du Christ, Bérulle l’exprime à partir de la vie qui nous lie au Christ. Le Christ « est vie et nous devons vivre en lui, vivre par lui, vivre pour lui. Il est vie, mais immense et infinie qui enclôt toute vie, et nous devons vivre en lui. Il est vie par essence et par naissance. Car il est Dieu et Dieu est vie, et il est né en al divinité et engendré comme vie. Il est vie et source de toute vie et nous devons vivre par lui. Il est source et fin de toute vie et nous devons vivre pour lui [35] ».
Bérulle exprime éventuellement ce lien de dépendance à partir de l’image du récipient qui n’est pas loin du vocabulaire du néant employé ci-dessus : « nous devons regarder notre être, comme un vide qui a besoin d’être rempli, comme une partie qui a besoin d’être accomplie, comme une table d’attente qui attend l’accomplissement de celui qui l’a faite [36] ».
2’) La grâce sacrementelle
La grâce de servitude se poursuit ou plutôt s’incarne dans la forme sacramentelle du baptême. En effet, au baptême, le baptisé s’engage à « renoncer au monde, au diable et à soi-même » et « avoir Jésus-Christ pour son souverain ». Or, tel est le sens de la servitude : s’attacher à Jésus. Par conséquent, le vœu de servitude est « la profession solennelle des chrétiens au baptême [37] ».
3’) Le vœu de servitude
a’) Le vœu de servitude à Jésus
Bérulle insiste pour que la servitude devienne un vœu et n’en demeure pas seulement à la prise de conscience ou s’incarne dans des actes de dépendance, d’adoration, etc. Pourquoi ? Il sait combien notre vie est fluente (la conclusion y reviendra), instable voire inconstante ; or, le vœu stabilise car il fait passer de l’acte à l’état. Voilà pourquoi Bérulle désire instaurer la dévotion et le vœu de servitude :
« Y ayant deux manières de le [Dieu] servir, l’une par actions seulement et l’autre par état, nous devons choisir cette voie constante, solide, permanente, et embrasser une manière de vie qui soit d’elle-même honorant la majesté de Dieu et soit origine de plusieurs actions saintes et vertueuses, en l’honneur de l’état et de la vie en laquelle entre le Fils de Dieu par le sacré mystère de l’Incarnation et en laquelle il persévère dans les cieux éternellement [38] ».
Ailleurs, Bérulle donne une autre raison à cet état intérieur permanent qui tourne et associe toujours l’homme à Jésus, de l’ordre de l’imitation et de la cause exemplaire : il souhaite « un état et condition qui me réfèrent et me donnent un rapport singulier vers vous, afin que, comme vous êtes toujours mien, je sois toujours et vôtre et qui’l y ait, en moi, une qualité permanente qui vous rende un honneur et hommage perpétuels [39] ».
D’où la prière que fait Bérulle : « je me plais, ô Jésus, en cette servitude envers vous, je la veux rendre ferme, immuable et solide autant qu’il est possible [40] ». Voilà pourquoi, surtout, le « Vœu de servitude à Jésus » [41], engage à une « servitude perpétuelle à Jésus-Christ ».
b’) Le vœu de servitude à Marie
Je ne peux entrer dans le détail de la mariologie de Bérulle [42]. Si je systématisais, je dirais que les raisons de ce vœu sont de l’ordre de la cause efficiente et de la cause exemplaire.
En effet, le Christ délègue à Marie une part de son autorité dont il demeure « la vive source [43] » : « Jésus-Christ notre Seigneur qui l’a voulu choisir pour sa Mère et en cette qualité lui a donné puissance et autorité [44] ». Or, le Christ requiert notre servitude à sa personne ; donc, « de la même façon, bien que par une relation de servitude nous nous soumiettiosn aussi au fils de Dieu d’une manière naturelle et spontanée, cela n’empêche pas que par une relation de servitude nous nous soumettions à sa Mère [45] ».
