Pascal Ide, « L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements », Didier Gonneaud et Philippe Charpentier de Beauvillé (éds.), Chrétiens dans la société actuelle. L’apport de Hans Urs von Balthasar pour le troisième millénaire, Actes du colloque international du centenaire, Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon, 17 et 18 novembre 2005, coll. « Méditer », Magny-les-Hameaux, Socéval Éd., 2006, p. 259-304.
2) Un troisième visage de l’amour
À peine émerge-t-on du Charybde qu’est la constitution paradoxale de l’amour que l’on tombe dans les gueules du Scylla qu’est la conjugaison de l’amour et des autres notions premières – l’être, la vérité, la beauté, le bien et l’amour. Faute de temps, j’affronterai celle qui concerne le plus directement notre sujet : les relations entre être et amour.
a) La difficulté
Dans une page de Wahrheit Gottes qui est peut-être la plus décisive sur ce sujet, Balthasar cite un passage tiré de la Métaphysique de l’enfance de Gustav Siewerth où le philosophe allemand affirme : l’amour est « plus enveloppant que l’être lui-même ; il est le «transcendantal pur et simple» qui embrasse la réalité de l’être, de la vérité et de la bonté [1] ». Cette affirmation pose une double difficulté.
D’une part, Balthasar – pas plus que la tradition scolastique et néoscolastique – ne compte l’amour comme transcendantal. À chaque fois qu’il rend compte de l’articulation des trois parties de la Trilogie, il fait appel à la triade classique du Vrai, du Bien et du Beau [2], et seulement à elle – à la limite, il la fait précéder d’une considération sur la passio entis suivant le plus immédiatement l’être, à savoir l’unité, et constamment présupposée [3].
D’autre part, Balthasar semble subordonner l’être à l’amour et donner à celui-ci une extension supérieure à celui-là. De même, au terme de Im Raum der Metaphysik, il parle « d’une lumière du «Bien» régnant au-delà de l’être [4] ». Pourtant, on ne compte plus les affirmations où le penseur suisse se refuse à parler d’un épékeina tês ousias [5].
b) Une réponse erronée
Redisons-le, Balthasar écarte résolument la supposition d’un « au-delà de l’être » ou de « l’essence » : « l’amour sans fond n’est pas avant (vor) l’être ; il est son acte suprême (sein höchster Akt) [6] ». La question est définitivement réglée dès Présence et pensée où le théologien met à jour le « principe conducteur [7]« de la métaphysique authentique que Grégoire de Nysse enrôle au service de son élan mystique. Si l’influence de Plotin sur le Père cappadocien est certaine, leur différence de fond ne l’est pas moins. On sait, combien, pour le philosophe grec, l’Un ou le Bien transcende l’être. Tout au contraire, pour Grégoire, Dieu est l’Être. « Car l’être, précisément, n’est pas pour Grégoire une idée ». Nous touchons l’idée directrice de Grégoire : « Nous assistons ici à rien de moins qu’à la prise de conscience philosophique et réflexe de l’«idée» d’Existence [8] ». En effet, la philosophie païenne affirme l’existence de la substance, de l’essence et celle d’un mystérieux au-delà de l’ousie, qui dès lors transcende l’être. En revanche, « la conscience chrétienne ne peut plus s’évader par l’une de ces deux voies. Il faut trouver l’être présent dans l’essence, sans toutefois le confondre avec elle ou l’exprimer par elle [9] ». Ainsi se dessine pour la première fois la distinctio realis. Or, le concept dit l’essence, mais pas l’être que révèle la présence : celui-ci échappe à toute thématisation. Ainsi le concept, affirme Grégoire de Nysse, « indique l’être, mais non pas en livrant ce qu’il est, puisque l’être est insaisissable. Il ne le révèle qu’indirectement ». Autrement dit, « l’existence elle-même demeure dans l’obscurité [10] ».
De même, quand il rencontre la formule platonicienne « épékeina tou ontos » [11], Balthasar prolonge l’autorité de Platon par celles de Grégoire de Nysse et de Denys et interprète la formule dans un sens noétique comme autolimitation des capacités humaines : « c’est-à-dire au-dessus et au-delà de ce que nous sommes capables de concevoir comme être [12] », non comme surcroît invitant à dépasser l’être : « l’être comme tel est la question fondamentale de la métaphysique [13] ». Cette référence à la métaphysique, discipline de l’être en tant qu’être, est attestée depuis l’opuscule Le développement de l’idée musicale de 1925 jusqu’à la conférence de Madrid en mai 1988.
