Pascal Ide, « Dominus Jesus. Le Seigneur Jésus, unique Sauveur », in Sources Vives, Jésus le seul Sauveur ?, n° 96, Carême 2001, p. 71-93.
D) Un texte qui pose des questions :
On ne peut ignorer les critiques multiples que ce texte a suscitées.
J’écarte celles qui relèvent de la stricte erreur de lecture, souvent non dénuée de passion. Michel Kubler, dans son éditorial de La Croix du mercredi 6 septembre 2000, affirme que la Déclaration « suggère […] une identité entre Église du Christ et Église catholique », alors que le Concile Vatican II soulignait bien la distinction. Il suffit de lire un tant soit peu attentivement le texte de la Déclaration et l’exégèse précise de l’expression subsistit in – ici en question – qu’il propose, pour se rendre compte qu’il s’inscrit, tout au contraire, dans la plus pure ligne conciliaire et affirme clairement la distinction : « Par l’expression subsistit in [l’unique Église du Christ se trouve dans (subsistit in) l’Église catholique], écrit Dominus Jesus, le Concile Vatican II a voulu proclamer deux affirmation doctrinales : d’une part, que malgré les divisions entre chrétiens, l’Église du Christ continue à exister en plénitude dans la seule Église catholique ; d’autre part, «que des éléments nombreux de sanctification et de vérité subsistent hors de ses structures» [citant notamment Lumen Gentium, 8], c’est-à-dire dans les Églises et Communautés ecclésiales qui ne sont pas encore en pleine communion avec l’Église catholique ». (n. 16) Certaines critiques procèdent par jugements hâtifs ou par amalgame. Le théologien orthodoxe Olivier Clément parle, à propos de ce Document, de « blasphème » : « c’est un blasphème contre l’Église que de dire que l’Eucharistie célébrée par les anglicans et les protestants est vide [1]. » Là encore, jamais la Déclaration n’a prétendu une telle chose. De même, la parole plusieurs fois entendue : « Selon ce Document, les protestants et les orthodoxes sont de moins bons chrétiens » confond la question éthique (« bons chrétiens ») et la question ontologique, en l’occurrence sacramentaire, de l’identité ecclésiale. Je ne m’attarde pas.
Multiples par leur provenance, les critiques sont aussi multiples par leur objet. Me limitant à celles qui furent relayées par la grande presse, je les classerai en trois grands genres, sans pour autant prétendre être exhaustif.
1) Critiques de contenu :
– Une dialectique entre la Déclaration et le Concile Vatican II ?
Un certain nombre de critiques opposent la Déclaration au Concile Vatican II. « On aurait tort de prendre cette interprétation réductrice de Vatican II comme le nouveau credo de l’Église catholique », écrit le père Bruno Chenu [2].
Cette opposition étonne. D’abord, l’intention du genre littéraire de la Déclaration n’est pas de proposer une doctrine nouvelle (contrairement par exemple à une Instruction), mais d’exposer, de manière nouvelle et avec autorité, une doctrine déjà acquise : précisément Dominus Jesus systématise et clarifie des données éparses notamment dans le Concile Vatican II et l’encyclique de Jean-Paul II Redemptoris missio sur la mission. Ensuite, sur un total de cent deux notes, le document de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi ne cite pas moins de cinquante-sept fois explicitement le dernier Concile. D’ailleurs, la lecture attentive du la Déclaration montre que les principales distinctions et mises au point lui sont empruntées. La méthode d’exposition qui est à elle-même une leçon de théologie est très souvent la suivante : 1. énoncé de la proposition de foi ; 2. justification à partir de l’Écriture ; 3. reprise dans le Magistère récent. On notera d’ailleurs qu’une telle manière de faire, qui met en avant l’autorité de l’Écriture Sainte précédant et fondant la parole magistérielle, favorise grandement le dialogue œcuménique.
De plus, nombreuses et longues sont les citations conciliaires. C’est dire que celui-ci, loin d’être récupéré ou de saupoudrer le texte de la Déclaration, en est, avec l’Écriture, le principal point de départ. En ce sens, il est plus cohérent, quoique absolument irrecevable, de dire avec Michel Kubler que l’opposition Églises et communautés ecclésiales qui « vient de Vatican II » relève « de la préhistoire en matière d’œcuménisme catholique […] après trente-cinq ans de chemin commun à l’ensemble des Églises [3] » ; mais justement, ces distinctions avalisées par le Concile n’ont rien perdu de leur pertinence. Faut-il aussi rappeler que Martin Luther préférait le terme de « communauté » à celui d’Église ?
