American Sniper
Drame et biopic de guerre américain de Clint Eastwood, 2015. Avec Bradley Cooper et Sienna Miller.
Thème principal
Stress post-traumatique de la guerre
Thèmes secondaires
Amour du pays, guérison, triangle dramatique de Karpmann (= voir mon article sur le triangle dramatique de Karpmann)
Les présentations d’American Sniper insistent souvent sur les question suivantes. Comment Chris Kyle (Bradley Cooper) (1974-2013), un soldat texan qui revendique plus de 255 tirs mortels durant la guerre en Irak (l’armée américaine lui en reconnaît cent soixante) dont quarante lors de la seule bataille de Falloujah ? Comment a-t-il survécu dans le danger permanent alors qu’il participe, pendant mille jours à quatre batailles décisives, et comment est-il devenu le sniper le plus redoutable de l’histoire américaine – au point que les insurgés en font leur cible prioritaire et mettent sa tête à prix à pas moins de 180 000 dollars ?
Pour moi, les interrogations décisives sont plutôt celles-ci. Comment Kyle a-t-il évité le syndrome post-traumatique qui le menaçait singulièrement (qu’on songe à l’épisode traumatique avec le chien qui succède à celui, quasi-autistique, où on le découvre assis dans le fauteuil de son salon, sidéré par les bruits d’explosion, alors qu’il est dans un environnement silencieux) ? On sait en effet que cette pathologie particulièrement ravageuse de découverte récente s’est par exemple traduite, après la guerre en Irak, par un nombre de soldats suicidés plus important que le nombre de soldats tués lors du conflit armé. Plus encore, comment le tireur d’élites, dit « la légende » parce qu’il a tué tant de terroristes, dont femmes et enfants (ce furent même ses premières cibles vivantes), n’a-t-il pas dégénéré dans, voire révélé un sadisme latent ? On sait, là encore par des études précises, que, dans une guerre, seul un faible pourcentage de soldats, dont le profil psychologique est celui des personnalités narcissiques, voire perverses, tuent sans état d’âme, voire avec excitation, les ennemis qu’ils voient dans la lunette de leur fusil.
Très sobre, le biopic six fois oscarisé d’un réalisateur qui ne cesse de se renouveler, alors qu’il va atteindre les 85 ans (Clint Eastwood est né le 31 mai 1930), constate sans psychologiser, observe sans chercher à expliquer. Pourtant, la seule vision du film – indépendamment de la lecture de l’autobiographie – permet d’évoquer certaines interprétations plausibles, en creux et en plein.
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- Nul trace de sadisme dans le comportement de Chris. Deux indices. Au début, quand Taya (Sienna Miller) lui demande, avec son sens abrupt de la vérité : « As-tu déjà pensé à ce que tu feras quand tu auras un vrai mec au bout de ton fusil ? », Chris est tellement choqué (non de la question, mais de la réponse) qu’il régresse dans l’entraînement qui suit. Au terme, lorsqu’il emmène pour la première fois son fils chasser, Chris lui dit avec le même sérieux que son père avait vis-à-vis de lui : « Ce n’est pas rien d’arrêter un cœur qui bat ». D’ailleurs, la personnalité perverse est figée dans son insensibilité autant que dans son autojustification narcissique ; or, le film prend bien soin de souligner le chemin parcouru par Chris dans la répétition de la scène où Chris tente de conquérir sa belle avec sa ceinture de cow-boy. Alors qu’au début du film, tout dégénère dans une violence égoïste et dépressive, au terme, tout est douceur respectueuse et légère, voire ludique. Dans cette (r)évolution manifeste, la femme joue un rôle décisif : si la petite amie du héros n’acceptait pas qu’il parte le week-end pour faire du rodéo, son épouse a consenti, avec abnégation, à ses départs longs et angoissants.