Enfin, quand il affronte la question du statut de la théologie négative [14], Balthasar l’interprète de manière résolument antiplotinienne. Déjà, la théologie apophatique trouve son lieu hors de l’Écriture [15]. Par ailleurs, chez Plotin, l’Un, enfermé en soi, ne se donne pas ; l’autre émane par éloignement. Il s’en déduit trois thèmes concernant le retour vers l’Un : l’ascension hiérarchique du sensible jusqu’au supra-spirituel ; le silence comme non-parole de l’Un ; la forme hymnique de la réponse [16]. Pour le chrétien, ni la forme hymnique ni même la hiérarchie ne posent problème. Mais d’abord, l’ascension ne peut être une désincarnation, un refus du corps ; ensuite, le silence, loin d’être prioritaire sur la parole, naît de celle-ci [17]. D’un côté, le silence divin se doit d’être souligné [18]. De l’autre, le silence présuppose toujours la parole de Dieu : le Père se communique en son Fils. Or, cette révélation opère dans le silence de la vie cachée puis dans le secret de la vie publique ; plus encore, les paroles de Jésus demeurent souvent obscures et renvoient au mystère insondable de Dieu [19]. Balthasar conclut le chapitre en revenant sur la différence entre les deux conceptions de la théologie négative : païenne, elle requiert l’abolition de la finitude pour rejoindre l’Un ; chrétienne, l’anéantissement, quand il en est parlé, est compris seulement comme dépouillement de soi en vue de laisser place au Christ en soi. Dès lors, la théologie négative devient la rencontre de la créature qui s’abandonne avec Dieu qui se donne [20].
c) Première réponse
Revenons à l’affirmation princeps : l’amour est « plus enveloppant que l’être lui-même ; il est le «transcendantal pur et simple» qui embrasse la réalité de l’être… ». Affirmer que le théologien suisse non semper formaliter loquitur ne devrait constituer qu’un ultime recours. Sans chercher à surdéterminer un propos qui constitue un hapax, il convient toutefois de l’honorer, d’autant que, dans son contenu, sinon dans son signifiant, il n’est nullement isolé.
Une première réponse reconduit aux sens déjà exposés. Dans l’importante et longue note consacrée à la mise au point à l’égard de l’ontothéologie, Balthasar répond d’un côté que « le Bien (Bonum) » est « «dépassement immanent» [Selbstüberstieg : littéralement, ‘dépassement’ ou ‘excès de soi’] de l’être (esse) » et de l’autre que, même si « ce n’est qu’à partir de la bonté absolue de Dieu que l’on peut penser l’idée d’un acte d’être non-subsistant », pourtant « il n’émane pas de plus haut que de l’être divin, lequel, comme on l’a suffisamment montré, est lui-même l’abîme de tout amour [21] ». On aura noté l’équivalence expresse entre être et amour en Dieu.
En d’autres termes, l’être vient de l’amour et s’accomplit en amour. Donc, le fond de l’être est amour car celui-ci en est à la fois l’origine et l’achèvement. L’amour est cause efficiente et cause finale ; il s’identifie au Bien dont on sait que, selon que l’on s’inscrit dans la tradition platonicienne (via Denys) ou aristotélicienne (via Thomas), la diffusivité se trouve interprétée en termes plus archéologique ou plus téléologique.
Enfin, dans le même passage, Balthasar renvoie à l’ontodologie de Claude Bruaire, et s’inscrit dans le sillage exprès de Gustav Siewerth et de l’Aquinate contre le Jean-Luc Marion de L’idole et la distance et de Dieu sans l’être [22] et, plus généralement, contre les penseurs qui concèdent trop à la déconstruction onto-théologique inspirée par Heidegger.
d) Seconde réponse
Cette réponse classique ne me semble toutefois pas épuiser le contenu de la vision balthasarienne de l’amour. Je souhaiterais énoncer la proposition suivante : l’amour, pour Balthasar, est enveloppement ; autrement dit, à côté des deux catégories plus connues et plus apparentes de fécondité et de kénose, l’amour est pensé comme enveloppement de l’être. Précisons d’emblée que le terme « enveloppement » (Umfassung, Einschliessung) ne doit en rien s’entendre comme un « dévoilement » : on se souvient en effet que dans la dynamique phénoménologique joignant fond (Grund) et apparition (Erscheinung), le mouvement de dévoilement (Enthüllung) par lequel l’intériorité se donne à voir dans la figure se double d’un mouvement symétrique de voilement (Verhüllung) par lequel la manifestation elle-même se recueille et retourne vers l’abîme toujours plus grand que toute apparition ; or, pour éviter l’équivocité du terme « voilement », le traducteur de TL I, Camille Dumont, avait choisi de rendre le second mouvement par « enveloppement ». Mais l’enveloppement compris comme englobement, contenance, n’appartient pas au registre épiphanique. De nouveau, établissons cette proposition en parcourant successivement les sphères cosmologique, anthropologique, métaphysique et enfin trinitaire.
