Pascal Ide, « L’amour comme obéissance dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar », Annales Theologici, 22 (2008), p. 35-77.
2) Une théologie centrée sur l’obéissance d’amour
Cette identification expérimentée de l’amour (et de la liberté) avec l’obéissance, Balthasar la contemple chez l’homme comme dans les différents mystères de la foi : dans le Christ, dans l’Église et, enfin, au sein de la Trinité.
a) Le consentement fondateur de la liberté humaine
La liberté humaine considérée dans toute sa généralité abstraite, indépendamment de la grâce christique qui la sauve et l’achève, est liberté finie. Or, de ce point de vue – qui est celui de Der Mensch in Gott –, elle se trouve en tension non seulement avec la liberté infinie, mais à l’intérieur d’elle-même entre un pôle d’autodétermination par lequel elle est elle-même et un pôle de consentement par lequel elle s’ouvre à autre qu’elle-même [1]. Balthasar élucide ce paradoxe en l’enracinant dans celui, beaucoup plus fondamental, de l’être qui est à la fois subsistance et non-subsistance. En effet, dans l’expérience de présence à soi, l’être apparaît à la fois comme ce qu’il y a de plus incommunicable – ce que je suis, personne d’autre ne l’est – et comme ce qui est le plus communiqué – tous les autres êtres peuvent se dire tels. Or, considéré dans sa relation avec la liberté humaine, l’être devient valeur ou bien. Dès lors, la dialectique de singularité radicale et d’universalité non moins totale qui caractérise la créature se retrouve dans la liberté sous la forme d’un dipôle : être libre, c’est se posséder de manière inaliénable – pôle d’autodétermination ; c’est aussi être ouvert à tout bien et donc sortir de soi vers l’autre – pôle de consentement ou d’autexousion.
Or, le consentement s’identifie au fond à une attitude d’obéissance. En effet, « la connaissance du bien comme bien (bonum honestum) enlève à ce désir [de telle chose en tant qu’elle apparaît comme une valeur] tout caractère purement égoïste ; et par là le statut d’’indifférence’, grâce auquel l’être qui désire a déjà dépassé, dans la lumière de l’être, tous les ‘objets’ finis, découvre en soi une autre indifférence, bien plus profonde, qui lui permet de laisser exister pour soi le bien, fini ou infini, en raison même de sa bonté, en dehors de toute convoitise [2] ». La liberté de consentement requiert donc une indifférence et, plus encore, une double indifférence : entre tel bien fini et tel autre bien fini, mais aussi entre le bien fini et le bien infini. Cette seconde indifférence, dont la source ignatienne est évidente, a pour fonction de neutraliser tout désir, qui est suspecté d’égoïsme. Par ailleurs, Balthasar distingue les deux pôles de la manière suivante : « le premier pilier de la liberté [l’autodétermination] est purement et simplement ‘donné’, le second [le consentement] est à la fois une ‘donnée’ et une ‘tâche’ à accomplir [3]. » Or, l’obéissance, à l’instar du consentement, présente cette caractéristique de dépasser la distinction de l’activité (ici la tâche) et de la passivité (ici la donnée).
Le consentement constitue donc la première forme ou le degré zéro de l’obéissance, cela dès avant les déterminations plus concrètes apportées par la christologie. Mais le premier pôle suppose le second : la liberté ne peut décider que parce que, antérieurement, elle est déjà ouverte. Puisque le consentement précède et fonde l’autodétermination, l’obéissance du consentement constitue donc le socle de la liberté finie, sans pour autant l’aliéner. Et comme le consentement n’est libérant que donné à Dieu, toute autonomie se fonde donc sur une hétéronomie qui est théonomie.
b) L’obéissance kénotique du Fils
Entrons dans un degré supplémentaire de concrétude. Il n’y a de liberté véritable que dans le Christ. Or, Balthasar déchiffre l’identité du Fils incarné à travers le mystère de son obéissance kénotique. Cette corrélation suppose une triple équivalence :
- La Personne du Fils est sa mission. Balthasar s’oppose à la conception classique de personne (par exemple illustrée dans la définition célèbre de Boèce), et doublement : celle-ci est philosophique et centrée sur la substance. Or, la notion de « sujet spirituel » suffit à assumer les caractéristiques habituelles de la personne et la substance, conduisant à une « statique christologie d’essence [statische Wesenschristologie] [4] ». Là contre, Balthasar développe une nouvelle conception de la personne, à la fois théologique et opérative.
