Thriller sud-coréen écrit et réalisé par Kim Seong-hoon, 2016. Adapté du roman éponyme de So Jae-won. Avec Ha Jeong-woo, Bae Doona et Oh Dal-soo.
Thèmes
Triangle dramatique de Karpman, courage, amour.
Tunnel est un film-catastrophe qui conjugue une intrigue aux nombreux rebondissements et une histoire pleine d’humanité. Mais comment, avec peu de budget, réussir dans ce genre qui semble réservé aux dispendieux blockbusters ? Et pourquoi le thriller s’achève-t-il de manière si intimiste, alors qu’il paraît voué, là encore par nature, au grand spectacle triomphant ?
Répondre à la première question que le cataclysme ici mis en scène conduit nécessairement à un huis-clos étouffant le héros autant que les gros plans (claustrophobe s’abstenir !) ne suffit pas. N’est-ce pas plutôt que le réalisateur a respecté, non sans créativité, les codes du genre littéraire, codes qui ne sont pas autres que ceux du triangle dramatique de Karpman appliqué à la nature – le dysfonctionnement psychique en moins – : la Victime, le Sauveur et le Bourreau (qui s’identifie donc à la catastrophe) ?
Jeong-soo, la Victime, est brossé avec justesse. Seulement fragile, il n’aurait pu survivre un temps aussi invraisemblablement prolongé. Seulement courageux, il n’aurait pu affronter de si nombreux obstacles. Il lui fallait donc un autre moteur que la seule bravoure : la générosité qui le conduit à donner plus que de prudence son eau à la jeune fille et même à ce chien si insupportable ; le décentrement de soi qui lui interdit de se lamenter et prendre soin de sa femme à chacun de ses échanges téléphoniques. Pour autant, le protagoniste principal qui, dans son ingratitude initiale à l’égard du vieux pompiste sourd, laissait faussement présager une personnalité peu encline à la bonté, n’est pas sans connaître une évolution bienvenue.
Dae-kyeong le Sauveur, sans grande surprise, mais toujours avec plaisir, est un homme de hautes vertus : ingénieux (sa compétence et son inventivité étant soulignées par l’incurie de ses collaborateurs), courageux (depuis son entrée en scène où il s’oppose avec force aux abus égoïstes du quatrième pouvoir, jusqu’au terme où il met sa vie en danger pour sauver Jeong-soo) et généreux (quand il se retrouve à son tour menacé d’ensevellisement dans le tunnel, la première personne à laquelle il pense n’est pas lui-même, mais la victime), il concentre les trois grand registres de vertus : intellectuelles, morales et l’équivalent des théologales, c’est-à-dire l’amour qui espère tout et ne va pas sans une authentique humilité (donner le conseil de boire son urine requiert qu’il se l’applique à lui-même).
Le sauvetage bénéficie de l’aide discrète et efficace de son admirable épouse. Loin de se replier dans la posture de la victime (légitime), l’amour compatissant pour son époux s’élargit efficacement dans le service généreux du personnel travaillant au dégagement du tunnel. Certes, on pourra regretter que Se-hyeon n’aille pas jusqu’au bout du courage en refusant de signer l’abandon des recherches, mais elle n’a pas pris sa décision sans un profond déchirement intérieur : le premier mot qu’elle prononce en le revoyant n’est-il pas « Je suis désolée » ? Et qu’il est bon que, pour une fois, un film actuel fasse l’éloge de la vertu virile sans y aller de son couplet féministe !
Voire, sans une troisième aide, aussi improbable qu’indispensable, Jeong-soo aurait dû périr dans la première explosition : le chien qu’il a secouru le préviendra du souffle de la mine. Ce rebondissement est-il seulement destiné à ménager un efficace suspense ? Plus profondément, atteste-t-il l’harmonie, chère aux sagesses caractéristiques de l’Asie du Sud-Est en général et de la Corée en particulier (cf., par exemple, Kim Mi-Jeung, Péché et harmonie. Pour une théologie du péché dans le contexte confucéen, coll. « Cogitatio fidei » n° 234, Paris, Le Cerf, 2003), par laquelle la générosité de Jeong-soo vis-à-vis du chien est payée en retour par le salut de sa propre vie ? Voire, peut-on en ce secours salvateur, gratuit quoique nécessaire, décrypter une nouvelle fois une parabole de la grâce imméritée – la trace en creux de l’ordre surnaturel ?