– Une dialectique interne au Vatican ?
Pour certains, l’opposition n’est pas d’abord ou seulement entre le passé et le présent, mais actuelle : Dominus Jesus révélerait au grand jour un conflit latent entre deux sensibilités, celle de Jean-Paul II et celle du cardinal Ratzinger ou, plus généralement, de la Curie Romaine. « A bien lire les documents récents, on croit percevoir que Rome, centre de l’Église catholique, est actuellement traversée de quelques tensions [4]. » La Déclaration « nous amène de fait à nous demander quel est le poids réel de la Curie aujourd’hui dans l’Église », dit Michel Dandoy, responsable de Beltro, agence protestante belge d’information et de communication [5].
Quand est-ce qu’on cessera de suspecter la parole du « Pape Jean-Paul II » qui, est-il dit à la fin de Dominus Jesus, « avec science certaine et son autorité apostolique [6], a approuvé la présente Déclaration, […] l’a confirmée et en a ordonné la publication [7] » ? D’ailleurs, à l’Angelus du 1er octobre, non seulement le Saint-Père a rappelé qu’il a approuvé ce document, ajoutant même « de manière spéciale », mais il en a donné le sens et souligné l’importance (cf. plus bas). Confondant fatigue avec incurie, vieillesse et sénilité, croyant que toute autorité l’a quitté parce qu’il n’a plus la vigueur d’antan, certains osent dire que ce document échappe à son gouvernement. Or, le cardinal Ratzinger nous dit que Jean-Paul II « a suivi la rédaction » de la Déclaration « pas à pas [8]« .
Enfin, cette dialectique transpose au sein de l’Église le schéma socio-politique gauche-droite. Il ne s’agit pas de nier la part des conditionnements humains dans le fonctionnement de l’Église et de la Curie romaine en particulier, mais d’en situer la pertinence explicative et d’en dénoncer la tentation réductionniste. Toute bipolarité est-elle donc le signe d’une pluralité de courants ? Une même personne ne peut-elle à la fois énoncer la vérité et exercer la miséricorde, comme Jésus lui-même ne cesse d’en donner l’exemple ? Multipliant les pains pour rassasier une foule affamée, aussitôt après, il énonce la vérité de sa présence eucharistique et demande l’adhésion de la manière la plus abrupte (cf. Jn 6,67-71).
2) Critiques d’ordre pastoral :
– Un « pas en arrière » dans le dialogue œcuménique ?
Sans s’attaquer à la légitimité du fond, beaucoup estiment que ce Document annule trente années de dialogue œcuménique. Par exemple, parlant au nom des Luthériens allemands, Manfred Koch, président du Conseil des Églises évangéliques, estime que Dominus Jesus représente « un pas en arrière pour les relations œcuméniques [9]« .
Tout d’abord, on l’a dit, la pointe du texte concerne non pas l’œcuménisme mais le dialogue interreligieux. Comme se plaît à souligner le cardinal Pierre Eyt, « la visée principale de la déclaration […] est bel et bien le dialogue interreligieux [10]« .
