Blade Runner 2049, film de science-fiction américain de Denis Villeneuve, 2017. Librement inspiré du roman de Philip K. Dick, Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, 1968. Avec Ryan Gosling, Harrison Ford, Ana de Armas, Robin Wright, Hiam Abbass, Jared Leto.
Thèmes
Espérance.
Comme les critiques, les spectateurs sortent du cinéma divisés, entre eux, voire en eux. Sans doute à la mesure de l’attente suscitée par la suite du film mythique de Ridley Scott (Blade Runner, 1982), mais aussi à l’image de son devenir chaotique (lors de sa sortie honni par la critique et boudé par le public, puis peu à peu honoré, notamment à cause de son ambiance néo-noire, au point de devenir une référence en science-fiction et pour la génération cyber-punk), quitte à inverser la tendance, par culpabilité plus que par repentance. Plutôt (ou avant) que d’ajouter une voix qui nécessairement sera comptabilisée dans l’une des deux colonnes « crédit » ou « débit », offrons quelques critères de discernement. Je les emprunterai aux trois stades successifs de l’existence distingués par Sören Kierkegaard (esthétique, éthique et religieuse) – distinction en fait beaucoup plus ancienne que la systématisation offerte par le penseur danois, puisque sa première formulation rigoureuse remonte à saint Augustin (qui, lui-même, ne fait que relire l’inépuisable parabole de l’enfant prodigue, rythmée en trois temps : extérieur, intérieur, supérieur), qu’elle se prolonge dans les trois ordres de Blaise Pascal (corps, esprit, charité) et trouve, plus tard, un écho dans l’œuvre admirable de Maurice Blondel.
L’esthétique d’un film s’apprécie diversement selon les poids donné à ses deux grandes composantes (selon la distribution deleuziennes) : l’image-mouvement ou l’image-temps. En tout cas, c’est cette perspective qui éveille le plus d’impressions, d’observations, et souvent d’oppositions. Soulignons seulement et brièvement deux points.
Dans une suite (Blade Runner 2049 se déroule dans le même lieu 30 ans plus tard que son homonyme l’année en moins), la querelle tourne autour de l’excès ou du défaut de continuité est à la fois inévitable, parfois féconde et souvent stérile. En effet, quels critères se donner pour mesurer le poids de nouveauté acceptable et désirable ? Incontestablement, Denis Villeneuve a soigné à l’extrême la cohérence entre les deux volets : non seulement des personnes et des personnages (rarement le casting a collé d’aussi près à la chronologie, Harrison Ford ayant presque autant vieilli que son personnage, de cinq ans plus jeune), mais la thématique, l’histoire et le rythme. Pour autant, il n’a pas négligé d’introduire de véritables nouveautés homogènes : la capacité procréative des Nexus de 6e génération ; plus encore, le retournement de l’histoire : alors que le premier Blade Runner nous narrait l’histoire d’un humain chasseur-tueur de réplicants devenant sensible à ceux-ci, le second nous conte le récit d’un réplicant, méprisé par les hommes comme une « peau de robot » qui s’humanise.
Le point sur lequel tous saluent l’œuvre du cinéaste au point d’en faire un chef d’œuvre promis à une durable postérité, c’est la créativité du design – là encore dans le sillage de Blade Runner, mais en le magnifiant avec une inventivité plastique que la seule évolution, même considérable, des techniques numériques ne suffisent pas à expliquer. Mais cette esthétique ne séduira que si elle est au service d’une dramatique ; un blockbuster, même féerique, ne devient un classique que si, au-delà des sens et de l’imagination, il touche la mémoire et l’esprit, en nous contant une histoire jamais entendue. Qu’en est-il ?
Dans les récits post-apocalyptiques, croisés avec cet autre grand genre de la science-fiction que sont les histoires de robot, le point de vue éthique se réfracte dans trois principales composantes : écologique, politique et proprement morale.
