Pascal Ide, « L’angoisse ou le péril de l’unité », Sources vives, n° 103, avril 2002, p. 11-31.
3) Évaluation de l’angoisse
Il n’est que trop clair que l’angoisse, surtout si elle est profonde et prolongée, est toujours source de souffrance et souvent source d’effets délabrants pour le psychisme, notamment un obscurcissement de l’intelligence et une paralysie de l’action. Cela tient à la nature de l’angoisse : elle apparaît lorsque le sujet sent son unité mise en péril. Pour autant, toute mise en péril est-elle un mal ? Toute sécurité, qui est devenue aujourd’hui un quasi-absolu, est-elle un bien ? L’introduction a montré que, sur ce sujet, les positions sont contrastées. Un discernement est nécessaire.
a) La mauvaise angoisse
Certaines angoisses sont stériles, gravement périlleuses, voire fautives.
Le Christ demande à ses disciples de ne pas éprouver d’angoisse vis-à-vis des persécuteurs et donc des persécutions, et même de la mort : « Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps ». (Mt 10,28) De manière encore plus radicale, l’Apocalypse condamne à « la seconde mort », c’est-à-dire l’enfer, les « lâches » qu’elle rapproche des renégats, des assassins et des idolâtres (Ap 21,8) !
Or, la mort est un péril encore plus grand que nos déséquilibres et nos blessures intérieures. Donc le conseil du Christ vaut a fortiori pour nos vulnérabilités. Nous ne devons pas nous angoisser de nos fragilités psychiques. « N’entretenez aucun souci », demande l’Apôtre.
Comprenons bien : la parole de Jésus, relayée par saint Paul, ne porte pas sur le ressenti qui est involontaire et échappe à la maîtrise, mais sur la complaisance dans l’affect et la négligence dans le traitement de la cause.
Si l’angoisse est un mal, elle mérite non seulement d’être comprise et évaluée mais combattue. Il ne s’agit donc pas de la nier, encore moins de la refouler, mais de la débusquer et de la dissoudre. Bien des types de moyens sont à notre disposition : chimiothérapique (médicaments), psychique (les psychothérapies), moral et théologal. A ce sujet, l’on insiste souvent à juste titre sur la vertu théologale d’espérance (autrement dit de confiance, dont l’abandon est un des actes) : on a vu plus haut combien l’espérance s’oppose frontalement à la crainte ; il ne faudrait toutefois pas négliger la vertu morale de courage dont le but est notamment de modérer la crainte en en canalisant l’énergie [1].
b) La bonne angoisse
Pour autant, il y a une mise en péril de notre unité intérieure qui est heureuse voire salutaire. Pour au moins trois raisons.
D’abord, notre unité peut être menacée par la survenue d’une nouveauté. Or, certaines nouveautés sont des enrichissements. Déjà, Aristote notait que « la crainte dispose à prendre conseil [2]« , autrement dit à la prudence et à la vigilance. De fait, celui qui est trop sûr de lui s’aveugle souvent sur la réalité, le danger. Luther invitait à craindre de ne pas craindre : la sécurité est un assoupissement dans la suffisance [3]. Les spécialistes de sport extrême savent qu’en perdant la peur, ils perdent le sens du péril. Encore faut-il que la crainte soit modérée, ajoute saint Thomas [4]. Ne peut-on aller plus loin ? Certaines angoisses vont jusqu’à ébranler le psychisme. Certaines irruptions de la présence divine se font au péril – apparent – de la santé mentale. Songeons à la « conversion » de saint Jean de Dieu. L’évangile ne nous dit-il pas que Marie fut « toute troublée » en entendant la salutation de l’ange (Lc 1,29) ? Or, on ne peut imaginer nouveauté plus grande que celle de l’annonce de la venue de Messie, signifiée par le salut messianique « Réjouis-toi » (v. 28). Heureuse angoisse qui signale l’irruption de l’altérité enrichissante !
Ensuite, l’unité intérieure peut vaciller, donc susciter l’angoisse, lorsque l’autre aimé est menacé. C’est elle qu’ont ressentie Marie et Joseph pendant leurs recherches de Jésus, dans l’épisode du recouvrement. Certains Pères de l’Église estiment même que ces trois jours sont, pour Notre Dame, comme une anticipation de la Passion. En effet, la charité est une amitié nous unissant à Dieu et à nos frères (Jn 15,15). Or, Aristote disait, dans une superbe formule, que deux amis forment une seule âme dans deux corps ; l’œuvre de l’amour est la communion. Voilà pourquoi l’amitié peut être source de crainte. La crainte de blesser l’autre, d’abord ; mais aussi la crainte de tout ce qui affecte l’unité de l’ami. « Qu’un ami véritable est une douce chose ! […] / Un songe, un rien, tout lui fait peur / Quand il s’agit de ce qu’il aime [5] ». Tel est le sens de la crainte filiale (chaste, disait saint Augustin) dont saint Thomas dit, à la suite de l’Écriture (Ps 19,10), qu’elle demeure même au Ciel [6]. Cette crainte est le sommet dans la délicatesse de l’amour.