Il convient ensuite de s’interroger sur ce qu’est un dialogue. Les sciences humaines nous ont appris qu’un dialogue n’est fécond que si les interlocuteurs possèdent et affirment clairement et respectueusement leur identité. Or, le document, explique Christophe von Schönborn, cardinal de Vienne, est « un rappel de l’identité propre » du catholique [11]. « Le dialogue interreligieux, dit Mgr. Karl Lehmann, président de la Conférence épiscopale allemande, peut réussir seulement si nous ne rejetons rien de ce qui existe de saint et de vrai dans les autres religions, et si, en même temps, nous ne passons pas sous silence ce qui est la vérité de notre foi. Prendre au sérieux son partenaire de dialogue et le respect pour soi-même, sans proposer les convictions propres se conditionnent mutuellement. Seul un tel dialogue engendre une connaissance réciproque et un enrichissement réciproque [12]. » Il m’a été rapporté les propos de plusieurs théologiens orthodoxes qui se sont écriés après lecture de Dominus Jesus : « Voilà le texte que nous aurions aimé publier, mais pour notre propre compte, afin de nous dire à nous-même nos propres convictions. » De même, le rabbin Korsia, directeur du cabinet du grand rabbin de France, estime ce document de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi « normal » : « car il dit aux catholiques ceci : on est dans la vérité. » Or, « chaque confession, pour elle-même, doit pouvoir affirmer où est sa vérité », compte tenu qu’elle respecte autrui. Par conséquent, la Déclaration ne changera rien au dialogue interreligieux [13]. Voilà pourquoi, dit le Saint-Père, « le Document clarifie les éléments chrétiens essentiels, qui ne font pas obstacle au dialogue, mais montrent ses bases, parce qu’on dialogue sans fondements serait destiné à dégénérer en vaine verbosité. » Voilà aussi pourquoi, conclut-il, ce « Document exprime […] la même passion œcuménique qui est à la base de mon Encyclique Ut unum sint [14]« , à laquelle certains critiquent ont aussi opposé ladite Déclaration.
Enfin, le chrétien est convaincu que le dialogue a pour horizon non pas le seul consensus des personnes en présence mais la vérité. Il n’y a pas de « tu » (écoute et accueil de la parole de l’autre) sans un « je » (identité de celui qui parle) et un « il » (l’horizon de vérité sur lequel se déroule le dialogue). Conduire l’autre à sa vérité, ce qui revient à l’imposer et à nier autrui, stérilise tout autant le dialogue qu’estimer la vérité à jamais indicible et refuser d’en faire la finalité accomplissant toute parole [15].
– Un texte trop normatif ?
Un certain nombre de fidèles catholiques, tout en se trouvant en accord avec le contenu, ont été choqués par la forme de la Déclaration, notamment par l’expression répétée : « On doit croire fermement », qu’ils ont estimée dogmatique, déplacée et indigne d’une relation confiante entre adultes responsables.
La relation d’adulte à adulte abolit-elle la nécessité de l’institution, de la hiérarchie, des règles et celle, corrélative, de l’obéissance. La grammaire réserve-t-elle le mode impératif à l’enfance ? Jésus lui-même n’a pas hésité à utiliser un langage prescriptif depuis le tout début de sa vie publique (dans le Sermon sur la Montagne : Mt 5-7) jusqu’au jour de l’Ascension (Mt 28, 16-20). Significatifs sont certains choix unilatéraux de vocabulaire : accompagnement spirituel versus paternité ou direction [16], Église-Communion versus Église-sacrement [17], etc. Or, qu’est une autorité qui n’a pas la capacité d’énoncer sous forme déclarative voire normative la vérité dont elle a le dépôt ? Il vaut la peine de méditer cette remarque de Timothy Radcliffe, l’actuel Maître général de l’ordre des Dominicains : « l’hérésie consiste à enfermer Dieu dans une boîte, à le réduire à ma petite vision des choses. Le dogme, inversement, cherche à ouvrir les portes pour laisser passer la vérité. Le dogme nous pousse à entreprendre un voyage vers la vérité. Je sais bien que dans le langage d’aujourd’hui, «dogmatique» signifie précisément le contraire. Mais c’est un contresens [18]. »
– Opportunité du texte ?
Enfin, demandent les critiques les plus modérées, était-il opportun de publier ce texte en cette Année du Grand Jubilé, où nous sommes particulièrement invités à multiplier les gestes favorisant la paix et la réconciliation ?
Jean-Paul II, dont on sait le sens aigu de l’histoire, a lui-même répondu à cette question : « Au sommet de l’Année jubilaire, par la Déclaration Dominus Jesus […], j’ai voulu inviter tous les chrétiens à renouveler leur adhésion au Christ dans la joie de la foi. » Double est donc la raison du choix de ce kairos (ou temps opportun, par opposition au chronos ou temps calendaire). D’une part, la Déclaration a pour objet le salut que nous célébrons en ce deux millième anniversaire de la naissance de Jésus. D’autre part, nous vivons une année jubilaire ; or, c’est l’annonce de l’unique Sauveur qui est la vraie source de la joie et de la jubilation : « Rends-moi la joie d’être sauvé », chante le psalmiste (Ps 51,14). Notons enfin la solennité du propos : « Au sommet de l’Année jubilaire ». Si la Déclaration est signée au sommet de l’Année jubilaire, c’est parce que son contenu nous en livre le cœur.