Marie est en quelque sorte cause exemplaire de toute attitude de servitude : « la Très Sainte Vierge est assujettie à Dieu dans cette profonde disposition, laissant à Dieu le pouvoir et la liberté de faire d’elle, et en elle, tout ce que bon lui semblerait, et d’exercer sur elle sa puissance et sa volonté sans nulle résistance, non plus que le néant ne peut lui résister ; de sorte que la sainte Vierge demeure par cette disposition sujette à Dieu en la manière la plus parfaite et entière qui puisse être [46] ».
4’) La vie de servitude
a’) La disponibilité
Elle est au fond une vie de disponibilité. Le néant dont il est question est repris dans une attitude éthique et non pas ontologique : il s’agit d’un néant de volonté propre et donc une pure disponibilité-obéissance. Bérulle l’exprime dans des termes presque liquides : « Quand arriverai-je – demande-t-il à Jésus – à cet heureux état qu’il n’y ait plus rien en moi qu’un néant, et ce néant une capacité d’être remplie de vous [47] ? »
b’) L’imitation
Bérulle conçoit aussi la relation entre le Christ et nous sous le mode de l’imitation : « Ô mon Dieu ! Vous vous anéantissez pour l’amour de moi ! Anéantissez-moi pour l’amour de vous, afin que je porte votre votre livrée et que je vous ressemble en ce à quoi vous vous êtes réduit pour l’amour de moi [48]! »
c’) L’action
Loin d’être passive, cette vie de servitude nous associe étroitement à l’œuvre du Père en nous. Bérulle aime, à ce sujet, nous comparer à des peintres ou plutôt prolonger son image de Jésus peintre dans l’homme peintre :
« La profession du christianisme, à proprement parler, est un art de peinture qui nous apprend à peindre, mais en nous-mêmes […] un unique objet […], le soleil du soleil, le soleil de justice, […] Jésus-Christ […]. Et en ce noble art et divin exercice, notre âme est l’ouvrière, notre cœur est la planche, notre esprit est le pinceau et nos affections sont les couleurs qui doivent être employées en cet art divin et en cette peinture excellence [49] ».
Pascal Ide
[1] Notes et entretiens 73, OC, tome V, p. 360.
[2] Vie de Jésus, Préambule, n° 10, tome VIII, p. 205.
[3] Œuvres de piété 178, OC, tome IV, p. 35.
[4] Bérulle revient souvent sur ce moment de l’Incarnation. Cf. notamment Discours XI, § iv, p. 415-416 ; § xi, p. 445 ; Conférences, 6 mars 1612, OC, tome 1, p. 16-17 ; Vie de Jésus, OC, tome VIII, ch. xxvii, p. 290-296 ; Notes et entretiens 10, OC, tome V, p. 45-47 ; Œuvres de piété 53, § xvi, OC, tome III, p. 182-183.
[5] Notes et entretiens 6, OC, tome V, p. 21-22.
[6] Grandeurs, Discours III, § iv, OC, tome VII, p. 151.
[7] Grandeurs, Discours II, § xiii, OC, tome VII, p. 120.
[8] Ibid., Discours IV, § ix, p. 188.
[9] Vie de Jésus, OC, tome VIII, ch. xxv, p. 280-281. Ailleurs, Bérulle parle d’une « exinanition double » (Œuvres de piété 11, OC, tome III, p. 53).
[10] Œuvres de piété 11, OC, tome III, p. 54.
[11] Narré, § xxvi, tome VIII, p. 46.
[12] Œuvres de piété 64, § i, OC, tome III, p. 211.
[13] Grandeurs, Discours II, § xiii, OC, tome VII, p. 123.
[14] Œuvres de piété 9, § i, OC, tome III, p. 48.
[15] Cf. C. Whannou, Subsistance chez Bérulle, Porto-Novo, Église de Porto-Novo, 1993 ; cf. le livre déjà ancien de G. Yelle, Le mystère de la sainteté du Christ selon le Cardinal de Bérulle, Montéral, Grand séminaire et Granger Frères, 1938.