1’) L’enveloppement cosmologique
On sait combien Balthasar traite peu de la nature comme telle, même si nous avons pu extraire de la Trilogie quelques réflexions cosmologiques. C’est peut-être davantage à propos des auteurs dont Styles étudie l’esthétique qu’il montre combien l’enveloppement s’ébauche déjà au ras du monde. Cela est particulièrement vrai du premier et du dernier auteur dont le théologien suisse note lui-même que, sur ce point, ils font inclusion [23] – soulignant aussi combien leur convergence, par-delà les siècles, doit faire sens pour la réflexion théologique.
Portant le premier « regard créateur [24]« sur l’intégralité de la Révélation, Irénée de Lyon « veut voir la réalité telle qu’elle est [25] » – singulièrement la terre. Celle-ci héberge l’homme ; plus encore, elle est le lieu qui accueille Dieu : ce dernier en a décidé ainsi ; davantage, il l’a disposée à cet effet. Or, la terre se comporte comme un enveloppement. En effet, comme Balthasar le note avec acuité, Irénée, pour désigner la capacité qu’a le monde de recevoir Dieu, emploie, à côté d’autres mots comme « réceptacle (receptaculum) » [26], un terme particulier : le verbe « porter » ; mais « portare signifie à la fois la dignité et la capacité de recevoir une charge, […] la force de la soigner en soi comme une mère son enfant, et toute sorte d’aide qui soigne et concourt à porter » ; cela est particulièrement vrai pour l’homme qui a « la capacité de recevoir une charge, la force d’embrasser » et, par excellence, de Marie qui porte le Verbe en son corps [27]. Tous ces termes, on le verra encore mieux dans le développement philosophique subséquent, connotent une fonction enveloppante. Dans l’autre sens, le thème irénéen bien connu de la création comme formation, façonnement, plasmatio, par la main de Dieu ou par les deux mains du Fils et de l’Esprit [28] montre, dans le prolongement de Gn 2 combien le Créateur enveloppe jusque corporellement le centre de son art qu’est l’homme. Ces conclusions ressortent encore davantage quand elles sont mises en contraste avec l’adversaire gnostique d’Irénée dont la dogmatique est toute entière une apologétique : il pense kata physin quand la gnose (et déjà, mais à un niveau moindre que le mythe valentinien, les « catégories platonico-intellectuelles ») pense para physin [29].
Cette attention à la terre et à la terre comme « mi-lieu » englobant, Balthasar ne pouvait manquer de la rencontrer partout chez Péguy. Contre toute tentation de spiritualisme, en effet, le poète français ne cesse de croiser l’Église et le monde : « jamais peut-être l’Église n’a été aussi clairement renvoyée dans le monde [30] » ; la fascination qu’exerce sur Péguy la figure centrale de Jeanne d’Arc tient d’abord à ce qu’en elle s’unifient non seulement la politique et la mystique, le profane et le sacré, mais la terre et le ciel. Voilà aussi pourquoi Péguy réconcilie – théologiquement – l’esthétique et l’éthique si tragiquement séparées par Kierkegaard. Or, cet entrecroisement est médité par le poète français comme un enracinement dans le peuple, dans la terre. Les lignes apparemment contradictoires du chemin comme de la pensée-poésie de Péguy autour d’un centre, le centre de la figure : « le «Solitaire» » Péguy « est enraciné […] à un peuple et à une race [31] ». « Dans tout ce qui est terrestre, voici la loi », explique Balthasar qui continue en citant Péguy : « Il faut un corps, une chair temporelle qui soit le soutien matériel, qui se fasse le support, la matière d’une idée [32] ». « La loi » qui régit la relation du matériel au spirituel et, depuis l’Incarnation et dans la foi, au divin [33], est donc le « support », le « soutien », l’ »enracinement » selon le titre de la longue sous-partie (« Enracinement du christianisme ») où le théologien en déploie toutes les résonances – autrement dit l’enveloppement [34]. Dans l’autre sens, là encore, le Dieu de miséricorde apparaît comme celui qui est « infiniment hospitalier [35]« et cet enveloppement aimant explique l’importance accordée au « principe espérance [36] ». En effet, Péguy eut « la grâce de pénétrer, plus profondément que ne l’a jamais fait un poète chrétien, dans les mystères de tendresse du cœur divin [37] » ; or cette tendresse se traduit en un amour qui enveloppe jusqu’au péché : « le pécheur, qu’il fasse ce qu’il veut, touche toujours au cœur palpitant de l’amour comme à ce qui l’entoure, qui le porte (als das Umringende, Tragende) et en quoi, inéluctablement, il retombe [38] ».
