Diversion
Film américain d’action de Glenn Ficarra, 2015. Avec Will Smith et Margot Robbie.
Thème principal
Tromperie
Thèmes secondaires
Sans transformer Diversion en un grand film (la valse des premiers rôles n’est pas dénuée de sens), il peut mériter qu’on s’y attarde. Et qu’on réfléchisse avec légèreté sur un acte qui ne l’est pas : la tromperie ou l’arnaque, précisément ses deux faces – qui toutes deux se dédoublent.
La face lumineuse
Celui qui divertit (l’arnaqueur) apparaît d’abord comme un séducteur séduisant, un tentateur presque tentant, tant la victoire lui sourit et tant il paraît tromper le pigeon sans violence. Étourdissante de virtuosité est la stratégie par laquelle joueur coréen, Liyuan, dans la tribune du match de football américain, est abusé. Bien entendu, nous savons dès le point de départ que l’histoire est à double fond, et nous évoquons à tour de rôle tel ou tel complice ou compère, mais je dois avouer que je me suis laissé duper d’un bout à l’autre. Cette scène d’anthologie restera dans les annales comme un bijou de manipulation. Ici se trouve illustrée – jusqu’à la rigueur statistique – la règle d’or de l’arnaque : ne jamais donner à l’autre l’occasion de croire que, d’une manière ou de l’autre, on force son choix ; en positif : entretenir constamment l’illusion de la totale liberté. Alors que, en réalité, tout est mis en place, ici de la manière la plus insidieuse mais crédible, pour contrôler le cerveau ou plutôt le psychisme du pigeon, par le biais des stimulations subliminales.
Mais déjà la face ombrée s’invite et s’immisce. En effet, la véritable motivation du manipulateur se situe au-delà du pouvoir de l’argent et même de la fascination du pouvoir : elle réside dans la conviction de sa supériorité, l’ivresse engendrée par la preuve expérimentale de son incomparable valeur. Avec la double conséquence obligatoire : l’impossibilité pour le manipulateur de s’attacher à autrui (d’où les relations avec le père) ; l’impossibilité pour le manipulé de s’attacher au manipulateur (quand il évente l’arnaque). Qui a parlé de personnalité narcissique ?
La face ténébreuse
On le sait, et le film n’innove pas en le montrant : le prix qu’un arnaqueur doit être prêt à payer est rien moins que l’amour partagé. Autrement dit, le vrai manipulé est donc le manipulateur lui-même. Mais le coût est insu, au moins au départ. Pour les deux raisons décisives qui furent évoquées : la destruction du lien de confiance et l’autocentration narcissique. En effet, l’amour vit, côté donateur, de se donner sans retour, côté récepteur, de cette fiabilité : celui qui aime n’a que des signes à offrir, ainsi que, après Marcel Proust, Roland Barthes ou Jacques Lacan l’ont si bien montré. L’amour se trouve, il ne se prouve pas. Ne vivant que de l’autre, pour lui-même, le cambrioleur-manipulateur finit par ne plus vive que de lui-même sans l’autre.
En revanche, et c’est peut-être la nouveauté du film, quelque chose de la face lumineuse peut finalement se glisser dans cet universel jeu de dupes. Les scénarios sont d’abord le plus souvent séduits par les possibilités d’histoire emboîtées où le réalisateur a (presque) toujours un pas d’avance, pour la plus grande jubilation du spectateur qui, selon la formule tellement révélatrice, sera joué. Mais justement, la vie n’est jamais seulement un jeu. Quelques rares films osent montrer la solitude abyssale du joueur prisonnier de sa dépendance autant que de son narcissisme, ce qui est tout un, tant le manipulateur, en se droguant de ses manipulations, se drogue de lui-même. Mais la plupart (de Maverick ou Confidence à la série des Ocean’s) tentent de nous faire naïvement accroire que, malgré tout, le joueur découvre l’amour et devient heureux – sans réel drame, comme si l’égoïsme pouvait coexister avec la générosité, comme si le grain de blé ne devait tomber en terre pour porter du fruit. Pour le dire dans les catégories du philosophe danois Kierkegaard, la plupart des scénarios font croire que le héros accède à la deuxième sphère d’existence qu’il qualifiait d’éthique – et se caractérise par l’engagement –, alors qu’il n’a pas quitté la première qu’il qualifiait d’esthétique – ce qui rime avec ludique.
