Ce qui nous lie, drame français de Cédric Klapisch, 2017. Avec Pio Marmaï, Ana Girardot, François Civil.
Thèmes
Famille, guérison, pardon.
Dans ce beau titre – Ce qui nous lie –, le mot le plus important est celui du milieu (« ce qui » s’agglomérant en un seul), central au double sens du terme, topologique et ontologique : nous. Mais comment advient le « nous » : est-il donné ou construit ?
Souvent, nos représentations et nos vies optent entre deux naïvetés : l’ingénuité première du naturalisme conservateur et l’ingénuité seconde du constructivisme progressiste. L’intrigue essaie les deux modèles dont aucun ne fonctionne.
Le premier est symbolisé par l’héritage et le domaine, donc par la continuité. Or, tout montre qu’il ne suffit pas pour rassembler : l’indivision des biens ne peut causer la communion des personnes. En effet, le « nous » très partiel de cette structure juridique est ambivalent et peut aussi conduire à l’opposition, voire à l’éclatement. Si l’indivision peut aider, elle présuppose ce qu’elle ne peut accomplir : l’entente des enfants qui, justement, est ici en souffrance.
Le second modèle est symbolisé par l’hypothèse de la vente, donc par la rupture avec le passé et la fuite, en avant et ailleurs. Mais cette solution n’est pas plus satisfaisante. La preuve en est que son défendeur, Jean, s’incruste en Bourgogne, pendant plus de cinq mois, incapable de repartir, alors que pourtant il souffre de l’éloignement de son fils et de sa compagne.
De manière encore plus claire, on vient de l’évoquer, ces deux attitudes contrastées sont incarnées par les deux frères : Jérémie le continuateur passif, Jean l’interrupteur réactif. Si nombreuses sont les critiques à avoir parlé du fils prodigue, aucune n’a repéré que le parallèle s’étend au second fils de la parabole (cf. Lc 15,11-32) – à la différence près du positionnement dans la fratrie : chez Klapisch, c’est le fils aîné qui est nomade et le cadet sédentaire. Quoi qu’il en soit, aucun n’est véritablement heureux.
Si nulle des postures, continuiste et discontinuiste, parménidienne et héraclitéenne, n’est béatifiante, comment construire le « nous » ? Ne serait-il pas un idéal inaccessible et illusoire ? C’est ici qu’entre en jeu une troisième valeur : la perfection visée, qui est un acteur, ou plutôt une actrice, devenant elle aussi un type : la sœur, Juliette. En effet, si cette frêle jeune fille semble plutôt émarger à la logique continuiste du frère cadet, l’énergie et l’inventivité qu’elle déploie pour maintenir le domaine attestent qu’elle puise sa force, non pas dans la passivité conservatrice, mais dans une haute exigence intérieure. N’est-ce pas à cause de celle-ci qu’elle s’oppose frontalement et sans humour à Marouan, le vendangeur, meneur et fanfaron (Tewfik Jallab) – qui n’a pourtant rien d’un dissident, puisqu’il reviendra l’année suivante –, pour, l’instant d’après, s’effondrer dans une auto-flagellation remettant en cause jusqu’à sa place dans le domaine ? Ce mélange détonnant d’excès de rigidité et d’excès de culpabilité caractérise au mieux la « Madame toujours mieux » surexigeante. N’est-ce pas aussi à cause de son perfectionnisme qu’elle se trouve, trentenaire, la seule des trois enfants à être célibataire ? Comment un homme trouverait-il grâce à ses yeux, et surtout comment pourrait-il passer sous les fourches caudines de ses multiples exigences ? Un autre signe révélateur est la mésestime de soi. Qui regarde toujours au-delà s’estime toujours en-deçà. Voilà pourquoi il faudra la médiation tendre et lucide du grand frère pour passer outre le jugement de Marcel (Jean-Marc Roulot), l’ouvrier modèle, la voix de son maître et père, et s’engager audacieusement pour les 70/30 (s’agit-il de la proportion des fruits et du reste, peau, pépins, etc. qui donne les tanins ? Je n’ai pas bien compris !) – ce qui s’avèrera une féconde intuition.