2’) L’enveloppement originaire ou maternel
Déjà, le texte tiré de Métaphysique de l’enfance fait plus que suggérer l’enveloppement, il l’affirme à deux reprises en deux lignes : « L’amour est plus enveloppant que l’être lui-même (Liebe ist umfassender als das Sein selbst) ; il est le «transcendantal pur et simple» qui embrasse (zusammenfasst : on peut lire à nouveau la racine fassen) [39] ». Il en est de même de l’autre passage de Gustav Siewerth, extrait de Grundfragen der Philosophie im Horizont der Seinsdifferenz cité par Balthasar dans le même passage : « la profondeur du Bon (Gutsein), dans laquelle celui-ci contient [ou plutôt enveloppe : umfasst] et l’être concret (Dasein) et le Vrai (Wahrsein) [40] ». On notera aussi que le texte du théologien fait aussi appel au vocabulaire de la spatialité qui lui est cher : « en dehors de l’espace (Raum) de l’amour parental, l’enfant ne pourrait jamais s’achever en tant qu’homme [41] ». Enfin, si l’on resitue la citation du philosophe allemand dans son contexte, tout dit l’amour enveloppant des parents qui permet à l’enfant d’accéder à son être plénier. L’une des intuitions fondamentales de Metaphysik der Kindheit [42] est en effet que l’enfant, loin d’être clos sur lui, se reçoit dans son être grâce à la sollicitude parentale (catégorie primordiale pour le philosophe allemand) ; or, cette sollicitude se manifeste comme un abri qui protège et nourrit et se prolongera par la maison où Siewerth discerne une des structures fondamentales du Dasein. Par conséquent, l’amour noue avec l’être une relation d’enveloppement ; dit autrement, l’être est chez-lui dans l’amour. « Ce n’est que lorsque l’amour enveloppe l’enfant – dit ailleurs Gustav Siewerth – […] qu’il s’éveille à la liberté de la vie illuminée et ainsi au jeu [43] ».
Or, plus exemplaire (paradigmatique) qu’exemple, le cas de l’enfant ne peut se réduire à un élément contingent et substituable d’une chaîne inductive. De même que la famille constitue, pour Balthasar – notamment à la suite du théologien catholique qui a fondé au plus près une esthétique théologique, Mathias Joseph Scheeben [44] – l’analogue créé premier de la vie intratrinitaire, au nom même de la fécondité –, de même, l’enfant à l’égard de l’être dans sa relation avec l’amour : il concrétise, c’est-à-dire visibilise autant qu’il effectue, l’enveloppement de manière originaire et primordiale. Comme l’on sait, Balthasar se refuse toujours à une approche abstraite et froide de l’être ; celui-ci doit être pensé à partir de l’homme qui en est la réalisation créée la plus haute et ce dernier à partir de sa relation aux autres (principe dialogal). Or, la relation entre la mère et l’enfant n’est pas seulement un commencement, mais une origine et une matrice : tout est donné en germe dans la première des quatre différences de l’être dont traite la fin de Im Raum der Metaphysik ; les trois autres différences à la fois l’élargissent et s’y enracinent, y puisent leur vitalité [45].
3’) L’enveloppement de l’être par la pudeur
L’enveloppement de l’être trouve une justification proprement métaphysique dans un texte central pour notre sujet, le passage de Wahrheit der Welt qui analyse de la manière la plus précise l’ontologie du mystère [46]. Déjà, tel ou tel développement a abordé la thématique du voilement protecteur de la vérité. Mais c’est ici qu’en apparaît la raison ultime. Balthasar part du constat que la vérité, autrement dit l’être – la vérité ontologique – est mystère (Geheimnis), c’est-à-dire à la fois se dévoile et se dérobe. La raison décisive du mystère de l’être tient à l’amour [47] : l’amour ne pose des limites à la vérité que pour croître sans limite. Cinq arguments l’établissent. Le quatrième, fondé sur la pudeur (die Scham), est le plus détaillé et le plus décisif pour notre sujet [48]. L’amour qui est le cœur de l’être est une merveille à ses propres yeux ; or, le don de soi est le contraire même de l’adoration de soi ; voilà pourquoi l’amour se renonce, se retire (§ 1). Or, la pudeur n’est pas la honte qui s’esquive face au mystère, mais le recul face à l’excès de la splendeur (§ 2). Toutefois, si la pudeur instinctive et charnelle est encore ambivalente – composée de honte pour ses aspects grossiers et de respect pour la noblesse de son sens spirituel –, la pudeur spirituelle et libre, elle, ignore cette dualité : le présent de la vérité se fait dans la lumière ; et ce don inestimable est d’une trop grande majesté pour la faculté de connaissance ; celle-ci fera donc appel à l’amour pour consommer l’union ; or, l’amour ferme les yeux, il enveloppe l’excès de la clarté de l’être dans les plis mêmes de son manteau, ce qui constitue le mouvement le plus intime de la pudeur (§ 3). Celle-ci explique donc l’union sans confusion du dévoilement et du secret de l’être. Par conséquent, le mystère naît de l’amour qui renonce à tout savoir non par défaut de lumière, mais par surcroît. Dit autrement, l’amour enveloppe la vérité, c’est-à-dire l’être, de mystère. Cet enveloppement hébergeant est bien illustré par l’exemple des amants : « Chacun des amants peut, en son âme, offrir à l’autre un asile, l’accueillir en soi, mais de façon inconsciente et absolument spontanée, comme une mère porte son enfant dans son sein. Chacun présente à l’autre son âme, pour qu’il en fasse le manteau dans les plis duquel il pourra s’envelopper comme il veut [49] ».