En positif, il considère la personne comme identique à sa mission. Le Christ est « la mission personnifiée [5] ». Déjà, on a vu apparaître chez les prophètes de l’Ancien Testament ce processus d’identification : non seulement leur parole, mais toute leur vie est message prophétique ; et, dans leur vie, non seulement ce qu’ils font, mais ce qu’ils subissent. Cela est a fortiori vrai du Christ : ainsi que le montre Die Personen in Christus, le Verbe incarné se laisse déterminer entièrement, autrement dit s’identifie au fait d’être l’envoyé depuis toujours [6]. En un sens, il n’existe qu’une seule Personne, le Fils. Et l’homme ne peut être personne qu’en participant au Christ, c’est-à-dire en participant à sa mission.
- Or, la mission du Fils s’identifie à son action salvifique de substitution [7]. Le volume suivant de la Theodramatik – Die Handlung – explore la sotériologie dramatique [8]. Si, , s’opposant à certains auteurs mystiques du Grand Siècle comme le dominicain Louis Chardon, Herrlichkeit considérait comme « théologiquement inexact d’interpréter la vie de Jésus, de la conception à la Croix, comme une unique passion extrême [9] », il n’en est plus de même dans le volet central de la Trilogie. Passant en revue les différentes catégories classiques de la sotériologie, Balthasar écarte la catégorie patristique d’admirabile commercium, celle anselmienne de satisfaction, celle plus actuelle de solidarité ; ou plutôt, il les intègre dans une vision plus haute, plus radicale : la substitution (Stellvertretung), choisie comme la catégorie centrale de sa sotériologie [10]. En effet, le terme français « substitution » présente un seul sens : la permutation de place, le remplacement. En revanche, le substantif allemand, autrement plus riche et, par certains côtés intraduisible, de Stellvertretung ajoute une seconde signification : « Le mot Stellvertretung dans son acception théologique – écrit Balthasar qui, une fois n’est pas coutume, fixe la terminologie qu’il emploie – signifie l’acte par lequel le Christ dans son sacrifice accepte librement, non seulement de représenter [vertreten] l’homme pécheur en intercédant pour lui, mais aussi de prendre sa place [stelle] en se substituant à lui afin de le racheter [11]. »
- Or, le pro nobis de la substitution fait entrer dans une obéissance absolue. Durant sa vie pérégrinante, le Christ consent à recevoir à chaque instant la volonté du Père par la médiation de l’Esprit-Saint. Un signe particulièrement frappant en est que, pour Balthasar, le Fils incarné ignore tout de son Heure, car il reçoit à chaque instant sa temporalité propre des mains du Père par l’Esprit [12]. À cette lumière s’éclairent deux thèses célèbres de Balthasar : l’inversion trinitaire [13] selon laquelle, l’Esprit précède le Fils dans son status exinanitionis en vue de le conduire au Père ; le refus de la visio beatifica du Christ : toute connaissance diminuerait son abandon, donc son amour ; plus profondément, la sainte disponibilité et remise du Fils au Père est à ce point radicale qu’elle précède toute conscience : « en Jésus [une telle disposition] à se laisser disposer [Sich-verfügen-Lassen – autrement dit : à obéir] est tout aussi primitive que la conscience de son Je [14] ». Sur la Croix, à la nescience absolue de l’Heure s’ajoute la déréliction absolue, c’est-à-dire l’angoisse abyssale de la séparation d’avec Dieu. En effet, pour se substituer totalement au pécheur, le Christ entre dans la ténèbre du péché, entre l’expérience du péché, restant sauve la culpabilité. Enfin, la passivité du Vendredi Saint trouve son achèvement définitif dans l’état de mort non seulement physique mais intérieure auquel le Fils consent lors du mystère de son Descensus ad inferos [15].
- Concluons : « Dans l’obéissance [Gehorsam] gît l’unité de la vie du Christ [16] ». Toute l’existence du Christ s’identifie à cet escalier de la disponibilité obéissante que la longue théorie des prophètes vétérotestamentaires a commencé à descendre [17] et que lui seul porte à son achèvement, pour devenir pure désappropriation de soi kénotique (cf. Ph 2,7-8).
c) La réceptivité intratrinitaire
Chez Balthasar, toute réalité économique trouve sa condition de possibilité et son fondement ultime dans la Trinité immanente : cette vérité, ébauchée dans Herrlichkeit, trouve son plein épanouissement au sein de la Theodramatik. Si donc l’obéissance est la sigillation caractéristique de la vie du Christ, elle doit trouver son origine au sein même des relations entre les Hypostases divines : « l’obéissance du Fils au Père dans l’Esprit […] n’est que la traduction compréhensible de son attitude éternelle de retour vers le Père dans une disponibilité et une action de grâces fondamentalement obéissantes [ur-gehorsamen] [18] ». Ainsi cette nouvelle monstration (plus que démonstration) de l’identité amour-obéissance redouble mais plus encore fonde la précédente.