Enfin, l’angoisse naît lorsque l’autre aimé avec qui nous faisons un dans la communion d’amour, souffre d’un mal : non pas subi (éventuellement consenti), comme nous venons de le voir, mais voulu. Or, si l’être aimé est le Christ, celui-ci ne supporte le mal que par amour pour le rachat des hommes, sans nulle complaisance doloriste. Dès lors, l’angoisse du disciple du Christ sera vécue comme une participation à l’angoisse intérieure qui transforma la sueur de Jésus en « grosses gouttes de sang » (Lc 22,44). Dans la nuit de la foi qui a fondu sur elle les dix-huit derniers mois de sa vie, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus but le très amer calice de l’angoisse rédemptrice de son Seigneur. L’étreinte de l’amour conduit à partager l’étreinte de l’angoisse. Ajoutons toutefois un point : jamais la petite Thérèse n’a perdu, au fond d’elle-même, non seulement la foi mais une paix très intérieure accompagnant la présence continuelle de Dieu. Balthasar y voit même une loi spirituelle : « Dieu ne donne à aucun croyant la participation (mystique ou même ordinaire) à l’angoisse de son Fils sur la Croix sans lui avoir donné auparavant toute la force de la mission et de la joie chrétiennes, et toute la lumière de la foi, de l’espérance et de la charité, donc sans lui avoir ôté l’angoisse du péché [7] ».
c) L’angoisse aujourd’hui
Enfin, notre temps – et, selon le mot célèbre de Hegel, « la philosophie, c’est son temps, ressaisi dans l’élément de la pensée » – vit d’une angoisse particulière : pour ne reprendre que l’exemple de Heidegger, elle manifeste la liberté esseulée jetée dans un monde dénué de signifiance. Cette angoisse appelle à nouveau un discernement : est-elle ou non humanisante ?
L’homme est loin d’avoir toujours vécu sa liberté comme source d’angoisse et le philosophe l’angoisse comme un révélateur. Le cosmos suscitait chez les Grecs l’admiration ; celle-ci est une forme de peur face à l’étrangeté de l’inconnu. Mais ce sentiment ne se muera jamais en angoisse car le désir de connaître l’emportera toujours. Or, ce désir dit une adaptation de l’intelligence à la beauté du monde qui conjure tout débordement. En revanche, en ces deux derniers siècles, « la confiance en l’être » fut « ébranlée au plus profond [8] ». L’angoisse de l’homme moderne devient le vécu fondamental de l’esprit, prenant la place de l’étonnement-admiration des Anciens et de la gratitude chez les chrétiens du Moyen Age.
Or, il n’y a nulle obligation d’adhérer à la vision pessimiste d’un monde signifiant où nous sommes jetés que propose Heidegger. Avant d’être jeté dans le monde, celui-ci nous est offert. Plus encore, un de ses meilleurs connaisseurs, Gustav Siewerth, estime que, plus originaire que l’angoisse, est l’émerveillement de l’enfant face au don de l’être lui-même permis par l’amour rayonnant de ses parents ; dès lors, pour le philosophe allemand, le monde apparaît comme inhospitalier (unheimlich) seulement lorsque l’amour parental défaille [9].
Quant à l’angoisse de la liberté qui est devenu un lieu commun depuis Kierkegaard, élargissons une profonde remarque de saint Thomas. Le mal du péché, écrit-il, ne peut pas être objet de crainte. En effet, l’objet de la crainte est le mal dont on prévoit qu’il ne sera pas facile à éviter. Or, ce qui dépend du pouvoir de la volonté est évitable au plus haut point. Et, par définition, le péché est volontaire. Donc, il ne peut être objet de crainte. « Cela seul peut susciter la crainte qui dépend d’une cause extérieure à nous [10] ». L’angoisse de la culpabilité au sens d’angoisse de la faute volontaire dont on parle volontiers aujourd’hui, s’évanouit donc. Et le même argument vaut pour les autres actes libres. Par conséquent, il n’existe pas plus d’angoisse de la liberté que d’angoisse de la faute.
En revanche, la liberté elle-même subit des influences extérieures ou intérieures (son psychisme) ; or, l’angoisse naît de ce qui déborde les capacités de maîtrise de l’esprit ; donc, la personne peut s’effrayer non pas du volontaire, mais des tentations et des entraînements qui débordent le pouvoir du libre-arbitre.
4) Conclusion
énucléer toute angoisse, n’est-ce pas se priver toute rencontre ; inversement, La crainte peut être rencontre de l’autre.
La crainte, comme la honte, la pudeur sont en relation avec l’autre : menaçant l’unité ou le mystère.
[1] Cf. Pascal Ide, Construire sa personnalité, Paris, Fayard, 1991, chap. 4.
[2] Rhétorique, L. II, ch. 5, 1383 a 6. De même, Hans Jonas attribue à la peur un « pouvoir heuristique » (Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. Jean Greisch, Paris, Le Cerf, 1990, p. 300-302).
[3] Werke, Weimar Ausgabe, II, 431, cité par Jean-Louis Chrétien, « Peur et altérité », art. cité, p. 235.
[4] ST, Ia-IIæ, q. 44, a. 4.
[5] Jean de La Fontaine, Les deux amis, in Fables, L. VIII, 11.
[6] ST, IIa-IIæ, q. 19, a. 11.
[7] Hans Urs von Balthasar, Le chrétien et l’angoisse, trad. Claire Champollion, coll. « Présence chrétienne », Paris, DDB, 1954, p. 105.
[8] Hans Urs von Balthasar, Le chrétien et l’angoisse, op. cit., p. 118.
[9] Gustav Siewerth, Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, trad. Thierry Avalle, coll. « Essais de l’école cathédrale », s.l., Parole et silence, 2001, notamment le chap. iv.
[10] ST, Ia-IIæ, q. 42, a. 3.