L’embryon humain est-il une personne ?

Pascal Ide, « L’embryon est-il une personne ? », Il est vivant !, Dossier, n° 179, janvier 2002, p. 6-7.

J’entends ici par embryon l’être humain depuis sa conception, autrement dit depuis le stade d’œuf fécondé ou zygote. L’embryon humain est-il une personne ? Pour répondre à cette question, je ferai seulement appel aux données des sciences et de la philosophie.

De prime abord, il semble que la réponse soit négative. Pour au moins trois raisons.

  1. La personne est un individu, donc, étymologiquement, un être indivisible. Or, l’embryon est divisible, du moins jusqu’à quinze jours, comme le montre l’existence des jumeaux issus de la même cellule initiale, dit jumeaux homozygotes. Donc l’embryon n’est pas une personne humaine ; on ne peut parler de celle-ci que dépassée la possibilité d’apparition d’une gémellité vraie.
  2. Un individu vivant achevé est un organisme différencié composé de multiples organes ordonnés à une ou plusieurs fonctions. Or, jusqu’au stade de la blastula [1], l’embryon comporte des cellules totipotentes, c’est-à-dire capables de devenir n’importe quel organe. Donc, au commencement, nous ne sommes pas en présence d’un individu pleinement constitué, a fortiori d’une personne humaine.
  3. Une personne est un individu capable de relation, de raison, de liberté. Or, exercer ces capacités supposent un cerveau. Mais le système nerveux central ne commence à être formé que six à huit semaines après la fusion des gamètes.

Pourtant, certains faits remettent la thèse d’une personnalisation différée en question : les parcours de guérison montrent que les blessures peuvent remonter jusqu’à la conception ; de même, les traumatismes liés aux interruptions volontaires (voire spontanées) de grossesse.

Que nous enseignent les sciences ? Je retiendrai trois constats bien établis :

  1. Lors de la pénétration de l’ovule par le spermatozoïde, il se produit deux séries successives de réactions : une inversion de la polarité électrique de la membrane ovulaire et une libération de granulations sous-corticales qui inactivent les récepteurs spermatiques. Conséquence : non seulement, le zygote devient réfractaire à la pénétration de tout autre spermatozoïde, mais, ainsi verrouillé, il constitue une identité totalement nouvelle.
  2. Le contact entre les différentes cellules composant l’embryon commence dès le stade deux blastomères où on observe des ponts entre cytoplasmes, et ne va cesser de s’accroître. Malgré sa totipotentialité partielle, l’embryon se différencie très précocement : entre le troisième et le quatrième cycle de division, une compaction a pour effet d’augmenter les surfaces de contact et donc d’accroître les possibilités d’échange intercellulaire d’ions et de molécules.
  3. Par la fécondation, le zygote est constitué d’un génome (les chromosomes) original et complet. D’emblée opérationnel, il déploie ses activités immédiatement, pleinement, et continument jusqu’à la mort, sans nouvel apport génétique.

Les sciences nous montrent donc que, dès la conception, l’embryon n’est pas seulement une réalité en puissance, mais constitue une individualité distincte de toute autre, unique et dynamique.

Il reste qu’il n’appartient pas aux sciences de répondre à la question posée, car il n’est pas de leur compétence, mais de celle de la philosophie, de dire ce qu’est une personne humaine. Retenons une définition classique [2] que l’usage courant suffit à valider : la personne est un individu doué de raison.

Nous venons de le voir, le zygote est un individu, dans son génome comme dans sa structure et son fonctionnement. Tout être humain porte dans ses chromosomes des traits qui ne se retrouvent chez aucune autre espèce animale et vivante.

Mais peut-on affirmer que le zygote est doué de raison, autrement dit d’une âme spirituelle ? Bien évidemment, il n’est pas nécessaire qu’un individu exerce actuellement la raison pour être dit humain ; sinon il perdrait son humanité dès qu’il dormirait ! Il suffit que le zygote puisse recevoir une âme spirituelle. Or, la philosophie du vivant d’Aristote montre que l’âme est le principe de vie d’un corps organisé ; autrement dit, elle n’anime qu’un organisme suffisamment différencié. N’est-ce pas ce que montrent aujourd’hui la biologie cellulaire et la génétique ? La complexité structurale du génome humain, composé de trois milliards de bases nucléotidiques défie toute représentation (l’information contenue est équivalente à celle de mille volumes de mille pages, chacune comportant trois milles caractères !). Si, sans microscope, Aristote estimait qu’un embryon de quarante jours peut recevoir une âme humaine, qu’aurait-il dit aujourd’hui ?

Répondons d’un mot aux trois arguments :

  1. Le premier confond indivision et indivisibilité : un individu se caractérise par son individualité (en acte), non par son indivisibilité (en puissance). De plus, on se représente l’apparition des jumeaux monozygotes comme une séparation de l’embryon en deux. Or, le plus souvent, il s’agit plutôt du détachement d’un blastomère à partir de plusieurs autres. Donc, ce n’est pas un embryon qui en devient deux, mais l’un qui provient de l’autre. Si l’on tient absolument à une image, il faudrait peut-être faire appel au riche symbole biblique de la naissance d’Eve à partir d’une partie d’Adam (le côté, métaphore du cœur, est un fragment prégnant de la totalité).
  2. La totipotentialité peut s’interpréter de deux manières opposées : ou comme une indétermination indifférenciée ou comme une réserve mise au service du bien de l’embryon. La découverte récente de la présence de cellules totipotentes chez l’adulte (ce qu’on appelle des cellules-souches) est en faveur de la seconde hypothèse : elles servent à réparer les organes malades ; par exemple, une équipe suédoise a montré que des cellules souches nerveuses ont pu former des cœurs normaux.
  3. L’argument relève du sophisme du poisson rouge : ôtez l’eau du bocal, le poisson meurt ; remettez l’eau, il ne ressuscite pas pour autant. C’est donc que le cerveau est la condition de la pensée, non la cause. De plus, notait le grand biologiste Pierre-Paul Grassé, l’acquisition du système nerveux ne change pas la nature de l’embryon, puisqu’il est déjà « riche déjà de toutes les potentialités de son es­pèce. Elle ne lui ajoute rien, pas même la conscience, qui n’apparaîtra qu’après la naissance. »

De tout temps, l’homme a été impressionné par l’extraordinaire développement qui se déroule entre la fécondation et la naissance. Mais aujourd’hui, les sciences nous interdisent d’y voir seulement un passage de puissance à acte : déjà au point de départ, le zygote est un être extraordinairement organisé et actif, autrement dit un être en acte. Il est non pas une personne potentielle, mais une personne avec un potentiel.

Pascal Ide

Pour le détail des arguments et des références, je me permets de renvoyer à Pascal Ide, « Le zygote est-il une personne humaine ? », Nova et Vetera, 2001/1, p. 45-89 et 2001/2, p. 53-88. Cette revue est publiée par les Editions Saint-Augustin : CH-1890 Saint-Maurice.

[1] Stade du développement caractérisé par la formation d’une cavité au sein des blastomères (ou cellules composant l’embryon au tout début du développement).

[2] Elle est due à un penseur du nom de Boèce (mort en 625) et fut notamment reprise par le théologien et Docteur de l’Église saint Thomas d’Aquin (mort en 1274).

5.1.2018
 

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