- La Trinité est communion interpersonnelle. Pour faire bref, la compréhension théologique de la Trinité a fait appel à deux sortes d’analogie : « psychologique » (ou personnelle) et interpersonnelle [19]. La première puise ses lettres de noblesse dans le De Trinitate de saint Augustin et son achèvement chez saint Thomas ; la seconde, inaugurée dans le livre V du Discours théologique de saint Grégoire de Nazianze [20] et même chez Augustin, qui la refoule aussitôt [21], trouve son premier déploiement chez Richard de Saint-Victor [22] et chez Bonaventure [23], et commence à prendre quelque ampleur auprès de certains théologiens contemporains [24].
La position de Balthasar, que l’on présente souvent unilatéralement comme défenseur de la voie interpersonnelle [25], s’avère plus complexe. D’un côté, il critique parfois l’explication interpersonnelle [26], de l’autre, et plus souvent, il dévalorise l’analogie personnelle : « on ne placera pas maintenant l’’image’ exclusivement dans la nature spirituelle [Geistnatur] identique chez tous les sujets spirituels (ce qu’Augustin appelle imago Trinitatis in mente), mais aussi dans l’opposition des sujets, sans laquelle on ne parviendrait jamais à une réalisation de l’image dans la nature spirituelle [27] ». Voire, il paraît opter pour une voie médiane. Il s’agit, écrit-il, d’entrelacer ces deux images, « les lignes se rencontrent invisiblement à l’infini [28] »: en effet, l’une à la fois corrige et complète l’autre [29]. Il demeure que notre auteur éprouve une affinité plus grande pour la perspective interpersonnelle – son attrait pour l’approche des philosophies du dialogue l’atteste.
- Or, les relations interpersonnelles ne s’éclairent qu’à partir de l’amour échangé. Ce qui est vrai de l’homme l’est encore bien davantage du Dieu-Trinité. Là encore, en envisageant les relations entre les Personnes divines comme des relations d’amour, Balthasar s’oppose à la voie de l’analogie psychologie qui interprète la génération du Fils à partir de la prolation du verbe [30]. En effet, même si le Fils est vérité (Jn 14,6), celle-ci, plus fondamentalement, « repose sur la merveille de la génération par le Père qui, considérée à partir de l’Hypostase du Logos, est l’amour totalement gratuit. En un mot, toute vérité repose sur ce fondement insondable » qu’est « le Père qui se donne [schenkenden Vater] [31] ».
- Or, l’amour intradivin est dépouillement kénotique. La loi économique de l’ »appropriation comme désappropriation » [32] se vérifie a fortiori, comme en son fondement, des relations entre les Hypostases trinitaires. Un passage décisif de Die Handlung– qui est aussi l’un des centres névralgiques de toute la Theodramatik – envisage chaque Personne divine à partir de la kénose [33], au point qu’il élargit la « première kénose [erste Kenose] » à « toute la Trinité [gesamttrinitarischen] [34] ». Il demeure que seule la kénose du Fils peut être dite, en propre, obéissance. En effet, au Père qui se désapproprie totalement (cf. Jn 17,10 : « Tout ce qui est à toi est à moi »), le Fils ne peut que répondre avec un désintéressement lui aussi sans réserve. Or, un tel retour sera une remise de tout l’être reçu du Père entre les mains de celui-ci – autrement dit, une dépossession sous le visage de l’obéissance, obéissance tout aussi radicale que la donation accomplie par le Père. Loin d’être seulement économique, l’obéissance est donc aussi immanente. Le Fils, écrit Balthasar, répond « exactement au don de soi intégral [littéralement « sans reste » : restlose Selbsthingabe] du Père » et « l’’obéissance’ [Gehorsam] radicale » est un « vouloir répondre [35] ». Plus encore, cette obéissance kénotique du Fils est, selon notre théologien, un trait qui le définit prioritairement à tout autre. En effet, chez les Pères grecs (mais aussi chez les docteurs latins, notamment saint Bonaventure), le Verbe est considéré comme l’émanation et l’expression de la plénitude du Père ; mais la capacité d’expression suppose la disponibilité à exprimer. Or, loin de toute herméneutique passive et naturaliste de l’imitation, le pouvoir exprimer requiert un vouloir exprimer, donc le libre consentement à accueillir tout ce que le donateur veut verser dans le donataire. Voilà pourquoi la disponibilité obéissante du Fils est présupposée aux noms d’imago ou d’expressio traditionnellement attribués au Verbe.
