Un beau soleil intérieur, drame (ou comédie) français(e) de Claire Denis, 2017. Avec Juliette Binoche, Xavier Beauvois, Philippe Katerine, Josiane Balasko, Nicolas Duvauchelle, Gérard Depardieu, Valeria Bruni Tedeschi.
Thèmes
Amour, égoïsme, don.
En sortant du cinéma, nous étions nombreux à ressentir un réel malaise. Celui-ci s’est un peu dissipé quand un mot fut posé sur le triste point commun de tous les protagonistes : l’égocentrisme. Mais se démasquait alors une colère. Passons la première scène, inutile, complaisante, provocante et plus encore provocatrice, comme la regrettable coscénariste, Christine Angot, qui s’essaie pour la première fois au cinéma… Encore plus que la désinvolture avec laquelle Isabelle traite ses amants d’un jour à quelques mois, ce qui révolte est son irresponsabilité à l’égard d’une fille encore jeune (10 ans) prise en otage par ce couple immature, briseur et brisé.
À défaut de cautionner cet égocentrisme généralisé, on peut chercher à comprendre. Trois facteurs convergents permettent de l’approcher.
Le premier est l’accumulation des échecs amoureux, jamais guéris – l’ouvrage à succès de Charles Pépin, Les vertus de l’échec, qui traîne-trône ostentatoirement sur la table basse de son appartement, est à peine entamé –. De surcroît, chez une personnalité artiste hypersensible qui fonctionne au seul instinct et un profil abandonnique à peine masqué : « Restez ! », supplie-t-elle le mystérieux conservateur de musée (Alex Descas).
Le deuxième est la fameuse CMV (crise de milieu de vie) de la quinqua en pleine recherche de sens, à la limite du suicidaire. Bien que jolie et courtisée, fine, entourée d’amis et d’amies, reconnue dans son travail, mère, aimée, Isabelle vit dans une précarité intérieure qui la fait hurler de douleur. Le noyau spirituel souvent caché de la CMV qu’est l’acédie éclate de manière quasi clinique chez cet adulte-enfant qu’est l’acteur sans nom. Il en présente toutes les caractéristiques : la tristesse, voire l’accablement dû à la répétition (rejouer tous les soirs la même pièce), l’affaissement de l’énergie (« J’ai l’impression de ne plus avoir de désir »), la déresponsabilisation (« Je ne maîtrise rien ») et la démaîtrise autojustifiée (« Je peux devenir violent »), la conjugaison de sa vie au seul futur et la fuite du devoir présent (« J’ai du mal avec le jour après jour »), l’évasion dans l’alcool qui est la métaphore de l’ailleurs (« Je cherche un ailleurs »), etc. Plus encore, il entretient cette tristesse spirituelle qu’est l’acédie par la grande illusion selon laquelle changer d’extérieur (« J’ai envie d’en finir avec ma femme, mais elle n’en sait encore rien ») suffit à changer l’état intérieur. Une brève scène le révèle lumineusement : alors que le comédien se lamente auprès d’Isabelle de ce que jamais personne ne vient voir deux fois la pièce qu’il doit, lui, sans cesse, rejouer, l’instant d’après, une jeune femme souriante le remercie de sa prestation, tout en lui révélant être déjà venue deux fois et l’assurant de revenir. Centré de manière victimaire sur sa situation, l’artiste est incapable de reconnaître (prendre conscience et se réjouir de) ce don qui lui est fait et d’ainsi y lire la réponse qui lui est offerte.
Le troisième est le poids du conditionnement social. En ce petit milieu artiste, entre intellectuels méprisants et galeristes dévorés par la soif de pouvoir (Josiane Balasko), la seule norme est l’utilitarisme et la seule issue hors de l’inflation verbale est la déflation corporelle, dont on croit qu’elle détient la vérité. Typique est, de ce point de vue, le déjeuner avec Fabrice, le galeriste dragueur (Bruno Podalydès), qui conseille à Isabelle rien moins qu’utiliser sa nouvelle conquête, cet homme simple, tendre et défaitiste, Sylvain (Paul Blain) : passe un bon moment, mais sans espoir d’un lendemain ; engage ton corps, mais dégage ton cœur. Et Fabrice vise si juste qu’elle se vengera de la souffrance que le faux ami inflige à ce lien dont on va redire la limpidité, en faisant souffrir injustement Sylvain qui, dans sa lucide pauvreté, ne manquera pas de le relever, dans une scène splendide de vérité : « Il t’a fait mal, alors tu me fais mal ».
Ainsi, tout, du plus intime au plus extérieur, pousse Isabelle à s’autocentrer et mesurer l’autre à la quantité de bonheur qu’il lui apporte tout de suite.