[16] Grandeurs, Discours II, § xi, OC, tome VII, p. 117-118.
[17] Ibid., Discours II, § x, p. 112.
[18] Notes et entretiens 9, OC, tome V, p. 33.
[19] Grandeurs, Discours XI, § xi, OC, tome VII, p. 442.
[20] Œuvres de piété 48, § iii, OC, tome III, p. 155.
[21] Cf. I. Noye, « Enfance de Jésus (Dévotion) », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome IV, col. 652-682.
[22] Œuvres de piété 52, OC, tome III, p. 170.
[23] Cf. Œuvres de piété 60-62, OC, tome III, p. 201-208.
[24] Œuvres de piété 56, § iii, OC, tome III, p. 192.
[25] Cf. Œuvres de piété 18, OC, tome III, p. 73-74.
[26] Notes et entretiens 17, OC, tome V, p. 70.
[27] Œuvres de piété 64, § iii, OC, tome III, p. 213-214.
[28] Œuvres de piété 56, § iii, OC, tome III, p. 192.
[29] Grandeurs, Discours V, § xii, OC, tome VII, p. 222.
[30] Grandeurs, Discours II, § xi, OC, tome VII, p. 118.
[31] Ibid., Discours II, § vii, p. 98.
[32] Œuvres de piété 227, § iii, OC, tome III, p. 141-142.
[33] Cf. Cécile Ramnoux, « Héliocentrisme et christocentrisme (sur un texte du Cardinal de Bérulle) », Le soleil à la Renaissance, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1965, p. 447-461.
[34] Grandeurs, Discours II, § ii, OC, tome VII, p. 85.
[35] Œuvres de piété 34, § iii, OC, tome III, p. 118.
[36] Œuvres de piété 204, OC, tome IV, p. 84.
[37] Narré, § xxiv, OC, tome VIII, p. 40.
[38] Grandeurs, Discours V, § ix, OC, tome VII, p. 216-217.
[39] Grandeurs, Discours II, § xiii, OC, tome VII, p. 121.
[40] Œuvres de piété 132, OC, tome III, p. 358-360.
[41] « Vœux ou élévations à Dieu sur le mystère de l’Incarnation », Grandeurs, OC, tome VIII, p. 59-65 et « Vœu de servitude à Marie », p. 66-68. Richard Cadoux retranscrit le texte en entier au terme de son ouvrage (Bérulle et la question de l’homme, op. cit., « Vœu de servitude à Jésus », p. 171-173 ; « Vœu de servitude à Marie », p. 173-174). Malheureusement la mise en page serrée sans les retours à la ligne voulus par Bérulle durcit le texte et fait assurément perdre son rythme et peut-être une partie de son impact.
[42] Cf., du plus ancien au plus récent, Marie-Joseph Nicolas, « La doctirne mariale du cardinal de Bérulle », Revue thomiste, 43 (1937), p. 81-100. Maurice Vidal, Le Cardinal de Bérulle theologien marial. La doctrine de Marie épouse, Nicolet, Centre canadien d’études mariales, 1957 ; Stéphane-Marie Morgain, « Le mystère de al maternité divine chez Pierre de Bérulle », Carmel, 50 (1988), p. 114-127.
[43] Mémorial, § xxx, tome VIII, p. 402.
[44] Texte du vœu cité par Richard Cadoux, Bérulle et la question de l’homme, p. 173.
[45] Conférences, septembre 1614, OC, tome 1, p. 263-264.
[46] Notes et entretiens 10, OC, tome V, p. 42.
[47] Notes et entretiens 71, § ix, OC, tome V, p. 354.
[48] Notes et entretiens 71, § ix, OC, tome V, p. 354.
[49] Grandeurs, Discours VIII, § ii, OC, tome VII, p. 294-295.