4’) L’enveloppement par le mystère trinitaire
Enfin, comme pour les deux autres visages de l’amour, la raison d’être définitive de l’enveloppement sourd du mystère divin. Un commentaire scripturaire introduira le propos. En Rm 8, Paul énonce différents biens : prédestination, élection, vocation, justification, sanctification, glorification (Rm 8,28-30) ; et, « toutes ces choses sont des modes de l’amour qui, universel, se répand ». Autrement dit, l’amour divin se donne. Or, ces dons sont cachés dans l’abri de l’amour enveloppant de Dieu : « elles ont pour base – explique Balthasar – la largeur de la création du monde dans son ensemble (Rm 8,18-25), et de son existence douloureuse (douloureuse pour Dieu et pour le monde) cachée dans le manteau de l’être divin englobant [umgreifenden] (Rm 8,26-27) [50] ».
Que le mystère divin soit englobant, rien de plus certain. Au fond, le dessein de la Dramatique divine n’est-il pas d’introduire progressivement l’intégralité du monde fini au sein de la Trinité – ou, pour le dire dans les catégories dramatiques caractéristiques du volet central du triptyque, de montrer que le théâtre du monde trouve place au sein même du théodrame ? L’anthropologie théologique développée par DD II.1 traite de l’homme en Dieu (der Mensch in Gott) : en effet, le miracle de la liberté finie comme indétermination n’est possible qu’enté dans son consentement plus originaire et celui-ci dans la liberté infinie du Dieu caché et pourtant provident [51]. La christologie de DD II.2 concrétise cette dramatique en introduisant les hommes dans le mystère du Christ : participant à la mission du Fils, l’être humain devient personne. La sotériologie dramatique développée par Die Handlung (DD III) plante la Croix au cœur de la Trinité [52]. Enfin, l’eschatologie élaborée dans Das Endspiel (DD IV) ne fait entrer « le monde en Dieu » (troisième partie) que parce que la protologie de la création l’y a déjà enraciné (première partie). De sorte qu’au terme, tout est tellement intégré « dans l’espace divin [53] », qu’il ne reste hors de lui que le péché ou, plus encore, ce qu’Adrienne von Speyr, citée en TL II, appellera les « effigies » – c’est-à-dire l’élément de l’homme qui a cédé au péché et que le Christ, lors de sa descente dans le lieu le plus reculé de l’enfer, sépare du pécheur afin qu’il y demeure [54].
Ce n’est pas le lieu de discuter cette doctrine, en son contenu – elle a pu, en partie, justifier l’accusation rahnérienne de « gnostique » – ou en sa conséquence bien connue – « espérer pour tous » –. Tirons-en plutôt les conclusions pour notre perspective : l’intériorisation progressive – lisible jusque dans les titres des deux sous-volumes de DD II – de tout le créé en Dieu. Or, cet englobement est identiquement un enveloppement, la seconde notion ajoutant l’amour à la première. Le retour « du monde dans l’unité inviolable [55]« de Dieu n’est pas un simple reditus, fût-il libre. L’intuition sous-jacente à la Theodramatik est donc l’enveloppement de toutes choses dans l’amour dont s’aiment éternellement les Personnes trinitaires.
