Le Moyen Âge vit en nous. Un brûlant apologue européen d’Étienne Gilson

Dans une page vibrante, Étienne Gilson conclut son histoire de la philosophie au Moyen Âge en montrant combien, en Europe, cette époque continue à vivre non seulement « près de nous », mais « en nous ». Et, pour cela, il parcourt de manière inspirée un certain nombre de pays européens. Ce brillant et brûlant apologue du plus grand philosophe médiéviste du dernier siècle se passe de tout commentaire :

 

« S’harmonisant dans cette unité [de la culture romaine qui, à l’époque médiévale, est chrétienne], quelle variété et quelle richesse de dons complémentaires ! Dès le ixe siècle, l’irlandais Jean Sot Érigène préfigure le platonisme de Berkeley. Au xiie siècle, l’Espagne sert déjà de rempart, mais aussi de pont, entre le monde de l’Islam et le monde chrétien. Dès le xiiie siècle, et contrairement ce que croient tels de ses historiens, la pensée anglo-saxonne est déjà tout entière dans un Robert Grosseteste et dans un Roger Bacon, avec leur indissociable combinaison d’empirisme scientifique, d’utilitarisme et de mysticisme religieux. L’Italie donne le meilleur de sa pensée dans les vastes théologies d’un Thomas d’Aquin et d’un saint Bonaventure, ou, comme dans le chef-d’œuvre de Dante, elle élève jusqu’au génie le sens de l’ordre et de l’ordonnancement architectonique des idées : les cathédrales de pierre sont françaises, mais les cathédrales d’idées sont italiennes. L’immense labeur, le souci d’une information encyclopédique et pourtant exhaustive que suppose l’œuvre d’Albert le Grand, où, de la masse des faits accumulés jaillit directement une mystique, sont déjà caractéristiques de l’Allemagne. La France enfin sort du moyen âge faite à l’image et ressemblance de la scolastique dont elle a été la terre d’élection. C’est au xiiie siècle, à Paris, et dans la mère des Universités européennes, que la France, en distribuant au monde entier la vérité commune qui fonde et définit la Chrétienté, s’est imprégnée pour toujours du rêve messianique d’une humanité organisée et retenue par les liens purement intelligibles d’une même vérité. Elle a gardé du moyen âge, aujourd’hui encore, la conviction profonde que tout système social est basé sur un système d’idées et que, comme la doctrine d’un parti est l’unité même du parti, ainsi l’union de tous les hommes ne pourra se faire que par l’accord de tous les esprits. Le vieux rêve de l’Université de Paris, qui fut d’abord le rêve de l’Église, habite aujourd’hui encore chaque cerveau français : penser le vrai pour l’humanité entière, qui se constitue sous la contrainte même que lui impose l’acceptation du vrai. De là, enfin, noter goût inné de l’abstraction, du raisonnement a priori, de la clarté logique, et notre habitude, si surprenante pour des esprits anglo-saxons, de régler notre conduite sur des principes abstraits au lieu de la soumettre aux exigences des faits [1] ».

 

Et de conclure cette ample moisson de faits (sic !), le français Gilson qui a si longtemps séjourné outre-Atlantique :

 

« Pour toute pensée occidentale, ignorer son moyen âge, c’est s’ignorer elle-même C’est peu de dire que le xiiie siècle est près de nous : il est en nous, et nous ne nous débarrasserons pas plus de notre histoire en la reniant, qu’un homme ne se détache de sa vie antérieure en oubliant son passé[2] ».

Pascal Ide

[1] Étienne Gilson, La philosophie au Moyen Âge. Des origines patristiques à la fin du xive siècle, coll. « Bibliothèque historique », Paris, Payot, 21962, p. 762-763. Souligné par moi.

[2] Ibid., p. 763.

15.12.2025
 

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