Expliquer n’est pas excuser. Assurément, le film est fidèle à la philosophie des Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes que Claire Denis souhaitait adapter avant de se tourner vers cette histoire. Mais le film – comme l’essai fameux du philosophe et sémiologue français – sont-ils fidèles à l’amour ? Celui-ci est-il voué à la fragmentation essoufflée de la parole – ou d’une langue dont son auteur affirmait avec ingratitude qu’elle est fasciste – ? C’est là que le film déborde le manifeste idéologique, la vie déborde la mort qui est ouvertement à l’œuvre et l’extase de l’amour déborde de cette instase létale où les protagonistes s’involuent. Des éclairs de joie fulgurent à travers l’immense linceul de tristesse qui ensevelit l’héroïne. À au moins trois reprises.
La plus évidente est ce moment de grâces(dans presque tous les sens du terme) où, au-delà des mots trompeurs, des catégories enfermantes, des désespoirs nombriliques, Isabelle accepte de quitter ceux et ce qu’elle connaît pour se déplacer sur la piste de danse et risquer cette danse avec cet inconnu. Quelqu’un observait que le couple marié ressemble à une danse. L’harmonie simple, joyeuse, habitée, est ici promesse d’une communion qui n’est ni utopie ni idéologie, ni illusion ni fusion.
Le deuxième moment se passe dans le taxi qui ramène Isabelle chez elle. Une première fois, déjà, reconduite par le chauffeur de Vincent, elle s’était confondue en remerciements auprès d’un homme qui ne devait probablement jamais entendre une seule parole de gratitude. Ici, dépassant la reconnaissance, Isabelle ébauche là encore un échange, en ardente attente d’une relation vraie. Après avoir humblement avoué son désarroi, une bouffée d’empathie la soulève et la porte à s’enquérir du moral de son chauffeur. L’homme, au visage amputé par le rétroviseur, s’essaie à une parole partielle, mais sincère. Touché, il se décentre à son tour de lui-même et lui propose d’écouter France musique, créant ainsi, et là encore par la médiation de la beauté, un espace de communion qui est échange de dons. Alors, le visage si expressif de Juliette Binoche quitte son masque de tristesse égarée pour s’alléger de ses tensions et rentrer dans la grâce de l’instant présent.
La troisième ouverture, encore plus inattendue, est ménagée par la rencontre de Mathieu (Philippe Katerine), personnage excentrique et fortuné, croisé deux fois chez le poissonnier. La première, cet homme à la douceur presque efféminée sourit à Isabelle, s’intéresse à elle, tout en osant livrer sans insister sa vulnérabilité. La deuxième fois, faisant mémoire de la première rencontre avec compassion, il ouvre un avenir en faisant une proposition gratuite qu’il serait infondé de suspecter. Sans origine traçable, sans suite repérable, cet homme dont l’identité ne nous est pas révélée hors son prénom, n’est pas sans rappeler ces personnages sinon christiques, du moins altruistes, qui traversent ces autres manifestes bien gaulois du narcissisme quadra-quinqua – qui tendent à notre société un miroir malheureusement peu déformant – : le Didier de Ôtez-moi d’un doute (cf. fiche) et le guitariste des Petits mouchoirs.
Or, ces trois (ou quatre) épisodes heureux présentent un point commun : ils sont tous sigillés par l’amour-don. Ainsi, à son insu, le film ébauche une issue : le beau soleil intérieur que Gérard Depardieu vante au terme du film, dans une scène trop longue et selon moi largement surévaluée, n’est certainement pas détectable au bout d’un pendule qui ne cherche qu’à sécuriser un avenir par définition imprédictible, ni d’une parole molle que, de plus, Isabelle cherche à contourner pour n’entendre que la sienne (retrouver sa dernière conquête) ; il ne peut briller que s’il reflète le beau soleil extérieur, celui de l’autre qui attend de devenir notre ami. Le grand amour que notre héroïne désire avec une persévérance digne de Félicie, l’héroïne du Conte d’hiver (cf. fiche) est à portée de cœur – à condition qu’elle se centre sur la personne aimée.
Pascal Ide
Isabelle (Juliette Binoche) et Vincent (Xavier Beauvois) font l’amour. Sa lenteur à jouir l’impatiente et lorsqu’il se compare à son ancien mari, elle le gifle. Quelques jours plus tard sans doute, Isabelle rompt avec ce banquier marié qui, tout à la fois l’admire, ne veut pas quitter sa « femme extraordinaire » et méprise les autres. Quelques semaines plus tard, peut-être, on la retrouve avec un séduisant acteur anonyme de théâtre (Nicolas Duvauchelle), lui aussi marié, mais sur le point de quitter son épouse, et qui déjà regrette d’avoir couché avec Isabelle, car « Moi, j’aime tout ce qui est avant ». Etc., etc. Isabelle qui, accessoirement, est artiste peintre, va de déception affective en échec sentimental, sans cesser de croire en l’amour. Le trouvera-t-elle ?