- Une nouvelle fois, nous sommes autorisés à conclure que l’amour est, en son essence, obéissance.
d) L’Église comme Épouse
L’ecclésiologie balthasarienne présente une autre porte d’entrée. Là encore, elle peut être systématisée en trois équivalences successives et originales.
- Pour Balthasar, l’Église se présente avant tout comme une personne [36] et non comme une essence à explorer. L’ouvrage qu’il lui consacre s’intitule très intentionnellement non pas : Was ist die Kirche ? (« Qu’est-ce que l’Église ? »), mais Wer ist die Kirche ? (« Qui est l’Église ? »). « Poser ainsi la question, dit la première phrase de l’étude, c’est supposer que l’Église est quelqu’un, ce que seule une personne peut être [37]. »
D’ailleurs, l’archétype par excellence de l’Église est la personne de Marie, ainsi que nous allons le revoir. En effet, la théologie de Balthasar se veut toujours une pensée du concret (versus les abstractions d’une certaine scolastique) et, dans le monde divin, comme dans le monde humain, le concretissimum est la personne.
- Or, l’Église-personne se présente comme l’Épouse du Christ. En effet, les relations entre l’Église et le Christ s’interprètent à partir de deux herméneutiques principales : l’Église Corps du Christ et l’Église Épouse du Christ. La première souligne que l’Église se reçoit tout entière du Verbe incarné et plus encore de la Trinité et la seconde qu’elle doit répondre au Fils comme son vis-à-vis. Or, une approche prétendant définir qui est l’Église seulement à partir de l’allégorie du corps « ne donne rien que ce constat négatif : elle est et ne peut être autre chose qu’une extension, une communication, une participation de la personnalité du Christ [38]. » En regard, « l’image de l’épouse dépasse dans son contenu celle du corps ‘mystique’, sans pour autant la renier [39]. » Ainsi, tout en cherchant à conjoindre les deux allégories, Balthasar établit une hiérarchie entre elles et privilégie celle de l’épouse.
D’ailleurs, si Marie est première Église, elle est épouse beaucoup plus que mère – et épouse du Fils, non de l’Esprit : « Dans la première conception, elle [Marie] était ‘réceptacle [Gefäss] (et non épouse) de l’Esprit’ qui la rendait mère virginale du Fils ; mais dans la seconde, elle devient tout aussi virginalement l’épouse du Fils de Dieu lui-même qui se donne sacramentellement [40] ».
- Or, le propre de l’épouse est de recevoir. Selon l’anthropologie balthasarienne, la créature féminine se comprend à partir, avant tout, de la réponse [41]. Le primat biologique de la réceptivité se traduit, au plan personnaliste, par la réponse et, au plan surnaturel, dans l’attitude d’obéissance. Certes, la femme est aussi mère, donc active émission ; mais celle-ci s’enracine dans l’accueil premier de la semence venue de l’extérieur. Enfin, il n’est peut-être pas inutile de le préciser, cette réceptivité, loin de reconduire à une passivité de soumission dont on sait combien la théorisation a justifié un irrecevable phallocratisme, s’interprète, pour Balthasar, comme un au-delà de l’opposition activité-passivité.
De nouveau, cette vérité transparaît au plus haut point chez Marie. Sa grandeur est sa petitesse : elle se résume dans la parole de la servante qui, à l’image du Fils vis-à-vis de son Père, répond Fiat. Marie est donc « l’archétype [Urbild] de la foi ecclésiale [42] ». Son Fiat est le « ‘oui’ archétypal [43] »de l’obéissance de la foi. En effet, la théologie mariale de Balthasar est animée par le principe suivant : la nécessité d’une proportion exacte entre ce que Dieu donne et ce que la créature est appelée à recevoir : entre la réceptivité « de la foi de Marie-Sion » et le don absolu qu’est « l’incarnation adéquate du Verbe de Dieu », il y a « correspondance non pas approximative mais absolument adéquate [absolut adäquate Entsprechung] [44] ». Or, cette adéquation, loin d’être une loi mécanique, requiert le consentement de la liberté. L’obéissance s’identifie ainsi à la réceptivité du don divin.
- Nous concluons donc encore une fois que, pour Balthasar, l’amour adopte sa forme achevée dans l’obéissance.