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- Nulle déréalisation non plus chez ce sniper surdoué. Loin de transformer la guerre en un jeu vidéo, Kyle a besoin de tirer sur cibles vivantes, qu’il observe avec ses deux yeux grand ouverts, besoin de descendre dans la rue pour participer aux actions avec les autres marines, besoin de fustiger son collègue qui demeure planqué. D’ailleurs, la caméra souligne sans nulle complaisance la violence nauséeuse, destructrice des tirs qui font mouche : les corps tressautent, le sang gicle, la détonation vrille notre tympan. Non, l’homicide, même d’un terroriste, ne devient jamais un acte banal, ne laisse jamais indemne le spectateur et encore beaucoup moins l’auteur du meurtre.
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- Nulle vengeance, en tout cas nulle vengeance exclusive, enfin, dans la motivation du Chris. Si elle déborde sa motivation, elle ne la surdétermine pas, puisque nous le voyons expressément agir sur mandat de son supérieur.
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- Passons aux raisons positives. Ces morts en série cent fois affirmée et que rien n’autorise à soupçonner : l’amour de son pays – ce patriotisme que l’on confond encore si souvent avec le nationalisme (le discours et plus encore la pratique de Dirty Harry-inspecteur Callaghan soulignaient l’ambiguïté de ce souci du bien commun). Tel est le moteur initial qui change le cowboy en militaire (la vocation naît dans le visionnement en direct de la chute des Tours jumelles) et qui ne cessera de perdurer, même quand ses collègues du Seal décrochent (« Le mal est ici. On l’a vu. Tu veux que ces fils de p… viennent à Son Diego ? ») , même quand son frère, croisé lors de son deuxième Opex, murmure, amer et honteux : « J’emm… cet endroit ».
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- Cet amour de la patrie, qui explique sa vocation de tireur, s’incarne dans la solidarité, plus, dans l’amitié, qui noue le groupe des Seals : chaque mort, voire chaque blessé, amputé à vie, n’est pas seulement vécu comme un échec, mais comme une perte douloureuse. Le corps de cette unité d’élite reproduit de manière fractale le corps de son pays.
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- Cette motivation s’incarne, sans s’y réduire, dans sa famille : « Je fais cela pour te protéger ». Là encore, rien ne nous permet de déconstruire cet aveu, d’autant que le script du film avait commencé avant le brutal assassinat de Chris le 2 février 2013 et qu’Eastwood a veillé à épouser le plus fidèlement la réalité, jusque dans le physique et les attitudes des époux Kyle. Chris a mis dans son mariage la même détermination têtue, peut-être un peu obtuse, que celle qui l’a fait s’engager dans ce corps d’exception capable de se mouvoir dans les trois éléments, terrestre, aérien et hydrique, alors que, en bon texan, il n’aime pas l’eau. N’a-t-il pas répondu à l’officier recruteur : « Je vais au bout » ?Certes, à son retour, Kyle s’est insensibilisé vis-à-vis de Taya, pour se protéger : « Quand tu es là, tu n’es pas humain », lui dit-elle. Elle ajoute, avec la même vérité : « Tu es le père de mes enfants, mais c’est tes hommes qui comptent le plus. Si tu crois que cette guerre ne te change pas, tu te trompes. À force de s’approcher d’une falamme, on se brûle ». Plus encore, il se (for)clôt dans le déni, alors que son corps a changé : « Tes mains sont différentes » ; il est en hypertension (17/10). Les cuts brutaux ponctuant les retours (de la deuxième et du troisième Opex) de Kyle en famille sont à l’image des ruptures violentes vécues par les protagonistes. Néanmoins, cet automate en survie ne devient jamais un serial killer profitant de son impunité professionnelle. L’on ne saurait d’ailleurs, en retour, minimiser l’importance curative de l’amour fidèle et de la confiance de Taya à l’égard de son mari : quelle évolution depuis la solo blindée qui, rencontrée dans le bar, cherche de toutes les manières à le décourager, et l’épouse qui, plusieurs fois déçue, souvent rongée par l’angoisse de sa mort, réussit pourtant à répondre à Kyle, de retour après neuf mois, enfin vulnérable : « Tu nous manques ».