Ici nous est ébauché une sortie possible de cet enfer-mement. Will Smith, au physique improbable, qui n’ignore pas que la vie est un combat, n’a jamais choisi des rôles même comiques sans traverser au moins un moment le drame (même dans Hitch). D’où un casting presque sans faute. Concrètemente, comment deux manipulateurs amoureux peuvent-ils se faire confiance ? Il n’y a qu’un seul moment où la vérité l’emporte : lorsque l’arnaqueur voit la mort en face, la sienne ou celle de l’aimé. Or, tel est le cas dans la scène finale : une fois quand Jess est réellement menacée de mourir ; une fois quand il meurt. La première fois, il avoue son amour. La seconde, elle confesse son attachement.
Alors, pourquoi diversion ? L’excellent titre dit l’essence de la manipulation : côté manipulateur, divertir l’attention du manipulé qui, si concentré soit-il, ne peut jamais tout contrôler et demeurer attentif à toutes les intrusions ; côté manipulé qui, manquant de liberté intérieure, ne repère pas les microsignes que l’autre lui envoie. Mais Diversion dit aussi l’essence de la chute, de la corruption interne qui mine la manipulation, de sa justice immanente : le divertisseur se divertit au sens pascalien, il se distrait de son vrai bonheur et se précipite vers la pire des illusions, l’égolâtrie. Il a commencé sans l’autre, il mourra sans lui ; il a débuté solitaire, il finira esseulé. Une seule issue, et là nous transcendons la sphère esthétique, et même, en partie la sphère éthique : le passage de l’égoïsme à l’altruisme. Car il existe une troisième sphère, religieuse. De la diversion à la conversion.
Sur la personnalité narcissique, qui est une des dix personnalités difficiles distinguées par la psychiatrie, cf. François Lelord et Christophe André, Comment gérer les personnalités difficiles, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 119-141.
Sur la manipulation en général, cf., parmi beaucoup d’ouvrages, des livres qui, pour être anciens, demeurent excellents : Isabelle Nazare-Aga, Les manipulateurs sont parmi nous. Qui sont-ils ? Comment s’en protéger ?, Québec, Les éditions de l’homme, 1997 ; Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Paris, Syros, La Découverte, 1998.
Sur la manipulation ou l’influence sociale en général, cf. Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, La soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?, coll. « Psychologie sociale », Paris, PUF, 1998 ; Id., Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, coll. « Vies sociales », Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1987, 2ème éd. augmentée 2002. Le second livre est la version actualisée du premier.
Pascal Ide
Nicky Spurgeon (Will Smith), escroc de haute volée à la tête d’une équipe de nombreux pickpockets, croise un soir Jess Barrett (Margot Robbie), une arnaqueuse débutante. Nicky décide de l’intégrer pour un gros coup à La Nouvelle-Orléans, puis, sans crier gare, se sépare d’elle. Manifestement, sans se l’avouer et surtout lui avouer, son intérêt pour la blonde surdouée de l’embrouille n’est plus seulement « professionnel ». Trois ans plus tard, il la retrouve sur sa route à Buenos Aires.
Sans transformer Diversion en un grand film (la valse des premiers rôles n’est pas dénuée de sens), il peut mériter qu’on s’y attarde. Et qu’on réfléchisse avec légèreté sur un acte qui ne l’est pas : la tromperie ou l’arnaque, précisément ses deux faces – qui toutes deux se dédoublent.