Enfin, le Bourreau (le méchant) s’identifie au tunnel, toute l’astuce du film étant de dramatiser un événement soumis aux seules lois de la nature, si artificialisée soit-elle. En effet, certes, il écrase doublement l’homme : par les mille aspérités de sa structure en fer et en béton, il met en évidence la fragilité de la chair humaine ; par son omniprésence obscurcissante et étouffante (aux sens propre et imagé du terme), il rappelle à l’homme qu’il « n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature » (Pascal). Mais, pour que la catastrophe entre pleinement dans le drame, elle doit être traitée comme un personnage à part entière : plus la nature est personnalisée, plus elle devient inquiétante. C’est ainsi par exemple que, dans Twister (film catastrophe américain de Jan de Bont, 1996), la tornade force 5 est présentée comme un protagoniste surpuissant qui surgit à l’improviste. De fait, loin d’être statique, le tunnel est en acte permanent de s’effondrer. Loin d’être aveugle, il semble contrarier chaque iniative du héros. Loin d’être circonscrit dans l’espace, il englobe chaque mouvement et interdit chaque fuite. Loin d’être enclos dans une détermination prédictible, sa totale imprévisibilité déjoue les pronostics et déborde les capacités de l’esprit humain. Enfin, totalement privé de conscience morale et absolument inaccessible à la pitié, la catastrophe personnalisée achève sa métamorphose en monstre omniprésent et omnipotent.
Toutefois, et ici réside une des autres originalités du scénario, le prétendu monstre évolue, dévoilant des ressources de bonté qui vont presque en renverser la malice. En effet, quadruple est le manque vital dont souffre la victime : l’eau, l’air, la lumière et la présence. Or, l’une des causes de l’effondrement, à savoir l’infiltration, sera source (c’est le cas de le dire) de cette eau vivifiante qui, de surcroît, se condense sur ces blessantes aspérités métalliques ; l’ouverture d’un micro-tunnel dans le tunnel offre air et même espace ; enfin, le tunnel a épargné le coffre où sont rangées de précieuses lampes et une autre voiture où Jeong-soo trouvera compagnie et réconfort – sans parler du klaxon qui permettra le sauvetage final.
Cette inversion de signe oblige donc à déplacer la cause du mal – en l’occurrence à passer de l’accusation univoque de la nature ou plutôt de l’artefact qui ne la maîtrise plus au concepteur du tunnel, en l’occurrence, non pas tant le technicien que le commanditaire gouvernemental, incarné par la ministre, flanquée de ses obséquieux apparatchiks. La figure du mal se dédouble alors selon les deux transcendantaux, altérité et vérité. D’une part, apparaît de plus en plus que, derrière la rhétorique altruiste des autorités politiques (« Nous sommes une famille », « Une vie vaut plus que tout ») se terre une logique utilitariste qui est la pire pathologie du pouvoir (s’autoconserver au lieu de servir le bien commun). D’autre part, apparaît aussi de plus en plus que, derrière l’apparente recherche de la vérité des causes, les acteurs ne visent qu’à sauver l’apparence (c’est ainsi que les constructeurs sont passés, en toute impunité et à l’insu de tous, de sept ventilateurs à six). Le nouveau Bourreau est désigné – tous ces acteurs qui, du sommet jusqu’à la base, cumulent incompétence, égocentrisme et lâcheté – et symbolisé par la chute de l’hypocrite pancarte ouvrant le tunnel : « Tunnel, bonheur, sécurité » – le tout sur fond de médias caricaturés et caricaturants, qui servent d’amplificateur du mal (pour la victime) et du mal (pour le spectateur).
Ainsi s’éclaire la réponse à la deuxième question : si le méchant responsable de la catastrophe (le Bourreau) s’avère être le système politico-économico-médiatique calamiteux de la Corée du Sud, le film ne peut célébrer un moment de solidarité nationale couronné par un succès mérité, s’achever par la sortie triomphale sous les feux de la télévision et le discours autocongratulateur de la Ministre des transports. En toute rigueur, il trouvera son accomplissement dans l’intimité enfin retrouvée des deux époux qui, avec l’ingénieu(x)r sauveteur, sont les véritables héros de cette aventure. Et ce dénouement qui est le surpassement du mal sera condensée, de manière aussi simple qu’éloquente, dans la dernière scène : en affrontant en voiture l’épreuve terrifiante d’un nouveau tunnel et en en sortant indemne, le héros atteste la victoire de la vie sur la mort et rejoue le passage (la pâque) du dé-couragement au courage, du narcissisme au don de soi jusqu’au sacrifice d’amour.
Une nouvelle fois, le cinéma coréen nous rappelle que les grands moyens, les effets spéciaux et les acteurs mondialement connus, sont moins nécessaires à la réussite artistique d’un film qu’une intrigue cohérente et inédite (species et lumen).
Pascal Ide
Alors qu’il rentre chez lui en voiture, Jeong-soo (Ha Jeong-woo) pénètre dans un tunnel lorsque celui-ci s’écroule accidentellement derrière lui, devant lui et sur lui. Sa voiture n’ayant été que partiellement écrasée, il réussit à prévenir les secours par son téléphone portable. De grands moyens sont déployés, non sans que les hommes politiques et, peut-être plus encore les journalistes, récupèrent l’événement. Autrement plus efficaces et désintéressés, le responsable des secours, Dae-kyeong (Oh Dal-soo), multiplie les moyens de percer la colline effondrée et la femme de Se-hyeon (Bae Doona) rejoint les lieux du désastre pour soutenir le plus possible son époux si éprouve. Mais, isolé, avec en tout et pour tout un litre d’eau, Jeong-soo pourra-t-il survivre pendant les longues journées nécessaires pour que les sauveurs le rejoignent ?