Pascal Ide
[1] Mots relevés par l’agence suisse de Fribourg, APIC n° 250, le mercredi 6 septembre 2000.
[2] “Le siècle de l’œcuménisme”, Études, n° 3936, décembre 2000, p. 645-656, ici p. 645.
[3] La Croix, mercredi 6 septembre 2000, p. 1.
[4] Henri Madelin, « Rome dans ses murs », Études, novembre 2000, n° 3935, p. 437-440, ici p. 439.
[5] Le Soir, 7 septembre 2000, p. 6.
[6] Dans la conférence de presse donnée le 5 septembre, à l’occasion de Dominus Jesus, Mgr. Tarcisio Bertone, Secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, a souligné que cette formule d’approbation de la Déclaration par le Pape en signifie « l’importance et le caractère essentiel ». Précisément, comme ce texte reprend des contenus doctrinaux « infailliblement proposés par le Magistère dans de précédents actes ou documents », « l’assentiment demandé aux fidèles est donc de type définitif et irrévocable » (ce qui correspond au second ordre de vérité, selon la distinction de la lettre apostolique donnée sous la forme d’un motu proprio, Ad tuendam fidem du 18 mai 1998 : cf. La Documentation catholique, n° 2186, 19-7-1998, p. 651-653).
[7] Conclusion de la Déclaration Dominus Jesus.
[8] Trad. dans l’Osservatore Romano de langue française, n° 42, 17 octobre 2000, p. 10.
[9] Cité dans La Repubblica, mercredi 6 septembre 2000, p. 11.
[10] « Réflexion œcuménique pour la réception de la déclaration Dominus Jesus », in Esprit et vie, n° 20, octobre 2000, p. 7.
[11] Cité dans « Vaticaan tegen godsdienstpluralisme. Storm in een glas water » (« Le Vatican contre le pluralisme religieux. Tempête dans un verre d’eau »), Kerk en Leven, 20 septembre 2000, p. 3. A noter que cet article plutôt favorable est paru dans une revue très diffusée (700.000 exemplaires) dans les diocèses flamands, ce qui autorise à relativiser l’impact négatif de la Déclaration dans la Belgique.
[12] Trad. italienne dans la revue Il Regno. Documenti, 65, n° 866, 1er octobre 2000, p. 540.
[13] Cité par La Croix, jeudi 7 septembre 2000, p. 11. Il ajoute : « Je ne vois pas pourquoi le judaïsme devrait se positionner sur un texte du Vatican. On ne va pas interroger l’Église catholique lorsque le rabbinat publie une réflexion ! »
[14] Jean-Paul II, Allocution à l’Angelus du 1er octobre 2000, n. 1, La documentation catholique, 5 novembre 2000, n° 2235, p. 909.
[15] C’est ainsi, par exemple, qu’Ernst Trœtlsch estime la religion irréductiblement liée à la culture, donc particularisée.
[16] “La direction spirituelle est une relation asymétrique.” Elle “est souvent qualifiée d’accompagnement. Ce vocable souligne l’aspect fraternel de la relation. Il désigne aussi d’autres types d’aide que la direction et peut oblitérer la réalité d’une relation asymétrique. Le terme de direction spirituelle indique que l’âme est ‘dirigée’ par le Christ et son Esprit. En ce sens, nous préférons parler de paternité spirituelle qui indique bien une direction (celle de l’unique Paternité divine) à travers une médiation personnelle dans l’histoire humaine.” (Alain Mattheeuws, “Un art de vivre l’aventure spirituelle. La direction spirituelle au séminaire”, in Seminarium, 2000/4, à paraître)
[17] Dans Le sacrement de la communion (Essai d’ecclésiologie fondamentale, coll. « Théologies », Fribourg (Suisse), Paris, Le Cerf, 1998), Benoît-Dominique de La Soujeole montre que l’Église se pense à partir de l’interconnexion de ces deux notions.
[18] Timothy Radcliffe, « Je vous appelle amis », entretiens avec Guillaume Goubert, Paris, La Croix, Le Cerf, 2000, p. 76.