Si Juliette est trop complexe et, osons-le dire, psychiquement claudiquante, pour être la médiatrice entre deux frères eux-mêmes bancals, et servir la cause du « nous », est-ce donc, une nouvelle fois, que cette cause est perdue ? Nullement, car elle détient une part de la vérité, à savoir l’idéal vers lequel tendre. Et si c’était aussi le cas des deux frères ? En effet, ce qui nous lie requiert aussi une part de continuité et une part de créativité, ce que Benoît XVI a appelé dans un discours à la Curie romaine aussi fameux que génial, l’herméneutique de la réforme dans la continuité. Bref, communion rime avec conservation, progression et perfection. Mais comment éviter que ces qualités complémentaires toutes disposées à la constitution d’un « nous » ne se transforment en défauts le détruisant par leur unilatéralisme revendicateur ?
De multiples moyens jalonnent le difficile accouchement de la communion : verbaux comme des paroles vraies – « Aujourd’hui, tes oignons, c’est mes oignons », lance Juliette à Jean, toujours tenté de décider sans les autres – ou les longues tractations autour du testament et de l’avenir du domaine ; non-verbaux comme les travaux en commun (foulage des raisins, etc.) ; mixtes, comme ce beau plan où, des ceps de vigne uniformément verts s’étendant à l’infini, surgissent, l’une après l’autre, à distance, les têtes des frères et sœur, mâchant avec concentration les grains de raisin en vue d’en pronostiquer la vendange. Aristote l’avait déjà noté : c’est le bien commun, donc l’œuvre commune, qui constitue le lien. Ajoutons que ce bien partagé, loin d’être la seule terre, donc d’être uniquement matériel, comme l’affirme une critique, est ici spirituel : l’esprit de famille, le lien dont parle le titre, plusieurs fois suggéré par ces étroites embrassades.
De même, les hilarantes complicités sont de précieuses promesses de communion. Ainsi, celle par laquelle, de loin, les frères plaquent sur un dialogue inaudible, mais très gestué entre deux personnes connues (mais pourraient ne pas l’être), des paroles mi-loufoques, mi-crédibles.
Toutefois, chez des personnes blessées, l’ajointement ne peut faire l’économie de l’intervention métamorphosante de la liberté.
Dès lors, une seule voie ouvre un avenir durable : que chacun des protagonistes chemine, c’est-à-dire change. La blessure est en grande partie une qualité transformée en armure pour se protéger et capturer la liberté ou l’amour qui ont trop cruellement manqué.
Pour le cadet, il s’agit de sortir du conservatisme hypersécuritaire : son refus de tout conflit autant que de tout changement a conduit Jérémie à consentir à l’avis du dernier venu, encaisser sans mot dire le mépris de son beau-père et la mainmise de sa belle-mère, accepter l’inacceptable, donc accumuler les frustrations et les faire payer à ses proches (épouse et enfant). La solution est aussi simpliste que le tableau de la belle-famille, mais elle est efficace : oser dire « non » et sceller cette parole dans un acte, déménager.
Le changement que doit vivre l’aîné est autrement plus profond et intérieur. Le fils de la réaction est assez conscient pour savoir que ce qui, du dehors, apparaît comme une aventure désirable et un courage attirant, n’est en réalité qu’une lâche fuite : on ne fait pas le tour du monde, car du monde, on ne fait pas le tour, affirme Jean, en un heureux calembour lacanien. Mais il est aussi encore trop en colère pour ne pas détruire l’héritage, donc ses attaches, autant que l’avenir familial. La paix intérieure ne pourra venir que du pardon au père qui l’a trop parentalisé : ce départ – cette fugue tardive – n’est que la réaction d’un adolescent à qui on a volé son enfance et qui désire enfin la vivre, une fois passée cette étape biologique. Ici s’enracine très possiblement la souffrance qu’Alicia avoue à demi-mots à Juliette : Jean est aussi incapable de se fixer en Australie qu’il n’a trouvé ses racines en France.
Mais ce pardon n’a été rendu possible que parce qu’il a été précédé : certes, par la lettre du père, mais plus encore par un dialogue au-delà des mots et des maux. Dans une scène émouvante et pudique, le fils de retour crache à son père comateux, donc enfin silencieux, tout le venin accumulé, mais plus encore avoue tout ce qu’il a reçu (« j’ai toujours été fier de toi. J’aurais dû te le dire ») ; or, contre toute attente, non seulement le père sort de son inertie apparemment inconsciente en levant la main, mais il serre celle de son fils.