Sans surprise, 2049 donne à voir un monde ravagé où la présence lumineuse d’une pensée (la fleur !) apparaît comme un miracle sans prix. La mégapole tentaculaire de Los Angeles, sillonnée de voitures volantes et quadrillée d’hologrammes sexy, se prolonge en faubourgs cauchemardesques baignant dans une brume radioactive où alternent déserts sahariens et décharges démesurées, hérissées de détritus métalliques. Le ciel (entendez la météo) n’est que le reflet de cette terre dévastée, à moins qu’il n’en soit la cause : pluie et neige plongent des zombies à l’identité floue dans un crépuscule permanent et les ensevelissent sous un suaire grisâtre. En fait, cet environnement entièrement chéropoïète (fait de main d’homme), amnésique de toute nature, se dédouble de la manière la plus brutale et manichéenne entre l’univers sale, excessivement inhospitalier et même inhabitable qu’est devenue la majorité de la Terre, et les quelques lieux sanctuarisés, excessivement propres, mais aussi technoïdes, occupés par les rares humains privilégiés. Si le cinéaste de Premier contact n’innove pas sur le fond, il renouvelle la forme par sa caméra multipliant les lents plan-séquences, son insistance sépulcrale, le foisonnement des décors mélancoliques autant qu’inquiétants, et son extension hallucinée. Ajoutons une indubitable originalité : prolonger ce dantesque bidonville surdimensionné et high-tech à un Las Vegas tchernobylisé aussi vide que L.A. est étouffant ; plus, inverser ce qui est considéré aujourd’hui comme un Eden ludique dans la forme achevée de l’Enfer.
Ce dualisme socio-écologique ne fait que reproduire la bipolarité politique qui l’a engendré. Ici, n’attendons aucune vision révolutionnaire. La théorie du mur infranchissable développée par la glaciale Joshi oppose d’un côté les multinationales toues-puissantes, dirigées par des technocrates milliardaires tout-puissants, au premier rang desquels la Wallace Corporation, animée par un démiurge sadique et aveuglé (jusqu’au sens le plus physique du terme) par son pouvoir (qu’est le politique devenu ?), et de l’autre, une population exploitée que symbolise, dans une scène inspirée, le retour des enfants au travail, plus, à un état servile dérégulé, attestant l’effacement structurant de la différence intergénérationnelle. Si nouveauté il y a, elle réside dans un autre effet miroir : la lutte des classes se réfléchit dans la guerre des deux classes de robots, la nouvelle génération, obéissante et l’ancienne, révoltée. L’intériorisation de ce conflit permet de sortir de cette bipolarité simpliste : chez le héros androïde qui, redisons-le, va parcourir le chemin inverse de celui du précédent Deckard : passer de l’insensibilité à l’empathie ici pour l’homme, là, pour les réplicants – intériorisation que l’on retrouve chez le personnage attachant de Joi (Ana de Armas), son bel hologramme aimant et compatissant.