Ce qui est vrai des relations trinitaires en général se trouve confirmé par les Hypostases considérées dans leur spécificité. Partons d’un constat fondamental : autant l’engendrement du Fils doit se concevoir comme une exinanition, autant la spiration de l’Esprit l’exclut. Or, Balthasar explique cette différence entre les deux processions en termes d’enveloppement : le Bien et l’amour enveloppent l’être et devancent donc sa kénose. Pour établir la précédence du Bien, le théologien bâlois cite un développement d’un ouvrage qui a exercé sur lui une véritable fascination, Homo Abyssus de Ferdinand Ulrich : « Si le Bien devance toute extranéation [56], alors il n’y a pas dans le Bien d’exinanitio au sens d’une néantisation de l’être. Si le Bien ne «transcendait» pas l’extranéation de l’être, il se situerait à part entière dans «le renoncement à soi» de l’être et alors le terminus de la néantisation de l’être serait la pure réalité positive […] l’être sombrerait dans l’essence [57] ».
Mais le Bien ne risque-t-il pas de devenir extérieur à ce mouvement d’extranéation ? Comment penser cette relation sans confusion et en même temps sans distance extériorisante ? Je pense que, à nouveau, la réponse réside dans le concept, central, d’enveloppement : le Bien, écrit Ulrich, n’est pas « «à côté» de l’extranéation. Dans l’extranéation de l’être comme don de l’amour se révèle le sens nécessaire de l’être. En elle se démontre, pour autant que ce sens est «l’éther de l’extranéation», son «élément de vie» et sa puissance ardente. Il accompagne «inséparablement» la krisis de l’être, sans s’identifier à elle [58] ». Or, les quatre expressions : « éther », « élément de vie », « puissance ardente », « accompagne » évoquent un milieu nutritif et porteur de vie. Par conséquent, le Bien chez Ulrich, l’amour chez Balthasar, sont pensés, une nouvelle fois, comme enveloppement de l’être.
5’) Confirmation pour la vérité
Cet enveloppement aimant ne trouve-t-il pas aussi place dans la connaissance ? Je crois percevoir une trace – à peine explicitée, mais significative – de cet entour dans l’avant-dernière sous-partie de TL I, intitulé Geborgenheit. Robert Givord traduit par « Vie cachée » et Camille Dumont par « La vérité enveloppante de Dieu ». Si la traduction du titre sibyllin faite par le premier est plus littérale, l’interprétation du second cherche à en rendre l’esprit. De fait, le substantif Geborgenheit est construit à partir de l’adjectif geborgen qui signifie « en sûreté », « à l’abri », lui-même trouvant son origine dans le participe passé de bergen ; or, ce verbe signifie au sens propre : « sauver », « mettre à l’abri » (il est synonyme de retten) et, au sens figuré, « contenir », « renfermer », « comprendre » (il est synonyme de entalten). Ce double sens légitime donc la double traduction.
Venons-en au texte. Balthasar y décrit l’abandon obéissant de l’esprit à la vérité divine et y congédie l’autonomie de la connaissance intramondaine qui est interprétée comme une clôture. Cet abandon se décline en cinq ou six attitudes spirituelles.
La première est la réceptivité face à la spontanéité divine infinie qui se donne [59]. La deuxième réside dans la disponibilité à l’égard de l’objet [60]. Toute proche est la troisième posture, le service : celui-ci s’oppose, ainsi que nous l’avons vu, au désir ou à l’appétit (l’instinct) et s’identifie à une indifférence foncière et à une ouverture de son espace intérieur ; or, cet acte est mesuré par l’identité de l’être et de la conscience qu’est Dieu [61]. Une quatrième attitude réside dans l’acte de foi non pas extérieur à l’acte rationnel de connaître, mais immanent à celui-ci : grâce à lui, la raison se reçoit de la vérité divine [62]. Enfin, une dernière attitude récapitule les autres : la reconnaissance par l’intelligence humaine qu’elle est assumée par la vérité divine sans en être séparée. Or, c’est ce que signifient l’enveloppement de l’évidence humaine dans l’archétype divin et son abandon à elle [63]. « Du fait que l’archétype en Dieu – la réalité la plus haute au niveau de laquelle est élevée la créature et qui représente sa vérité décisive devant lui – est un produit de l’amour, la créature se reconnaît comme enveloppée (geborgen) dans cet archétype [64] ». Dit autrement, la vérité (ici entendue au sens ontologique du terme) la plus haute de la créature – qui coïncide avec la vérité (mais désormais entendue au sens logique) la plus élevée à laquelle puisse atteindre l’esprit – est de se trouver mise à l’abri dans l’amour enveloppant de Dieu. De plus, les différentes notes caractérisant la relation entre vérité finie et vérité infinie montrent que l’enveloppement ne fait nombre ni avec l’ensemble réceptivité-disponibilité-service ni avec l’ensemble activité-reconnaissance-fécondité, et constitue donc bien un autre visage de l’amour.