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- Il y a plus. Kyle n’est pas un bourreau, car il est de la race des sauveurs, voire des sauveteurs (rentrant dans le triangle dramatique décrit par Karpmann). Mais, là encore, pourquoi jouer au soupçonneur, alors que nous l’entendons intérioriser en profondeur la leçon de son père, un jour où son cadet s’est fait rossé à l’école : « Il y a trois types d’hommes : les loups, les agneaux et les chiens de bergers (qui ressemblent étrangement aux trois pôles dudit triangle). Les chiens affrontent les loups ». Et le père de se tourner vers Chris : « Tu sais qui tu es ? » Mais le jeune frère aîné avait déjà protégé son frère. Le médecin lui-même ne s’y est pas trompé, qui a compris que la seule planche de salut pour Kyle, de retour du front, et qui reste obstinément convaincu que « tout va bien », est de s’occuper des autres : « Vous auriez aimé sauver plus de gars ? – Oui, docteur ! »
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- Enfin, pourquoi négliger la présence discrète, mais constante, endurante, de la Bible ? Jamais ouverte et lue, peut-être. Mais entendue et commentée. En effet, cette Bible fut dérobée le jour où le pasteur, dans une homélie mémorable, commente le passage où saint Paul montre que Dieu est toujours présent, même dans les moments de plus grande épreuve. « Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi » (Psaume 22 [23], verset 4). Au fait, quelle est l’étymologie du terme négligence ? « Les doctes disent que le mot religion pourrait avoir deux sources ou origines. D’après la première, il signifierait par un verbe latin : relier. Nous relie-t-elle entre nous, assure-t-elle le lien de ce monde à un autre ? D’après la deuxième, la plus probable, non certaine, il voudrait dire assembler, recueillir, relever, parcourir ou lire. Mais ils ne nous disent jamais quel mot sublime la langue place en face du religieux, pour le nier : la négligence. Qui n’a point de religion ne doit pas se dire athée ou mécréant, mais négligent. La notion de négligence fait comprendre notre temps » (Michel Serres, Le contrat naturel, Paris, Françoise Bourin, 1990, p. 80-81). Elle fait aussi comprendre, à rebours, ce que n’est surtout pas Chris Kyle.
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Pour conclure. Si patriote soit Clint Eastwood – Raphaël Nieuwjaer parle injustement de “hargne patriotique” dans une analyse unilatéralement négative (Études, 4214 [mars 2015], p. 114) –, si enthousiaste soit-il de cet homme d’exception qu’est Chris Kyle qui a ainsi réussi, par altruisme à sortir (sinon éviter) le stress post-traumatique, il n’en devient pas manichéen. Son film ne nourrit pas la problématique dualiste qui a présidé à une certaine politique américaine post-11 septembre. En effet, le sniper made in Irak n’est pas moins humain que le sniper made in US : s’il est sans parole, le beau ténébreux à la Antonio Bandéras, n’est pas sans affection pour sa jeune femme et son bébé – symétrie qui accroît l’attente d’un duel final qui, heureusement, n’arrivera jamais.
Pascal Ide
Tireur d’élite des Navy SEAL, Chris Kyle est envoyé en Irak dans un seul but : protéger ses camarades. Sa précision chirurgicale sauve d’innombrables vies humaines sur le champ de bataille et, tandis que les récits de ses exploits se multiplient, il décroche le surnom de « La Légende ». Cependant, sa réputation se propage au-delà des lignes ennemies, si bien que sa tête est mise à prix et qu’il devient une cible privilégiée des insurgés. Malgré le danger, et l’angoisse dans laquelle vit sa famille, Chris participe à quatre batailles décisives parmi les plus terribles de la guerre en Irak, s’imposant ainsi comme l’incarnation vivante de la devise des SEAL : « Pas de quartier ! » Mais en rentrant au pays, Chris prend conscience qu’il ne parvient pas à retrouver une vie normale.