Enfin, Juliette doit non pas tant sortir de son idéal exigeant que l’intérioriser en douceur. En effet, elle ne cesse de mettre en avant telle ou telle parole du père, manifestant au dehors combien elle ne pense qu’à travers son exemple au dedans omniprésent. Or, si constructrice dans le jeune âge, l’imitation devient aliénation quand le « tu » du père ne laisse pas toute sa place au « je » de son enfant. Certes, le retrait du parent y aide considérablement, et il ne semble pas que le père de Juliette ait, de ce point de vue, consenti à cette mise en absence. Mais, quoi qu’il en soit, il appartient à chaque fils et chaque fille d’opérer ce travail d’appropriation-intériorisation. C’est ce que fait Juliette, peu à peu, en s’opposant au concurrent intrusif, en s’affermissant dans la direction de l’équipe des vendangeurs, en suivant ses intuitions – non sans l’aide de cette discrète figure paternelle de substitution qu’est le grand-frère, trop aimant pour se taire et trop indépendant pour insister : « Papa n’est plus là. C’est toi qui décide ».
Ajoutons un dernier facteur constructeur du « nous » : le temps. Ce n’est pas l’un des aspects les moins attachants du film que cette attention au rythme des saisons : essentielles à la maturation de la vigne, elles le deviennent aussi pour la connexion familiale, au point de symboliser les différents moments de sa reconstruction : été des heureuses retrouvailles, automne des premières tensions, hiver des relations gelées, printemps des germinations espérées.
Ainsi advient ce « nous » à la fois si précieux et si fragile. Un trait signe son avènement : la fécondité, c’est-à-dire la nouveauté imprévisible d’une solution inattendue : le fermage. Or, au terme, c’est une nouvelle voie, indéductible, qui émerge et permet d’honorer les requêtes, de prime abord incompatibles, de la fratrie : ceux qui viennent géographiquement des antipodes cessent d’être psychologiquement aux antipodes. Plus encore, dans une complémentarité chromique avant d’être républicaine (bleu, blanc, rouge), convergent ici la continuité (« C’est ce qu’auraient fait papa et maman »), la créativité (la solution du fermage) et l’idéal du « nous » (« On ne va pas vendre. On va s’arranger entre nous »).
Ce qui nous lie ne raconte pas seulement la transformation de ces trois héros passant d’un je en souffrance à un nous en délivrance, mais discrètement, celle de son auteur : en filmant pour la première fois la campagne en sa beauté et son énergie métamorphosante, le réalisateur de L’auberge espagnole atteste que lui aussi est capable de se renouveler.
« Ce qui nous lie », la famille et l’amitié, n’est ni donné, ni construit, ou plutôt demande les deux, si les acteurs de cette communion ne cessent de l’espérer et d’y travailler. En ce sens, la vérité de la relation n’a pas à choisir entre les deux convictions qu’énonce au début du film Jean enfant : « Quand j’étais enfant, je croyais que tout changeait chaque jour », puis Jean adulte : « Adulte, j’ai compris que rien ne changeait » – mais à les intégrer. Or, c’est l’amour qui est puissance d’intégration : « L’amour, c’est comme le vin, il faut du temps. Ça doit fermenter. Et ce n’est pas toujours pourri au final ».
Pascal Ide
Après 4 ans et 11 mois d’absence, Jean (Pio Marmaï) revient dans le domaine viti-vinicole familial, à Meursault, en Bourgogne, après avoir fait le tour du monde sans donner de nouvelles et s’être installé en Australie où il vit avec sa compagne Alicia (María Valverde) et leur fils Ben. Il retrouve sa sœur Juliette (Ana Girardot), très émue, et Jérémie (François Civil), son frère cadet, marié à Océane (Yamée Couture), lequel lui reproche aussitôt amèrement de ne pas avoir été là pour l’enterrement de leur mère (Sarah Grappin). Pour lors, c’est leur père (Éric Caravaca), dans le coma après avoir respiré des pesticides toute sa vie, qui l’a fait revenir. Quelques jours plus tard, juste avant les vendanges, celui-ci meurt prématurément, laissant à ses trois enfants le domaine en indivision et un certain nombre de problèmes irrésolus, du choix entre logique commerciale ou vin bio à celui de la vente des vieux millésimes. Mais la principale difficulté concerne ce qui les lie : Jean restera-t-il et se battra-t-il pour le domaine familial, ou partira-t-il à nouveau à l’autre bout du monde ? Mais que veulent au fond son frère et sa sœur ?