Ayant démontré que l’amour, dans toute son extension analogique, enveloppe l’être et que cet englobement est irréductible aux deux autres facettes de l’amour, peut-on cerner en quoi il consiste ? Autant Balthasar a proposé des développements conséquents sur l’obéissance et la fécondité, autant il ne traite jamais ex professo et, en tout cas, pas systématiquement, de ce troisième aspect. La poursuite de la réflexion va donc demander un détour convoquant des réflexions autres que celles du théologien bâlois.
Pascal Ide
[1] TL II, p. 191 ; T II, p. 159.
[2] C’est encore vrai dans l’ultime exposé de Balthasar, la conférence faite à Madrid le 10 mai 1988 (Elio Guerriero, Hans Urs von Balthasar, trad. Frances Georges-Catroux, coll. « Mémoire chrétienne », Paris, Desclée, 1993, p. 359-364 ; ce texte est aussi traduit sous le titre « Rétrospective » dans Hans Urs von Balthasar, A propos de mon œuvre. Traversée, trad. Joseph Doré et Chantal Flamant, coll. « Ouvertures » n° 22, Bruxelles, Éd. Lessius, 2002, p. 85-90).
[3] Par exemple, dans la « Note sur l’ensemble de l’œuvre » ouvrant TL I, p. 6 (T I, p. vii), elle-même renvoyant à TL I, p. 162, 175s, 189 et 260 ; T I, p. 169s, 186s, 201, 283) ou dans Épilogue (É, II.4 : p. 38-40 ; E, p. 43-45).
[4] GC IV.3, p. 385 ; H III.1.II, p. 962.
[5] Platon, République, VI, 509 b. Cf. les références plus bas.
[6] TL II, p. 192, note 9 ; T II, p. 163
[7] Présence et pensée, op. cit., p. xviii.
[8] Ibid., p. xxii.
[9] Ibid., p. xxii et xxiii.
[10] De commun. not. II, 177b, cité ibid., p. xxiii.
[11] Balthasar remplace donc « ousia » par « ôn ».
[12] É, p. 66 ; E, p. 72.
[13] TL II, p. 188 ; T II, p. 159.
[14] Ibid., II.B : « La question de la théologie négative ».
[15] Ibid., p. 91s ; ibid., p. 80s.
[16] Cf. Ibid., p. 115-117 ; ibid., p. 99-101.
[17] Cf. Ibid., p. 117-119 ; ibid., p. 101-102. Puis Balthasar évoque deux approches contrastées du silence : L’exil de la parole du rabbin André Néher en demeure au silence de Dieu – dans la Bible comme dans la shoah – ; en revanche Le monde du silence du chrétien Max Picard montre que le silence habite dans la parole et en constitue le socle (Ibid., p. 119-123 ; ibid., p. 102-106).
[18] Cf. Ibid., p. 123-126 ; ibid., p. 106-108.
[19] Cf. Ibid., p. 126-130 ; ibid., p. 108-111.
[20] Cf. Ibid., p. 130-132 ; ibid., p. 111-113.
[21] Ibid., note 10, p. 146-147. C’est moi qui souligne ; ibid., p. 125-126.
[22] Même critique, plus loin, p. 192, note 9 ; ibid., p. 163, note 9.
[23] « L’exigence chrétienne » qui consiste à « s’enraciner dans le monde » fut « redécouverte par Péguy » ; ce faisant, « il rétablit l’arc jusqu’à notre point de départ : Irénée » (GC II.2, p. 283 ; H II.2, p. 775). « Ici, et ici seulement, la théologie est de nouveau entrée dans son premier port, Irénée de Lyon (Ibid., p. 350 ; ibid., p. 851).
[24] GC II.1, p. 28 ; H II.1, p. 32.
[25] Ibid., p. 49 ; ibid., p. 56.
[26] Ibid., p. 67 ; ibid., p. 74.
[27] Ibid., p. 50-51 ; ibid., p. 56-58.
[28] Cf. par exemple les développements de Balthasar ibid., p. 57s ; ibid., p. 64.
[29] Ibid., p. 40 ; ibid., p. 46.
[30] GC II.2, p. 280 ; H II.2, p. 772.
[31] Ibid., p. 281 ; ibid., p. 773.
[32] Ibid., p. 334 ; ibid., p. 831-832. C’est moi qui souligne.
[33] « Cet acte d’abriter en soi (Dieses Bei-sich-Bergen) le Dieu qui se risque est la foi » (Ibid., p. 362 ; ibid., p. 862).