Ce dernier constat nous conduit au seuil de la troisième composante, morale. Elle concerne le robot, précisément son humanité et pose la question la plus centrale, qui était déjà celle du précédent Blade Runner, car elle animait déjà le roman source de Dick : l’homme peut-il traiter les robots comme des choses ? Précisément, décider de leur passé, en leur inventant des souvenirs, et de leur avenir, en les programmant pour une durée très limitée ? Ce questionnement éthique entre en résonance avec un autre, analogiquement psychologique (les réplicants peuvent-ils ressentir des émotions ?) et se prolonge dans une problématique juridique (un robot est-il sujet de droit ?). Et c’est sans doute ce qui nous vaut les moments les plus émouvants, voire les plus poétiques du film. Comme la dernière image : K – devenu Joe – risque sa vie, voire la donne à celui dont il a pensé qu’il lui a donné la vie, Deckard, qu’il conduit jusqu’au seuil du bâtiment où il pourra retrouver sa fille, le Dr Ana Stelline. Or, ainsi qu’il est dit à deux reprises, « mourir pour une juste cause, est ce qu’il y a de plus humain ». Aussi, bien que grièvement blessé, voire mourant, le réplicant est-il profondément apaisé : son existence a trouvé tout son sens. S’allongeant sur les marches de l’escalier et éprouvant son tout nouveau tact, il goûte l’inédite et peut-être ultime douceur infiniment délicate des flocons de neige sur sa peau enfin sensible. Un plan plongeant le montre sur les lignes parallèles de l’escalier, telle une note posée sur une improbable portée, faisant enfin retentir la suave harmonie de son intime affectivité…
Mais qu’il est révélateur que l’interrogation ici soulevée soit éthico-juridique, mais jamais ontologique. Certes, au début, le lieutenant Joshi pose la question de savoir si les réplicants ont une âme, mais c’est pour répondre avec un mépris cynique : « Vous vous passez très bien d’avoir une âme ? ». De fait, ici, les androïdes ne sont plus (ou ne sont plus montrés comme) des cyborgs, c’est-à-dire des hybrides qui tissent chair et machine. Leurs caractéristiques objectives, par exemple leur puissance physique exceptionnelle, ne sont pas tant mises en valeurs que leurs traits subjectifs : leur absence de sensibilité, leur possible désobéissance, surtout leur mémoire. De fait, nous rencontrons K lors de la première expérience qui va introduire une brèche dans sa conscience : en tuant un de ses « semblables », ce n’est pas seulement son corps qui est blessé, mais sa confiance inébranlable dans ses supérieurs humains, dont il va commencer à transgresser les ordres. Dès lors, la frontière poreuse passe non pas entre l’humain et le non-humain, mais entre l’humain et l’inhumain. Mais qu’est-ce qu’un bien qui ne se fonde pas sur l’être et sur le vrai ? Concrètement, peut-on se demander si l’on en est droit d’instrumentaliser un robot sophistiqué si, d’abord, l’on ne s’est pas demandé s’il n’est qu’un instrument ?
Il y a plus. Comme tout film qui prétend à un regard méditatif sur l’homme et le réel, 49 doit aussi être passé au tamis de la perspective religieuse où s’achève (au sens de « s’accomplit », et non de « se termine ») les étapes sur le chemin de la vie que décrit Kierkegaard. Et là, comment ne pas relever non pas l’indigence du scénario, mais l’option du scénariste – qui s’inscrit dans le sillage du producteur Ridley Scott qui, avec Le Royaume des Cieux (sur les croisades) ou Des dieux et des rois (sur Moïse), avait déjà révélé en pleine lumière son agnosticisme horizontalisant ? À l’instar de l’assourdissant silence métaphysique qui vient d’être notifiée, l’omertà sur la religiosité de l’homme pèse, sans manipulation, mais non sans ingénuité, sur la cohérence du récit. En effet, autant l’histoire condamne l’idéologie dominatrice et même violente de l’aristocratie techno-financière, autant elle promeut la révolte prétendument libératrice des réplicants. Or, si les protagonistes changent, ils jouent au sein du même schéma d’auto-adoration : jamais l’homme ne reçoit son salut d’un autre que lui-même. Plus encore, au schéma marxiste du retournement dialectique des opprimés s’ajoute le fantasme transhumaniste qui demeure le non-dit du film et n’est rien moins que l’immanentisation totale du Dieu créateur.
Toutefois, ma principale critique est autre : elle porte sur le choix délibéré fait par le réalisateur en faveur du pessimisme le plus dépressif. C’est sur ce point que je m’oppose le plus frontalement à ces critiques qui font rimer fatalité et lucidité, applaudissant au prétendu courage d’un Villeneuve qui ose prophétiser l’avenir de notre société – ce qui est la vocation des romans justement appelés d’anticipation. Assurément, dessiner un futur idyllique manquerait totalement de crédibilité (et qui s’y risquerait aujourd’hui ?). Mais faut-il rappeler le mot de Bernanos symétrisant les optimistes qui sont des imbéciles heureux et les pessimistes qui sont des imbéciles malheureux ? Une vision juste, c’est-à-dire ajustée, de l’humanité en son environnement total (l’écologie intégrale), se doit d’équilibrer misère et grandeur (pour parler comme Pascal), chute et relèvement (sur fond de bonté originaire). L’espérance de l’humanité se réduirait-elle à la révolte des réplicants plus qu’humains, ainsi qu’à la rencontre d’un vieillard usé avec sa fille immunodéficiente, qui survit hors monde en implantant des souvenirs de faux monde chez ces non humains ? Plus équilibré, le premier opus, pourtant si sombre et ambigu (l’origami représentant la licorne qui était apparue dans un rêve de Deckard laissant supposer que celui-ci est un réplicant), s’achevait, dans la version director’s cut, par le consentement de Gaff à laisser Rachel en vie et donc, à laisser leur amour s’épanouir au point de devenir fécond et, dans la première version, longue, par un plan les montrant ensuite rouler tous deux en pleine campagne, sous un ciel enfin dégagé et azuréen – la nature souriante venant ratifier cette espérance nouvelle.
L’histoire humaine n’est ni comédie, ni tragédie, mais drame. Le cinéaste québécois au nom prédestiné (Villeneuve) nous offre une spectaculaire tragédie, en tendant à nos modernes contempteurs un miroir où ils peuvent complaisamment contempler la mort de l’homme, comme si, par une sourde culpabilité, voire un secret masochiste, ils suppliaient pour son avènement. On a pu dire que Blade Runner 2049 a substitué la contemplation à l’action. Je dirais plutôt qu’il lui a substitué la passion, et la pire qui soit : l’acédie. La pesanteur presque unanimement ressentie au sortir du film n’est pas seulement l’effet d’un rythme soporifique à la limite de la léthargie (j’ai entendu mes deux voisins avouer qu’ils avaient succombé au sommeil) et d’une complaisance dans la grandiloquence, mais d’une tristesse spirituelle qui a oublié que « l’homme est la joie du oui dans la tristesse du fini » (Paul Ricœur) et, plus encore, l’abandon du oui dans l’espérance de l’infini.
Pascal Ide
En 2049, un réplicant dernière génération (précisément un Nexus-8), K (Ryan Gosling), exerce désormais la mission de blade runner, c’est-à-dire est employé par la police de Los Angeles pour traquer et éradiquer les androïdes de première génération (précisément des Nexus-6) qui continuent à se cacher. Il arrive dans une ferme désolée pour arrêter l’un d’eux, Sapper Morton. Un combat s’en suit où, juste avant de mourir, Morton affirme à K, insensible, est blessé : « Vous n’avez jamais vu de miracle ». Au moment de partir, il découvre au pied d’un des arbres morts plantés une boîte qui y est enterrée et semble contenir des restes humains. L’analyse médico-légale révèle qu’ils sont d’un robot féminin décédée à la suite de complications d’une césarienne d’urgence. Les réplicants n’étant nullement capables de procréer, comment est-ce possible ? Plus encore, qu’est devenu l’enfant ? Sa supérieure, le lieutenant Joshi (Robin Wright), le mandate pour le retrouver et l’éliminer.
Mais la situation se complique encore davantage quand, en rendant visite au concepteur de réplicant Niander Wallace, K identifie le corps comme étant celui de Rachael et donc l’enfant comme étant celui de l’ancien blade runner Rick Deckard (Harrison Ford). Plus tard, en retournant à la ferme de Morton, puis en se rendant dans un orphelinat, il découvre qu’un souvenir, un jouet en forme de cheval, est bien réel : K ne serait-il pas lui-même l’enfant de Rachael et de Rick ? Et si la vérité était encore plus dissimulée et plus révolutionnaire ?