[34] De même, Balthasar cite longuement le commentaire du Booz endormi de La légende des siècles que propose Péguy dans son Victor-Marie, comte Hugo, où est décrite « cette histoire comme une histoire arrivée à la terre, d’avoir enfanté Dieu […] la créature accueillant (son) Dieu (Ibid., p. 303 ; ibid., p. 797).
[35] Charles Péguy, De la grippe, cité ibid., p. 315 ; ibid., p. 811.
[36] Ibid., p. 359 ; ibid., p. 859. Souligné dans le texte.
[37] Ibid., p. 290 ; ibid., p. 783.
[38] Ibid., p. 363 ; ibid., p. 863. Que la terre, le monde accueille l’homme et Dieu en l’enveloppant, un autre poète français du vingtième siècle l’a dit au moins aussi bien, Paul Claudel – « à côté de Claudel, presque au même rang, il y a Péguy » (Hans Urs von Balthasar, A propos de mon œuvre, op. cit., p. 60) ; après Irénée, « il faudra attendre Claudel pour que surgisse de nouveau, dans le christianisme, un semblable langage » (GC II.1, p. 71 ; H II.1, p. 79). Mais, on le sait, Styles n’a pas retenu Claudel et la Trilogie ne lui consacre, comparativement, que de brefs développements – par exemple GC I, p. 338-343 (H I, p. 385-391) ; GC IV.3, p. 73-74 (H III.1.II, p. 627-630) ; TL II, p. 34-36 (T II, p. 33-35). Sur le monde comme enveloppement chez Claudel, cf. Hans Urs von Balthasar, Le soulier de satin de Paul Claudel, trad. Genia Català, présentation par Dominique Millet-Gérard, Genève, Ad Solem, 2002, notamment « L’horizon », p. 37-46, et « L’amour et le monde », p. 71-76.
[39] TL II, p. 191 ; T II, p. 162.
[40] Gustav Siewerth, Grundfragen der Philosophie im Horizont der Seinsdifferenz, Düsseldorf, Schwann, 1963, p. 112, cité par TL II, ibid. (Ibid. pour la trad.).
[41] Ibid.
[42] Cf. Gustav Siewerth, Metaphysik der Kindheit, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1957, 21962. Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, présentation et trad. par Thierry Avalle, préliminaires d’Emmanuel Tourpe, coll. « Essais de l’École cathédrale », s.l., Parole et silence, 2001.
[43] Wagnis und Bewahrung. Zur metaphysichen Begründung des erziehenrischen Auftrags, Düsseldorf, Schwann, 1959, Einsiedeln, Johannes Verlag, 21964, p. 394.
[44] Cf. GC I, p. 87-97 ; H I, p. 98-110.
[45] Cf. GC IV.3, p. 370-381 ; H III.1.II, p. 945-956. Pour mémoire, ces quatre différences s’inscrivent : entre le moi et le monde ; entre les étants ; entre l’être et l’étant ; entre Dieu et les étants mondains.
[46] TL I, p. 216-226 : « Dévoilement et enveloppement » ; T I, p. 233-246.
[47] Ibid., p. 219-226 ; ibid., p. 236-246.
[48] Il est développé dans TL I, p. 223-225 (Ibid., p. 241-244), en trois §. Comme pour le passage de DD III analysé ci-dessus, je les distinguerai dans le texte.
[49] Ibid., p. 225 ; ibid., p. 244.
[50] GC IV.3, p. 381 ; H III.1.II, p. 957.
[51] DD II.1, p. 177-245 ; TD II.1, p. 186-259.
[52] « L’événement de la croix ne peut être considéré que sur l’arrière-plan trinitaire » (DD III, p. 295 ; TD III, p. 297).
[53] DD IV, p. 341 ; TD IV, p. 341.
[54] TL II, p. 397-402 ; ibid., p. 324-327.
[55] DD IV, p. 469 ; TD IV, p. 474.
[56] Les traducteurs ont choisi de rendre par ce néologisme l’allemand Entäusserung qui signifie usuellement « aliénation » ; « extranéation » est à peu de choses près synonyme de kénose ou exinanitio.
[57] Homo Abyssus. Das Wagnis der Seinsfrage, Einsiedeln, Johannesverlag, 1961, p. 436s. Cité en TL III, p. 221 ; T III, p. 209-210.
[58] Ibid., p. 221 ; ibid., p. 210.
[59] TL I, p. 266 ; T I, p. 290.
[60] Ibid., p. 266-268 ; ibid., p. 290-292.
[61] Ibid., p. 268-271 ; ibid., p. 292-295.
[62] Ibid., p. 271-276 ; ibid., p. 295-302.
[63] Ibid., p. 276-279 ; ibid., p. 302-306.
[64] Ibid., p. 278. Souligné dans le texte ; ibid., p. 305.